The Project Gutenberg eBook of Notre-Dame de Paris This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Notre-Dame de Paris Author: Victor Hugo Release date: October 29, 2006 [eBook #19657] Language: French Credits: Produced by Chuck Greif and ebooksgratuits.com *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME DE PARIS *** Produced by Chuck Greif and ebooksgratuits.com Victor Hugo NOTRE-DAME DE PARIS--1482 (1831) Table des matieres PREFACE NOTE AJOUTEE A L'EDITION DEFINITIVE (1832). LIVRE PREMIER. I LA GRAND'SALLE. II GRINGOIRE. III MONSIEUR LE CARDINAL. IV MAITRE JACQUES COPPENOLE. V QUASIMODO. VI LA ESMERALDA. LIVRE DEUXIEME. I DE CHARYBDE EN SCYLLA. II LA PLACE DE GREVE. III <>. IV LES INCONVENIENTS DE SUIVRE UNE JOLIE FEMME LE SOIR DANS LES RUES. V SUITE DES INCONVENIENTS. VI LA CRUCHE CASSEE. VII UNE NUIT DE NOCES. LIVRE TROISIEME. I NOTRE-DAME. II PARIS A VOL D'OISEAU. LIVRE QUATRIEME. I LES BONNES AMES. II CLAUDE FROLLO. III <>. IV LE CHIEN ET SON MAITRE. V SUITE DE CLAUDE FROLLO. VI IMPOPULARITE. LIVRE CINQUIEME. I <>. II CECI TUERA CELA. LIVRE SIXIEME. I COUP D'OEIL IMPARTIAL SUR L'ANCIENNE MAGISTRATURE II LE TROU AUX RATS. III HISTOIRE D'UNE GALETTE AU LEVAIN DE MAIS. IV UNE LARME POUR UNE GOUTTE D'EAU. V FIN DE L'HISTOIRE DE LA GALETTE. LIVRE SEPTIEME. I DU DANGER DE CONFIER SON SECRET A UNE CHEVRE. II QU'UN PRETRE ET UN PHILOSOPHE SONT DEUX. III LES CLOCHES. IV _ANANKE_ V LES DEUX HOMMES VETUS DE NOIR. VI EFFET QUE PEUVENT PRODUIRE SEPT JURONS EN PLEIN AIR. VII LE MOINE BOURRU. VIII UTILITE DES FENETRES QUI DONNENT SUR LA RIVIERE. LIVRE HUITIEME. I L'ECU CHANGE EN FEUILLE SECHE. II SUITE DE L'ECU CHANGE EN FEUILLE SECHE. III FIN DE L'ECU CHANGE EN FEUILLE SECHE. IV <>. V LA MERE. VI TROIS COEURS D'HOMME FAITS DIFFEREMMENT. LIVRE NEUVIEME. I FIEVRE. II BOSSU, BORGNE, BOITEUX. III SOURD. IV GRES ET CRISTAL. V LA CLEF DE LA PORTE-ROUGE. VI SUITE DE LA CLEF DE LA PORTE-ROUGE. LIVRE DIXIEME. I GRINGOIRE A PLUSIEURS BONNES IDEES DE SUITE RUE DES BERNARDINS. II FAITES-VOUS TRUAND. III VIVE LA JOIE! IV UN MALADROIT AMI. V LE RETRAIT OU DIT SES HEURES MONSIEUR LOUIS DE FRANCE VI PETITE FLAMBE EN BAGUENAUD. VII CHATEAUPERS A LA RESCOUSSE! LIVRE ONZIEME. I LE PETIT SOULIER. II <> (DANTE). III MARIAGE DE PHOEBUS. IV MARIAGE DE QUASIMODO. NOTES. PREFACE Il y a quelques annees qu'en visitant, ou, pour mieux dire, en furetant Notre-Dame, l'auteur de ce livre trouva, dans un recoin obscur de l'une des tours ce mot, grave a la main sur le mur: _ANANKE_[1]. Ces majuscules grecques, noires de vetuste et assez profondement entaillees dans la pierre, je ne sais quels signes propres a la calligraphie gothique empreints dans leurs formes et dans leurs attitudes, comme pour reveler que c'etait une main du moyen age qui les avait ecrites la, surtout le sens lugubre et fatal qu'elles renferment, frapperent vivement l'auteur. Il se demanda, il chercha a deviner quelle pouvait etre l'ame en peine qui n'avait pas voulu quitter ce monde sans laisser ce stigmate de crime ou de malheur au front de la vieille eglise. Depuis, on a badigeonne ou gratte (je ne sais plus lequel) le mur, et l'inscription a disparu. Car c'est ainsi qu'on agit depuis tantot deux cents ans avec les merveilleuses eglises du moyen age. Les mutilations leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. Le pretre les badigeonne, l'architecte les gratte, puis le peuple survient, qui les demolit. Ainsi, hormis le fragile souvenir que lui consacre ici l'auteur de ce livre, il ne reste plus rien aujourd'hui du mot mysterieux grave dans la sombre tour de Notre-Dame, rien de la destinee inconnue qu'il resumait si melancoliquement. L'homme qui a ecrit ce mot sur ce mur s'est efface, il y a plusieurs siecles, du milieu des generations, le mot s'est a son tour efface du mur de l'eglise, l'eglise elle-meme s'effacera bientot peut-etre de la terre. C'est sur ce mot qu'on a fait ce livre. Fevrier 1831. NOTE AJOUTEE A L'EDITION DEFINITIVE (1832) C'est par erreur qu'on a annonce cette edition comme devant etre augmentee de plusieurs chapitres _nouveaux_. Il fallait dire _inedits_. En effet, si par nouveaux on entend _nouvellement faits_, les chapitres ajoutes a cette edition ne sont pas _nouveaux_. Ils ont ete ecrits en meme temps que le reste de l'ouvrage, ils datent de la meme epoque et sont venus de la meme pensee, ils ont toujours fait partie du manuscrit de _Notre-Dame de Paris_. Il y a plus, l'auteur ne comprendrait pas qu'on ajoutat apres coup des developpements nouveaux a un ouvrage de ce genre. Cela ne se fait pas a volonte. Un roman, selon lui, nait, d'une facon en quelque sorte necessaire, avec tous ses chapitres; un drame nait avec toutes ses scenes. Ne croyez pas qu'il y ait rien d'arbitraire dans le nombre de parties dont se compose ce tout, ce mysterieux microcosme que vous appelez drame ou roman. La greffe ou la soudure prennent mal sur des oeuvres de cette nature, qui doivent jaillir d'un seul jet et rester telles quelles. Une fois la chose faite, ne vous ravisez pas, n'y retouchez plus. Une fois que le livre est publie, une fois que le sexe de l'oeuvre, virile ou non, a ete reconnu et proclame, une fois que l'enfant a pousse son premier cri, il est ne, le voila, il est ainsi fait, pere ni mere n'y peuvent plus rien, il appartient a l'air et au soleil, laissez-le vivre ou mourir comme il est. Votre livre est-il manque? tant pis. N'ajoutez pas de chapitres a un livre manque. Il est incomplet? il fallait le completer en l'engendrant. Votre arbre est noue? Vous ne le redresserez pas. Votre roman est phtisique? votre roman n'est pas viable? Vous ne lui rendrez pas le souffle qui lui manque. Votre drame est ne boiteux? Croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois. L'auteur attache donc un prix particulier a ce que le public sache bien que les chapitres ajoutes ici n'ont pas ete faits expres pour cette reimpression. S'ils n'ont pas ete publies dans les precedentes editions du livre, c'est par une raison bien simple. A l'epoque ou _Notre-Dame de Paris_ s'imprimait pour la premiere fois, le dossier qui contenait ces trois chapitres s'egara. Il fallait ou les recrire ou s'en passer. L'auteur considera que les deux seuls de ces chapitres qui eussent quelque importance par leur etendue, etaient des chapitres d'art et d'histoire qui n'entamaient en rien le fond du drame et du roman, que le public ne s'apercevrait pas de leur disparition, et qu'il serait seul, lui auteur, dans le secret de cette lacune. Il prit le parti de passer outre. Et puis, s'il faut tout avouer, sa paresse recula devant la tache de recrire trois chapitres perdus. Il eut trouve plus court de faire un nouveau roman. Aujourd'hui, les chapitres se sont retrouves, et il saisit la premiere occasion de les remettre a leur place. Voici donc maintenant son oeuvre entiere, telle qu'il l'a revee, telle qu'il l'a faite, bonne ou mauvaise, durable ou fragile, mais telle qu'il la veut. Sans doute ces chapitres retrouves auront peu de valeur aux yeux des personnes, d'ailleurs fort judicieuses, qui n'ont cherche dans _Notre-Dame de Paris_ que le drame, que le roman. Mais il est peut-etre d'autres lecteurs qui n'ont pas trouve inutile d'etudier la pensee d'esthetique et de philosophie cachee dans ce livre, qui ont bien voulu, en lisant _Notre-Dame de Paris_, se plaire a demeler sous le roman autre chose que le roman, et a suivre, qu'on nous passe ces expressions un peu ambitieuses, le systeme de l'historien et le but de l'artiste a travers la creation telle quelle du poete. C'est pour ceux-la surtout que les chapitres ajoutes a cette edition completeront _Notre-Dame de Paris_, en admettant que _Notre-Dame de Paris_ vaille la peine d'etre completee. L'auteur exprime et developpe dans un de ces chapitres, sur la decadence actuelle de l'architecture et sur la mort, selon lui aujourd'hui presque inevitable, de cet art-roi, une opinion malheureusement bien enracinee chez lui et bien reflechie. Mais il sent le besoin de dire ici qu'il desire vivement que l'avenir lui donne tort un jour. Il sait que l'art, sous toutes ses formes, peut tout esperer des nouvelles generations dont on entend sourdre dans nos ateliers le genie encore en germe. Le grain est dans le sillon, la moisson certainement sera belle. Il craint seulement, et l'on pourra voir pourquoi au tome second de cette edition, que la seve ne se soit retiree de ce vieux sol de l'architecture qui a ete pendant tant de siecles le meilleur terrain de l'art. Cependant il y a aujourd'hui dans la jeunesse artiste tant de vie, de puissance et pour ainsi dire de predestination, que, dans nos ecoles d'architecture en particulier, a l'heure qu'il est, les professeurs, qui sont detestables, l'ont, non seulement a leur insu, mais meme tout a fait malgre eux, des eleves qui sont excellents; tout au rebours de ce potier dont parle Horace, lequel meditait des amphores et produisait des marmites. _Currit rota, urceus exit._ Mais dans tous les cas, quel que soit l'avenir de l'architecture, de quelque facon que nos jeunes architectes resolvent un jour la question de leur art, en attendant les monuments nouveaux, conservons les monuments anciens. Inspirons, s'il est possible, a la nation l'amour de l'architecture nationale. C'est la, l'auteur le declare, un des buts principaux de ce livre; c'est la un des buts principaux de sa vie. _Notre-Dame de Paris_ a peut-etre ouvert quelques perspectives vraies sur l'art du moyen age, sur cet art merveilleux jusqu'a present inconnu des uns, et ce qui est pis encore, meconnu des autres. Mais l'auteur est bien loin de considerer comme accomplie la tache qu'il s'est volontairement imposee. Il a deja plaide dans plus d'une occasion la cause de notre vieillie architecture, il a deja denonce a haute voix bien des profanations, bien des demolitions, bien des impietes. Il ne se lassera pas. Il s'est engage a revenir souvent sur ce sujet, il y reviendra. Il sera aussi infatigable a defendre nos edifices historiques que nos iconoclastes d'ecoles et d'academies sont acharnes a les attaquer. Car c'est une chose affligeante de voir en quelles mains l'architecture du moyen age est tombee et de quelle facon les gacheurs de platre d'a present traitent la ruine de ce grand art. C'est meme une honte pour nous autres, hommes intelligents qui les voyons faire et qui nous contentons de les huer. Et l'on ne parle pas ici seulement de ce qui se passe en province, mais de ce qui se fait a Paris, a notre porte, sous nos fenetres, dans la grande ville, dans la ville lettree, dans la cite de la presse, de la parole, de la pensee. Nous ne pouvons resister au besoin de signaler, pour terminer cette note, quelques-uns de ces actes de vandalisme qui tous les jours sont projetes, debattus, commences, continues et menes paisiblement a bien sous nos yeux, sous les yeux du public artiste de Paris, face a face avec la critique, que tant d'audace deconcerte. On vient de demolir l'archeveche, edifice d'un pauvre gout, le mal n'est pas grand; mais tout en bloc avec l'archeveche on a demoli l'eveche, rare debris du quatorzieme siecle, que l'architecte demolisseur n'a pas su distinguer du reste. Il a arrache l'epi avec l'ivraie; c'est egal. On parle de raser l'admirable chapelle de Vincennes, pour faire avec les pierres je ne sais quelle fortification, dont Daumesnil n'avait pourtant pas eu besoin. Tandis qu'on repare a grands frais et qu'on restaure le palais Bourbon, cette masure, on laisse effondrer par les coups de vent de l'equinoxe les vitraux magnifiques de la Sainte-Chapelle. Il y a, depuis quelques jours, un echafaudage sur la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie; et un de ces matins la pioche s'y mettra. Il s'est trouve un macon pour batir une maisonnette blanche entre les venerables tours du Palais de Justice. Il s'en est trouve un autre pour chatrer Saint-Germain-des-Pres, la feodale abbaye aux trois clochers. Il s'en trouvera un autre, n'en doutez pas, pour jeter bas Saint-Germain-l'Auxerrois. Tous ces macons-la se pretendent architectes, sont payes par la prefecture ou par les menus, et ont des habits verts. Tout le mal que le faux gout peut faire au vrai gout, ils le font. A l'heure ou nous ecrivons, spectacle deplorable! l'un d'eux tient les Tuileries, l'un d'eux balafre Philibert Delorme au beau milieu du visage, et ce n'est pas, certes, un des mediocres scandales de notre temps de voir avec quelle effronterie la lourde architecture de ce monsieur vient s'epater tout au travers d'une des plus delicates facades de la renaissance! Paris, 20 octobre 1832. LIVRE PREMIER I LA GRAND'SALLE Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans six mois et dix-neuf jours que les Parisiens s'eveillerent au bruit de toutes les cloches sonnant a grande volee dans la triple enceinte de la Cite, de l'Universite et de la Ville. Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait garde souvenir que le 6 janvier 1482. Rien de notable dans l'evenement qui mettait ainsi en branle, des le matin, les cloches et les bourgeois de Paris. Ce n'etait ni un assaut de Picards ou de Bourguignons, ni une chasse menee en procession, ni une revolte d'ecoliers dans la vigne de Laas, ni une _entree de notre dit tres redoute seigneur monsieur le roi_, ni meme une belle pendaison de larrons et de larronnesses a la Justice de Paris. Ce n'etait pas non plus la survenue, si frequente au quinzieme siecle, de quelque ambassade chamarree et empanachee. Il y avait a peine deux jours que la derniere cavalcade de ce genre, celle des ambassadeurs flamands charges de conclure le mariage entre le dauphin et Marguerite de Flandre, avait fait son entree a Paris, au grand ennui de M. le cardinal de Bourbon, qui, pour plaire au roi, avait du faire bonne mine a toute cette rustique cohue de bourgmestres flamands, et les regaler, en son hotel de Bourbon, d'une _moult belle moralite, sotie et farce_, tandis qu'une pluie battante inondait a sa porte ses magnifiques tapisseries. Le 6 janvier, ce qui _mettoit en emotion tout le populaire de Paris_, comme dit Jehan de Troyes, c'etait la double solennite, reunie depuis un temps immemorial, du jour des Rois et de la Fete des Fous. Ce jour-la, il devait y avoir feu de joie a la Greve, plantation de mai a la chapelle de Braque et mystere au Palais de Justice. Le cri en avait ete fait la veille a son de trompe dans les carrefours, par les gens de M. le prevot, en beaux hoquetons de camelot violet, avec de grandes croix blanches sur la poitrine. La foule des bourgeois et des bourgeoises s'acheminait donc de toutes parts des le matin, maisons et boutiques fermees, vers l'un des trois endroits designes. Chacun avait pris parti, qui pour le feu de joie, qui pour le mai, qui pour le mystere. Il faut dire, a l'eloge de l'antique bon sens des badauds de Paris, que la plus grande partie de cette foule se dirigeait vers le feu de joie, lequel etait tout a fait de saison, ou vers le mystere, qui devait etre represente dans la grand-salle du Palais bien couverte et bien close, et que les curieux s'accordaient a laisser le pauvre mai mal fleuri grelotter tout seul sous le ciel de janvier dans le cimetiere de la chapelle de Braque. Le peuple affluait surtout dans les avenues du Palais de Justice, parce qu'on savait que les ambassadeurs flamands, arrives de la surveille, se proposaient d'assister a la representation du mystere et a l'election du pape des fous, laquelle devait se faire egalement dans la grand-salle. Ce n'etait pas chose aisee de penetrer ce jour-la dans cette grand-salle, reputee cependant alors la plus grande enceinte couverte qui fut au monde (il est vrai que Sauval n'avait pas encore mesure la grande salle du chateau de Montargis[2]). La place du Palais, encombree de peuple, offrait aux curieux des fenetres l'aspect d'une mer, dans laquelle cinq ou six rues, comme autant d'embouchures de fleuves, degorgeaient a chaque instant de nouveaux flots de tetes. Les ondes de cette foule, sans cesse grossies, se heurtaient aux angles des maisons qui s'avancaient ca et la, comme autant de promontoires, dans le bassin irregulier de la place. Au centre de la haute facade gothique[3] du Palais, le grand escalier, sans relache remonte et descendu par un double courant qui, apres s'etre brise sous le perron intermediaire, s'epandait a larges vagues sur ses deux pentes laterales, le grand escalier, dis-je, ruisselait incessamment dans la place comme une cascade dans un lac. Les cris, les rires, le trepignement de ces mille pieds faisaient un grand bruit et une grande clameur. De temps en temps cette clameur et ce bruit redoublaient, le courant qui poussait toute cette foule vers le grand escalier rebroussait, se troublait, tourbillonnait. C'etait une bourrade d'un archer ou le cheval d'un sergent de la prevote qui ruait pour retablir l'ordre; admirable tradition que la prevote a leguee a la connetablie, la connetablie a la marechaussee, et la marechaussee a notre gendarmerie de Paris. Aux portes, aux fenetres, aux lucarnes, sur les toits, fourmillaient des milliers de bonnes figures bourgeoises, calmes et honnetes, regardant le palais, regardant la cohue, et n'en demandant pas davantage; car bien des gens a Paris se contentent du spectacle des spectateurs, et c'est deja pour nous une chose tres curieuse qu'une muraille derriere laquelle il se passe quelque chose. S'il pouvait nous etre donne a nous, hommes de 1830, de nous meler en pensee a ces Parisiens du quinzieme siecle et d'entrer avec eux, tirailles, coudoyes, culbutes, dans cette immense salle du Palais, si etroite le 6 janvier 1482, le spectacle ne serait ni sans interet ni sans charme, et nous n'aurions autour de nous que des choses si vieilles qu'elles nous sembleraient toutes neuves. Si le lecteur y consent, nous essaierons de retrouver par la pensee l'impression qu'il eut eprouvee avec nous en franchissant le seuil de cette grand-salle au milieu de cette cohue en surcot, en hoqueton et en cotte-hardie. Et d'abord, bourdonnement dans les oreilles, eblouissement dans les yeux. Au-dessus de nos tetes une double voute en ogive, lambrissee en sculptures de bois, peinte d'azur, fleurdelysee en or; sous nos pieds, un pave alternatif de marbre blanc et noir. A quelques pas de nous, un enorme pilier, puis un autre, puis un autre; en tout sept piliers dans la longueur de la salle, soutenant au milieu de sa largeur les retombees de la double voute. Autour des quatre premiers piliers, des boutiques de marchands, tout etincelantes de verre et de clinquants; autour des trois derniers, des bancs de bois de chene, uses et polis par le haut-de-chausses des plaideurs et la robe des procureurs. A l'entour de la salle, le long de la haute muraille, entre les portes, entre les croisees, entre les piliers, l'interminable rangee des statues de tous les rois de France depuis Pharamond; les rois faineants, les bras pendants et les yeux baisses; les rois vaillants et bataillards, la tete et les mains hardiment levees au ciel. Puis, aux longues fenetres ogives, des vitraux de mille couleurs; aux larges issues de la salle, de riches portes finement sculptees; et le tout, voutes, piliers, murailles, chambranles, lambris, portes, statues, recouvert du haut en bas d'une splendide enluminure bleu et or, qui, deja un peu ternie a l'epoque ou nous la voyons, avait presque entierement disparu sous la poussiere et les toiles d'araignee en l'an de grace 1549, ou Du Breul l'admirait encore par tradition. Qu'on se represente maintenant cette immense salle oblongue, eclairee de la clarte blafarde d'un jour de janvier, envahie par une foule bariolee et bruyante qui derive le long des murs et tournoie autour des sept piliers, et l'on aura deja une idee confuse de l'ensemble du tableau dont nous allons essayer d'indiquer plus precisement les curieux details. Il est certain que, si Ravaillac n'avait point assassine Henri IV, il n'y aurait point eu de pieces du proces de Ravaillac deposees au greffe du Palais de Justice; point de complices interesses a faire disparaitre lesdites pieces; partant, point d'incendiaires obliges, faute de meilleur moyen, a bruler le greffe pour bruler les pieces, et a bruler le Palais de Justice pour bruler le greffe; par consequent enfin, point d'incendie de 1618. Le vieux Palais serait encore debout avec sa vieille grand-salle; je pourrais dire au lecteur: Allez la voir; et nous serions ainsi dispenses tous deux, moi d'en faire, lui d'en lire une description telle quelle.--Ce qui prouve cette verite neuve: que les grands evenements ont des suites incalculables. Il est vrai qu'il serait fort possible d'abord que Ravaillac n'eut pas de complices, ensuite que ses complices, si par hasard il en avait, ne fussent pour rien dans l'incendie de 1618. Il en existe deux autres explications tres plausibles. Premierement, la grande etoile enflammee, large d'un pied, haute d'une coudee, qui tomba, comme chacun sait, du ciel sur le Palais, le 7 mars apres minuit. Deuxiemement, le quatrain de Theophile: _Certes, ce fut un triste jeu_ _Quand a Paris dame Justice,_ _Pour avoir mange trop d'epice,_ _Se mit tout le palais en feu._ Quoi qu'on pense de cette triple explication politique, physique, poetique, de l'incendie du Palais de Justice en 1618, le fait malheureusement certain, c'est l'incendie. Il reste bien peu de chose aujourd'hui, grace a cette catastrophe, grace surtout aux diverses restaurations successives qui ont acheve ce qu'elle avait epargne, il reste bien peu de chose de cette premiere demeure des rois de France, de ce palais aine du Louvre, deja si vieux du temps de Philippe le Bel qu'on y cherchait les traces des magnifiques batiments eleves par le roi Robert et decrits par Helgaldus. Presque tout a disparu. Qu'est devenue la chambre de la chancellerie ou saint Louis _consomma son mariage_? le jardin ou il rendait la justice, <>? Ou est la chambre de l'empereur Sigismond? celle de Charles IV? celle de Jean sans Terre? Ou est l'escalier d'ou Charles VI promulgua son edit de grace? la dalle ou Marcel egorgea, en presence du dauphin, Robert de Clermont et le marechal de Champagne? le guichet ou furent lacerees les bulles de l'antipape Benedict, et d'ou repartirent ceux qui les avaient apportees, chapes et mitres en derision, et faisant amende honorable par tout Paris? et la grand-salle, avec sa dorure, son azur, ses ogives, ses statues, ses piliers, son immense voute toute dechiquetee de sculptures? et la chambre doree? et le lion de pierre qui se tenait a la porte, la tete baissee, la queue entre les jambes, comme les lions du trone de Salomon, dans l'attitude humiliee qui convient a la force devant la justice? et les belles portes? et les beaux vitraux? et les ferrures ciselees qui decourageaient Biscornette? et les delicates menuiseries de Du Hancy?... Qu'a fait le temps, qu'ont fait les hommes de ces merveilles? Que nous a-t-on donne pour tout cela, pour toute cette histoire gauloise, pour tout cet art gothique? les lourds cintres surbaisses de M. de Brosse, ce gauche architecte du portail Saint-Gervais, voila pour l'art; et quant a l'histoire, nous avons les souvenirs bavards du gros pilier, encore tout retentissant des commerages des Patrus. Ce n'est pas grand-chose.--Revenons a la veritable grand-salle du veritable vieux Palais. Les deux extremites de ce gigantesque parallelogramme etaient occupees, l'une par la fameuse table de marbre, si longue, si large et si epaisse que jamais on ne vit, disent les vieux papiers terriers, dans un style qui eut donne appetit a Gargantua, _pareille tranche de marbre au monde_; l'autre, par la chapelle ou Louis XI s'etait fait sculpter a genoux devant la Vierge, et ou il avait fait transporter, sans se soucier de laisser deux niches vides dans la file des statues royales, les statues de Charlemagne et de saint Louis, deux saints qu'il supposait fort en credit au ciel comme rois de France. Cette chapelle, neuve encore, batie a peine depuis six ans, etait toute dans ce gout charmant d'architecture delicate, de sculpture merveilleuse, de fine et profonde ciselure qui marque chez nous la fin de l'ere gothique et se perpetue jusque vers le milieu du seizieme siecle dans les fantaisies feeriques de la renaissance. La petite rosace a jour percee au-dessus du portail etait en particulier un chef-d'oeuvre de tenuite et de grace; on eut dit une etoile de dentelle. Au milieu de la salle, vis-a-vis la grande porte, une estrade de brocart d'or, adossee au mur, et dans laquelle etait pratiquee une entree particuliere au moyen d'une fenetre du couloir de la chambre doree, avait ete elevee pour les envoyes flamands et les autres gros personnages convies a la representation du mystere. C'est sur la table de marbre que devait, selon l'usage, etre represente le mystere. Elle avait ete disposee pour cela des le matin; sa riche planche de marbre, toute rayee par les talons de la basoche, supportait une cage de charpente assez elevee, dont la surface superieure, accessible aux regards de toute la salle, devait servir de theatre, et dont l'interieur, masque par des tapisseries, devait tenir lieu de vestiaire aux personnages de la piece. Une echelle, naivement placee en dehors, devait etablir la communication entre la scene et le vestiaire, et preter ses roides echelons aux entrees comme aux sorties. Il n'y avait pas de personnage si imprevu, pas de peripetie, pas de coup de theatre qui ne fut tenu de monter par cette echelle. Innocente et venerable enfance de l'art et des machines! Quatre sergents du bailli du Palais, gardiens obliges de tous les plaisirs du peuple les jours de fete comme les jours d'execution, se tenaient debout aux quatre coins de la table de marbre. Ce n'etait qu'au douzieme coup de midi sonnant a la grande horloge du Palais que la piece devait commencer. C'etait bien tard sans doute pour une representation theatrale; mais il avait fallu prendre l'heure des ambassadeurs. Or toute cette multitude attendait depuis le matin. Bon nombre de ces honnetes curieux grelottaient des le point du jour devant le grand degre du Palais; quelques-uns meme affirmaient avoir passe la nuit en travers de la grande porte pour etre surs d'entrer les premiers. La foule s'epaississait a tout moment, et, comme une eau qui depasse son niveau, commencait a monter le long des murs, a s'enfler autour des piliers, a deborder sur les entablements, sur les corniches, sur les appuis des fenetres, sur toutes les saillies de l'architecture, sur tous les reliefs de la sculpture. Aussi la gene, l'impatience, l'ennui, la liberte d'un jour de cynisme et de folie, les querelles qui eclataient a tout propos pour un coude pointu ou un soulier ferre, la fatigue d'une longue attente, donnaient-elles deja, bien avant l'heure ou les ambassadeurs devaient arriver, un accent aigre et amer a la clameur de ce peuple enferme, emboite, presse, foule, etouffe. On n'entendait que plaintes et imprecations contre les Flamands, le prevot des marchands, le cardinal de Bourbon, le bailli du Palais, madame Marguerite d'Autriche, les sergents a verge, le froid, le chaud, le mauvais temps, l'eveque de Paris, le pape des fous, les piliers, les statues, cette porte fermee, cette fenetre ouverte; le tout au grand amusement des bandes d'ecoliers et de laquais disseminees dans la masse, qui melaient a tout ce mecontentement leurs taquineries et leurs malices, et piquaient, pour ainsi dire, a coups d'epingle la mauvaise humeur generale. Il y avait entre autres un groupe de ces joyeux demons qui, apres avoir defonce le vitrage d'une fenetre, s'etait hardiment assis sur l'entablement, et de la plongeait tour a tour ses regards et ses railleries au dedans et au dehors, dans la foule de la salle et dans la foule de la place. A leurs gestes de parodie, a leurs rires eclatants, aux appels goguenards qu'ils echangeaient d'un bout a l'autre de la salle avec leurs camarades, il etait aise de juger que ces jeunes clercs ne partageaient pas l'ennui et la fatigue du reste des assistants, et qu'ils savaient fort bien, pour leur plaisir particulier, extraire de ce qu'ils avaient sous les yeux un spectacle qui leur faisait attendre patiemment l'autre. --Sur mon ame, c'est vous, _Joannes Frollo de Molendino_! criait l'un d'eux a une espece de petit diable blond, a jolie et maligne figure, accroche aux acanthes d'un chapiteau; vous etes bien nomme Jehan du Moulin, car vos deux bras et vos deux jambes ont l'air de quatre ailes qui vont au vent.--Depuis combien de temps etes-vous ici? <> cria le petit ecolier cramponne au chapiteau. Un eclat de rire de tous les ecoliers accueillit le nom malencontreux du pauvre pelletier-fourreur des robes du roi. <> La gaiete redoubla. Le gros pelletier-fourreur, sans repondre un mot, s'efforcait de se derober aux regards fixes sur lui de tous cotes; mais il suait et soufflait en vain: comme un coin qui s'enfonce dans le bois, les efforts qu'il faisait ne servaient qu'a emboiter plus solidement dans les epaules de ses voisins sa large face apoplectique, pourpre de depit et de colere. Enfin un de ceux-ci, gros, court et venerable comme lui, vint a son secours. <> La bande entiere eclata. <> Maitre Andry leva les yeux, parut mesurer un instant la hauteur du pilier, la pesanteur du drole, multiplia mentalement cette pesanteur par le carre de la vitesse, et se tut. Jehan, maitre du champ de bataille, poursuivit avec triomphe: <>, cria un de ceux de la fenetre. Ce fut a qui se retournerait vers la place. <> C'etait en effet le recteur et tous les dignitaires de l'Universite qui se rendaient processionnellement au-devant de l'ambassade et traversaient en ce moment la place du Palais. Les ecoliers, presses a la fenetre, les accueillirent au passage avec des sarcasmes et des applaudissements ironiques. Le recteur, qui marchait en tete de sa compagnie, essuya la premiere bordee; elle fut rude. <>, cria Jehan du Moulin. Toute la bande repeta le quolibet avec une voix de tonnerre et des battements de mains furieux. <> Puis ce fut le tour des autres dignitaires. <>, disait en soupirant _Joannes de Molendino_, toujours perche dans les feuillages de son chapiteau. Cependant le libraire jure de l'Universite, maitre Andry Musnier, se penchait a l'oreille du pelletier-fourreur des robes du roi, maitre Gilles Lecornu. <>, dit le marchand fourreur. En ce moment midi sonna. <> dit toute la foule d'une seule voix. Les ecoliers se turent. Puis il se fit un grand remue-menage, un grand mouvement de pieds et de tetes, une grande detonation generale de toux et de mouchoirs; chacun s'arrangea, se posta, se haussa, se groupa; puis un grand silence; tous les cous resterent tendus, toutes les bouches ouvertes, tous les regards tournes vers la table de marbre. Rien n'y parut. Les quatre sergents du bailli etaient toujours la, roides et immobiles comme quatre statues peintes. Tous les yeux se tournerent vers l'estrade reservee aux envoyes flamands. La porte restait fermee, et l'estrade vide. Cette foule attendait depuis le matin trois choses: midi, l'ambassade de Flandre, le mystere. Midi seul etait arrive a l'heure. Pour le coup c'etait trop fort. On attendit une, deux, trois, cinq minutes, un quart d'heure; rien ne venait. L'estrade demeurait deserte, le theatre muet. Cependant a l'impatience avait succede la colere. Les paroles irritees circulaient, a voix basse encore, il est vrai. <> murmurait-on sourdement. Les tetes fermentaient. Une tempete, qui ne faisait encore que gronder, flottait a la surface de cette foule. Ce fut Jehan du Moulin qui en tira la premiere etincelle. <> s'ecria-t-il de toute la force de ses poumons, en se tordant comme un serpent autour de son chapiteau. La foule battit des mains. <> Une grande acclamation suivit. Les quatre pauvres diables commencaient a palir et a s'entre-regarder. La multitude s'ebranlait vers eux, et ils voyaient deja la frele balustrade de bois qui les en separait ployer et faire ventre sous la pression de la foule. Le moment etait critique. <> criait-on de toutes parts. En cet instant, la tapisserie du vestiaire que nous avons decrit plus haut se souleva, et donna passage a un personnage dont la seule vue arreta subitement la foule, et changea comme par enchantement sa colere en curiosite. <> Le personnage, fort peu rassure et tremblant de tous ses membres, s'avanca jusqu'au bord de la table de marbre, avec force reverences qui, a mesure qu'il approchait, ressemblaient de plus en plus a des genuflexions. Cependant le calme s'etait peu a peu retabli. Il ne restait plus que cette legere rumeur qui se degage toujours du silence de la foule. <> Il est certain qu'il ne fallait rien moins que l'intervention de Jupiter pour sauver les quatre malheureux sergents du bailli du Palais. Si nous avions le bonheur d'avoir invente cette tres veridique histoire, et par consequent d'en etre responsable par-devant Notre-Dame la Critique, ce n'est pas contre nous qu'on pourrait invoquer en ce moment le precepte classique: _Nec deus intersit_[10]. Du reste, le costume du seigneur Jupiter etait fort beau, et n'avait pas peu contribue a calmer la foule en attirant toute son attention. Jupiter etait vetu d'une brigandine couverte de velours noir, a clous dores; il etait coiffe d'un bicoquet garni de boutons d'argent dores; et, n'etait le rouge et la grosse barbe qui couvraient chacun une moitie de son visage, n'etait le rouleau de carton dore, seme de passequilles et tout herisse de lanieres de clinquant qu'il portait a la main et dans lequel des yeux exerces reconnaissaient aisement la foudre, n'etait ses pieds couleur de chair et enrubannes a la grecque, il eut pu supporter la comparaison, pour la severite de sa tenue, avec un archer breton du corps de monsieur de Berry. II PIERRE GRINGOIRE Cependant, tandis qu'il haranguait, la satisfaction, l'admiration unanimement excitees par son costume se dissipaient a ses paroles; et quand il arriva a cette conclusion malencontreuse: <>, sa voix se perdit dans un tonnerre de huees. <> Le pauvre Jupiter, hagard, effare, pale sous son rouge, laissa tomber sa foudre, prit a la main son bicoquet; puis il saluait et tremblait en balbutiant: Son Eminence... les ambassadeurs... Madame Marguerite de Flandre... Il ne savait que dire. Au fond, il avait peur d'etre pendu. Pendu par la populace pour attendre, pendu par le cardinal pour n'avoir pas attendu, il ne voyait des deux cotes qu'un abime, c'est-a-dire une potence. Heureusement quelqu'un vint le tirer d'embarras et assumer la responsabilite. Un individu qui se tenait en deca de la balustrade dans l'espace laisse libre autour de la table de marbre, et que personne n'avait encore apercu, tant sa longue et mince personne etait completement abritee de tout rayon visuel par le diametre du pilier auquel il etait adosse, cet individu, disons-nous, grand, maigre, bleme, blond, jeune encore, quoique deja ride au front et aux joues, avec des yeux brillants et une bouche souriante, vetu d'une serge noire, rapee et lustree de vieillesse, s'approcha de la table de marbre et fit un signe au pauvre patient. Mais l'autre, interdit, ne voyait pas. Le nouveau venu fit un pas de plus: <> L'autre n'entendait point. Enfin le grand blond, impatiente, lui cria presque sous le nez: <> Jupiter respira. <> cria le peuple. Ce fut un battement de mains assourdissant, et Jupiter etait deja rentre sous sa tapisserie que la salle tremblait encore d'acclamations. Cependant le personnage inconnu qui avait si magiquement change _la tempete en bonace_, comme dit notre vieux et cher Corneille[12], etait modestement rentre dans la penombre de son pilier, et y serait sans doute reste invisible, immobile et muet comme auparavant, s'il n'en eut ete tire par deux jeunes femmes qui, placees au premier rang des spectateurs, avaient remarque son colloque avec Michel Giborne-Jupiter. <>, dit Lienarde. L'inconnu s'approcha de la balustrade. <> Les deux jeunes filles baissaient les yeux. L'autre, qui ne demandait pas mieux que de lier conversation, les regardait en souriant: <>, dit Lienarde. Le grand jeune homme blond fit un pas pour se retirer. Mais les deux curieuses n'avaient pas envie de lacher prise. <>, reprit Lienarde. Un court silence suivit. L'inconnu le rompit: <>, ajouta le jeune homme. Lienarde baissa pudiquement les yeux. Gisquette la regarda, et en fit autant. Il poursuivit en souriant: <> Ici les jeunes commeres, s'echauffant au souvenir de l'entree de monsieur le legat, se mirent a parler a la fois. <> L'auteur du Cid n'eut pas dit avec plus de fierte: _Pierre Corneille_. Nos lecteurs ont pu observer qu'il avait deja du s'ecouler un certain temps depuis le moment ou Jupiter etait rentre sous la tapisserie jusqu'a l'instant ou l'auteur de la moralite nouvelle s'etait revele ainsi brusquement a l'admiration naive de Gisquette et de Lienarde. Chose remarquable: toute cette foule, quelques minutes auparavant si tumultueuse, attendait maintenant avec mansuetude, sur la foi du comedien; ce qui prouve cette verite eternelle et tous les jours encore eprouvee dans nos theatres, que le meilleur moyen de faire attendre patiemment le public, c'est de lui affirmer qu'on va commencer tout de suite. Toutefois l'ecolier Joannes ne s'endormait pas. <> Il n'en fallut pas davantage. Une musique de hauts et bas instruments se fit entendre de l'interieur de l'echafaudage; la tapisserie se souleva; quatre personnages barioles et fardes en sortirent, grimperent la roide echelle du theatre, et, parvenus sur la plate-forme superieure, se rangerent en ligne devant le public, qu'ils saluerent profondement; alors la symphonie se tut. C'etait le mystere qui commencait. Les quatre personnages, apres avoir largement recueilli le paiement de leurs reverences en applaudissements, entamerent, au milieu d'un religieux silence, un prologue dont nous faisons volontiers grace au lecteur. Du reste, ce qui arrive encore de nos jours, le public s'occupait encore plus des costumes qu'ils portaient que du role qu'ils debitaient; et en verite c'etait justice. Ils etaient vetus tous quatre de robes mi-parties jaune et blanc, qui ne se distinguaient entre elles que par la nature de l'etole; la premiere etait en brocart, or et argent, la deuxieme en soie, la troisieme en laine, la quatrieme en toile. Le premier des personnages portait en main droite une epee, le second deux clefs d'or, le troisieme une balance, le quatrieme une beche; et pour aider les intelligences paresseuses qui n'auraient pas vu clair a travers la transparence de ces attributs, on pouvait lire en grosses lettres noires brodees: au bas de la robe de brocart, JE M'APPELLE NOBLESSE; au bas de la robe de soie, JE M'APPELLE CLERGE; au bas de la robe de laine, JE M'APPELLE MARCHANDISE; au bas de la robe de toile, JE M'APPELLE LABOUR. Le sexe des deux allegories males etait clairement indique a tout spectateur judicieux par leurs robes moins longues et par la cramignole qu'elles portaient en tete, tandis que les deux allegories femelles, moins court-vetues, etaient coiffees d'un chaperon. Il eut fallu aussi beaucoup de mauvaise volonte pour ne pas comprendre, a travers la poesie du prologue, que Labour etait marie a Marchandise et Clerge a Noblesse, et que les deux heureux couples possedaient en commun un magnifique dauphin d'or, qu'ils pretendaient n'adjuger qu'a la plus belle. Ils allaient donc par le monde cherchant et quetant cette beaute, et apres avoir successivement rejete la reine de Golconde, la princesse de Trebizonde, la fille du Grand-Khan de Tartarie, etc., etc., Labour et Clerge, Noblesse et Marchandise etaient venus se reposer sur la table de marbre du Palais de Justice, en debitant devant l'honnete auditoire autant de sentences et de maximes qu'on en pouvait alors depenser a la Faculte des arts aux examens, sophismes, determinances, figures et actes ou les maitres prenaient leurs bonnets de licence. Tout cela etait en effet tres beau. Cependant, dans cette foule sur laquelle les quatre allegories versaient a qui mieux mieux des flots de metaphores, il n'y avait pas une oreille plus attentive, pas un coeur plus palpitant, pas un oeil plus hagard, pas un cou plus tendu, que l'oeil, l'oreille, le cou et le coeur de l'auteur, du poete, de ce brave Pierre Gringoire, qui n'avait pu resister, le moment d'auparavant, a la joie de dire son nom a deux jolies filles. Il etait retourne a quelques pas d'elles, derriere son pilier, et la, il ecoutait, il regardait, il savourait. Les bienveillants applaudissements qui avaient accueilli le debut de son prologue retentissaient encore dans ses entrailles, et il etait completement absorbe dans cette espece de contemplation extatique avec laquelle un auteur voit ses idees tomber une a une de la bouche de l'acteur dans le silence d'un vaste auditoire. Digne Pierre Gringoire! Il nous en coute de le dire, mais cette premiere extase fut bien vite troublee. A peine Gringoire avait-il approche ses levres de cette coupe enivrante de joie et de triomphe, qu'une goutte d'amertume vint s'y meler. Un mendiant deguenille, qui ne pouvait faire recette, perdu qu'il etait au milieu de la foule, et qui n'avait sans doute pas trouve suffisante indemnite dans les poches de ses voisins, avait imagine de se jucher sur quelque point en evidence, pour attirer les regards et les aumones. Il s'etait donc hisse pendant les premiers vers du prologue, a l'aide des piliers de l'estrade reservee, jusqu'a la corniche qui en bordait la balustrade a sa partie inferieure, et la, il s'etait assis, sollicitant l'attention et la pitie de la multitude avec ses haillons et une plaie hideuse qui couvrait son bras droit. Du reste il ne proferait pas une parole. Le silence qu'il gardait laissait aller le prologue sans encombre, et aucun desordre sensible ne serait survenu, si le malheur n'eut voulu que l'ecolier Joannes avisat, du haut de son pilier, le mendiant et ses simagrees. Un fou rire s'empara du jeune drole, qui, sans se soucier d'interrompre le spectacle et de troubler le recueillement universel, s'ecria gaillardement: <> Quiconque a jete une pierre dans une mare a grenouilles ou tire un coup de fusil dans une volee d'oiseaux, peut se faire une idee de l'effet que produisirent ces paroles incongrues, au milieu de l'attention generale. Gringoire en tressaillit comme d'une secousse electrique. Le prologue resta court, et toutes les tetes se retournerent en tumulte vers le mendiant, qui, loin de se deconcerter, vit dans cet incident une bonne occasion de recolte, et se mit a dire d'un air dolent, en fermant ses yeux a demi: <> En parlant ainsi, il jetait avec une adresse de singe un petit-blanc dans le feutre gras que le mendiant tendait de son bras malade. Le mendiant recut sans broncher l'aumone et le sarcasme, et continua d'un accent lamentable: <> Cet episode avait considerablement distrait l'auditoire, et bon nombre de spectateurs, Robin Poussepain et tous les clercs en tete, applaudissaient gaiement a ce duo bizarre que venaient d'improviser, au milieu du prologue, l'ecolier avec sa voix criarde et le mendiant avec son imperturbable psalmodie. Gringoire etait fort mecontent. Revenu de sa premiere stupefaction, il s'evertuait a crier aux quatre personnages en scene: <> sans meme daigner jeter un regard de dedain sur les deux interrupteurs. En ce moment, il se sentit tirer par le bord de son surtout; il se retourna, non sans quelque humeur, et eut assez de peine a sourire. Il le fallait pourtant. C'etait le joli bras de Gisquette la Gencienne, qui, passe a travers la balustrade, sollicitait de cette facon son attention. <> Gringoire fit un soubresaut, comme un homme dont on toucherait la plaie a vif. <> dit-il entre ses dents. A dater de ce moment-la, Gisquette fut perdue dans son esprit. Cependant, les acteurs avaient obei a son injonction, et le public, voyant qu'ils se remettaient a parler, s'etait remis a ecouter, non sans avoir perdu force beautes, dans l'espece de soudure qui se fit entre les deux parties de la piece ainsi brusquement coupee. Gringoire en faisait tout bas l'amere reflexion. Pourtant la tranquillite s'etait retablie peu a peu, l'ecolier se taisait, le mendiant comptait quelque monnaie dans son chapeau, et la piece avait repris le dessus. C'etait en realite un fort bel ouvrage, et dont il nous semble qu'on pourrait encore fort bien tirer parti aujourd'hui, moyennant quelques arrangements. L'exposition, un peu longue et un peu vide, c'est-a-dire dans les regles, etait simple, et Gringoire, dans le candide sanctuaire de son for interieur, en admirait la clarte. Comme on s'en doute bien, les quatre personnages allegoriques etaient un peu fatigues d'avoir parcouru les trois parties du monde sans trouver a se defaire convenablement de leur dauphin d'or. La-dessus, eloge du poisson merveilleux, avec mille allusions delicates au jeune fiance de Marguerite de Flandre, alors fort tristement reclus a Amboise, et ne se doutant guere que Labour et Clerge, Noblesse et Marchandise venaient de faire le tour du monde pour lui. Le susdit dauphin donc etait jeune, etait beau, etait fort, et surtout (magnifique origine de toutes les vertus royales!) il etait fils du lion de France. Je declare que cette metaphore hardie est admirable, et que l'histoire naturelle du theatre, un jour d'allegorie et d'epithalame royal, ne s'effarouche aucunement d'un dauphin fils d'un lion. Ce sont justement ces rares et pindariques melanges qui prouvent l'enthousiasme. Neanmoins, pour faire aussi la part de la critique, le poete aurait pu developper cette belle idee en moins de deux cents vers. Il est vrai que le mystere devait durer depuis midi jusqu'a quatre heures, d'apres l'ordonnance de monsieur le prevot, et qu'il faut bien dire quelque chose. D'ailleurs, on ecoutait patiemment. Tout a coup, au beau milieu d'une querelle entre mademoiselle Marchandise et madame Noblesse, au moment ou maitre Labour prononcait ce vers mirifique: _Onc ne vis dans les bois bete plus triomphante!_ la porte de l'estrade reservee, qui etait jusque-la restee si mal a propos fermee, s'ouvrit plus mal a propos encore; et la voix retentissante de l'huissier annonca brusquement: _Son Eminence monseigneur le cardinal de Bourbon_. III MONSIEUR LE CARDINAL Pauvre Gringoire! le fracas de tous les gros doubles petards de la Saint-Jean, la decharge de vingt arquebuses a croc, la detonation de cette fameuse serpentine de la Tour de Billy, qui, lors du siege de Paris, le dimanche 29 septembre 1465, tua sept Bourguignons d'un coup, l'explosion de toute la poudre a canon emmagasinee a la porte du Temple, lui eut moins rudement dechire les oreilles, en ce moment solennel et dramatique, que ce peu de paroles tombees de la bouche d'un huissier: _Son Eminence monseigneur le cardinal de Bourbon_. Ce n'est pas que Pierre Gringoire craignit monsieur le cardinal ou le dedaignat. Il n'avait ni cette faiblesse ni cette outrecuidance. Veritable eclectique, comme on dirait aujourd'hui, Gringoire etait de ces esprits eleves et fermes, moderes et calmes, qui savent toujours se tenir au milieu de tout (_stare in dimidio rerum_), et qui sont pleins de raison et de liberale philosophie, tout en faisant etat des cardinaux. Race precieuse et jamais interrompue de philosophes auxquels la sagesse, comme une autre Ariane, semble avoir donne une pelote de fil qu'ils s'en vont devidant depuis le commencement du monde a travers le labyrinthe des choses humaines. On les retrouve dans tous les temps, toujours les memes, c'est-a-dire toujours selon tous les temps. Et sans compter notre Pierre Gringoire, qui les representerait au quinzieme siecle si nous parvenions a lui rendre l'illustration qu'il merite, certainement c'est leur esprit qui animait le pere Du Breul lorsqu'il ecrivait dans le seizieme ces paroles naivement sublimes, dignes de tous les siecles: <> Il n'y avait donc ni haine du cardinal, ni dedain de sa presence, dans l'impression desagreable qu'elle fit a Pierre Gringoire. Bien au contraire; notre poete avait trop de bon sens et une souquenille trop rapee pour ne pas attacher un prix particulier a ce que mainte allusion de son prologue, et en particulier la glorification du dauphin fils du lion de France, fut recueillie par une oreille eminentissime. Mais ce n'est pas l'interet qui domine dans la noble nature des poetes. Je suppose que l'entite du poete soit representee par le nombre dix, il est certain qu'un chimiste, en l'analysant et pharmacopolisant, comme dit Rabelais, la trouverait composee d'une partie d'interet contre neuf parties d'amour-propre. Or, au moment ou la porte s'etait ouverte pour le cardinal, les neuf parties d'amour-propre de Gringoire, gonflees et tumefiees au souffle de l'admiration populaire, etaient dans un etat d'accroissement prodigieux, sous lequel disparaissait comme etouffee cette imperceptible molecule d'interet que nous distinguions tout a l'heure dans la constitution des poetes; ingredient precieux du reste, lest de realite et d'humanite sans lequel ils ne toucheraient pas la terre. Gringoire jouissait de sentir, de voir, de palper pour ainsi dire une assemblee entiere, de marauds il est vrai, mais qu'importe, stupefiee, petrifiee, et comme asphyxiee devant les incommensurables tirades qui surgissaient a chaque instant de toutes les parties de son epithalame. J'affirme qu'il partageait lui-meme la beatitude generale, et qu'au rebours de La Fontaine, qui, a la representation de sa comedie du Florentin, demandait: _Quel est le malotru qui a fait cette rapsodie?_ Gringoire eut volontiers demande a son voisin: _De qui est ce chef-d'oeuvre?_ On peut juger maintenant quel effet produisit sur lui la brusque et intempestive survenue du cardinal. Ce qu'il pouvait craindre ne se realisa que trop. L'entree de son eminence bouleversa l'auditoire. Toutes les tetes se tournerent vers l'estrade. Ce fut a ne plus s'entendre. <> repeterent toutes les bouches. Le malheureux prologue resta court une seconde fois. Le cardinal s'arreta un moment sur le seuil de l'estrade. Tandis qu'il promenait un regard assez indifferent sur l'auditoire, le tumulte redoublait. Chacun voulait le mieux voir. C'etait a qui mettrait sa tete sur les epaules de son voisin. C'etait en effet un haut personnage et dont le spectacle valait bien toute autre comedie. Charles, cardinal de Bourbon, archeveque et comte de Lyon, primat des Gaules, etait a la fois allie a Louis XI par son frere, Pierre, seigneur de Beaujeu, qui avait epouse la fille ainee du roi, et allie a Charles le Temeraire par sa mere Agnes de Bourgogne. Or le trait dominant, le trait caracteristique et distinctif du caractere du primat des Gaules, c'etait l'esprit de courtisan et la devotion aux puissances. On peut juger des embarras sans nombre que lui avait valus cette double parente, et de tous les ecueils temporels entre lesquels sa barque spirituelle avait du louvoyer, pour ne se briser ni a Louis, ni a Charles, cette Charybde et cette Scylla qui avaient devore le duc de Nemours et le connetable de Saint-Pol. Grace au ciel, il s'etait assez bien tire de la traversee, et etait arrive a Rome sans encombre. Mais, quoiqu'il fut au port, et precisement parce qu'il etait au port, il ne se rappelait jamais sans inquietude les chances diverses de sa vie politique, si longtemps alarmee et laborieuse. Aussi avait-il coutume de dire que l'annee 1476 avait ete pour lui _noire et blanche_; entendant par la qu'il avait perdu dans cette meme annee sa mere la duchesse de Bourbonnais et son cousin le duc de Bourgogne, et qu'un deuil l'avait console de l'autre. Du reste, c'etait un bon homme. Il menait joyeuse vie de cardinal, s'egayait volontiers avec du cru royal de Challuau, ne haissait pas Richarde la Garmoise et Thomasse la Saillarde, faisait l'aumone aux jolies filles plutot qu'aux vieilles femmes, et pour toutes ces raisons etait fort agreable au _populaire_ de Paris. Il ne marchait qu'entoure d'une petite cour d'eveques et d'abbes de hautes lignees, galants, grivois et faisant ripaille au besoin; et plus d'une fois les braves devotes de Saint-Germain d'Auxerre, en passant le soir sous les fenetres illuminees du logis de Bourbon, avaient ete scandalisees d'entendre les memes voix qui leur avaient chante vepres dans la journee, psalmodier au bruit des verres le proverbe bachique de Benoit XII, ce pape qui avait ajoute une troisieme couronne a la tiare: <<_Bibamus papaliter_[14].>> Ce fut sans doute cette popularite, acquise a si juste titre, qui le preserva, a son entree, de tout mauvais accueil de la part de la cohue, si mecontente le moment d'auparavant, et fort peu disposee au respect d'un cardinal le jour meme ou elle allait elire un pape. Mais les Parisiens ont peu de rancune; et puis, en faisant commencer la representation d'autorite, les bons bourgeois l'avaient emporte sur le cardinal, et ce triomphe leur suffisait. D'ailleurs monsieur le cardinal de Bourbon etait bel homme, il avait une fort belle robe rouge qu'il portait fort bien; c'est dire qu'il avait pour lui toutes les femmes, et par consequent la meilleure moitie de l'auditoire. Certainement il y aurait injustice et mauvais gout a huer un cardinal pour s'etre fait attendre au spectacle, lorsqu'il est bel homme et qu'il porte bien sa robe rouge. Il entra donc, salua l'assistance avec ce sourire hereditaire des grands pour le peuple, et se dirigea a pas lents vers son fauteuil de velours ecarlate, en ayant l'air de songer a tout autre chose. Son cortege, ce que nous appellerions aujourd'hui son etat-major d'eveques et d'abbes, fit irruption a sa suite dans l'estrade, non sans redoublement de tumulte et de curiosite au parterre. C'etait a qui se les montrerait, se les nommerait, a qui en connaitrait au moins un; qui, monsieur l'eveque de Marseille, Alaudet, si j'ai bonne memoire; qui, le primicier de Saint-Denis; qui, Robert de Lespinasse, abbe de Saint-Germain-des-Pres, ce frere libertin d'une maitresse de Louis XI: le tout avec force meprises et cacophonies. Quant aux ecoliers, ils juraient. C'etait leur jour, leur fete des fous, leur saturnale, l'orgie annuelle de la basoche et de l'ecole. Pas de turpitude qui ne fut de droit ce jour-la et chose sacree. Et puis il y avait de folles commeres dans la foule, Simone Quatrelivres, Agnes la Gadine, Robine Piedebou. N'etait-ce pas le moins qu'on put jurer a son aise et maugreer un peu le nom de Dieu, un si beau jour, en si bonne compagnie de gens d'eglise et de filles de joie? Aussi ne s'en faisaient-ils faute; et, au milieu du brouhaha, c'etait un effrayant charivari de blasphemes et d'enormites que celui de toutes ces langues echappees, langues de clercs et d'ecoliers contenues le reste de l'annee par la crainte du fer chaud de saint Louis. Pauvre saint Louis, quelle nargue ils lui faisaient dans son propre palais de justice! Chacun d'eux, dans les nouveaux venus de l'estrade, avait pris a partie une soutane noire, ou grise, ou blanche, ou violette. Quant a Joannes Frollo de Molendino, en sa qualite de frere d'un archidiacre, c'etait a la rouge qu'il s'etait hardiment attaque, et il chantait a tue-tete, en fixant ses yeux effrontes sur le cardinal: _Cappa repleta mero_[15]! Tous ces details, que nous mettons ici a nu pour l'edification du lecteur, etaient tellement couverts par la rumeur generale qu'ils s'y effacaient avant d'arriver jusqu'a l'estrade reservee. D'ailleurs le cardinal s'en fut peu emu, tant les libertes de ce jour-la etaient dans les moeurs. Il avait du reste, et sa mine en etait toute preoccupee, un autre souci qui le suivait de pres et qui entra presque en meme temps que lui dans l'estrade. C'etait l'ambassade de Flandre. Non qu'il fut profond politique, et qu'il se fit une affaire des suites possibles du mariage de madame sa cousine Marguerite de Bourgogne avec monsieur son cousin Charles, dauphin de Vienne; combien durerait la bonne intelligence platree du duc d'Autriche et du roi de France, comment le roi d'Angleterre prendrait ce dedain de sa fille, cela l'inquietait peu, et il fetait chaque soir le vin du cru royal de Chaillot, sans se douter que quelques flacons de ce meme vin (un peu revu et corrige, il est vrai, par le medecin Coictier), cordialement offerts a Edouard IV par Louis XI, debarrasseraient un beau matin Louis XI d'Edouard IV. _La moult honoree ambassade de monsieur_ _le duc d'Autriche_ n'apportait au cardinal aucun de ces soucis, mais elle l'importunait par un autre cote. Il etait en effet un peu dur, et nous en avons deja dit un mot a la deuxieme page de ce livre, d'etre oblige de faire fete et bon accueil, lui Charles de Bourbon, a je ne sais quels bourgeois; lui cardinal, a des echevins; lui Francais, joyeux convive, a des Flamands buveurs de biere; et cela en public. C'etait la, certes, une des plus fastidieuses grimaces qu'il eut jamais faites pour le bon plaisir du roi. Il se tourna donc vers la porte, et de la meilleure grace du monde (tant il s'y etudiait), quand l'huissier annonca d'une voix sonore: _Messieurs les envoyes de_ monsieur _le duc d'Autriche_. Il est inutile de dire que la salle entiere en fit autant. Alors arriverent, deux par deux, avec une gravite qui faisait contraste au milieu du petulant cortege ecclesiastique de Charles de Bourbon, les quarante-huit ambassadeurs de Maximilien d'Autriche, ayant en tete reverend pere en Dieu, Jehan, abbe de Saint-Bertin, chancelier de la Toison d'or, et Jacques de Goy, sieur Dauby, haut bailli de Gand. Il se fit dans l'assemblee un grand silence accompagne de rires etouffes pour ecouter tous les noms saugrenus et toutes les qualifications bourgeoises que chacun de ces personnages transmettait imperturbablement a l'huissier, qui jetait ensuite noms et qualites pele-mele et tout estropies a travers la foule. C'etait maitre Loys Roelof, echevin de la ville de Louvain; messire Clays d'Etuelde, echevin de Bruxelles; messire Paul de Baeust, sieur de Voirmizelle, president de Flandre; maitre Jehan Coleghens, bourgmestre de la ville d'Anvers; maitre George de la Moere, premier echevin de la kuere de la ville de Gand; maitre Gheldolf van der Hage, premier echevin des parchons de ladite ville; et le sieur de Bierbecque, et Jehan Pinnock, et Jehan Dymaerzelle, etc., etc., etc., baillis, echevins, bourgmestres; bourgmestres, echevins, baillis; tous roides, gourmes, empeses, endimanches de velours et de damas, encapuchonnes de cramignoles de velours noir a grosses houppes de fil d'or de Chypre; bonnes tetes flamandes apres tout, figures dignes et severes, de la famille de celles que Rembrandt fait saillir si fortes et si graves sur le fond noir de sa _Ronde de nuit_; personnages qui portaient tous ecrit sur le front que Maximilien d'Autriche avait eu raison de se _confier a plain_, comme disait son manifeste, _en leur sens, vaillance, experience, loyaultez et bonnes preudomies_. Un excepte pourtant. C'etait un visage fin, intelligent, ruse, une espece de museau de singe et de diplomate, au-devant duquel le cardinal fit trois pas et une profonde reverence, et qui ne s'appelait pourtant que _Guillaume Rym, conseiller et pensionnaire de la ville de Gand_. Peu de personnes savaient alors ce que c'etait que Guillaume Rym. Rare genie qui dans un temps de revolution eut paru avec eclat a la surface des evenements, mais qui au quinzieme siecle etait reduit aux caverneuses intrigues et a vivre _dans les sapes_, comme dit le duc de Saint-Simon. Du reste, il etait apprecie du premier _sapeur_ de l'Europe, il machinait familierement avec Louis XI, et mettait souvent la main aux secretes besognes du roi. Toutes choses fort ignorees de cette foule qu'emerveillaient les politesses du cardinal a cette chetive figure de bailli flamand. IV MAITRE JACQUES COPPENOLE Pendant que le pensionnaire de Gand et l'eminence echangeaient une reverence fort basse et quelques paroles a voix plus basse encore, un homme a haute stature, a large face, a puissantes epaules, se presentait pour entrer de front avec Guillaume Rym: on eut dit un dogue aupres d'un renard. Son bicoquet de feutre et sa veste de cuir faisaient tache au milieu du velours et de la soie qui l'entouraient. Presumant que c'etait quelque palefrenier fourvoye, l'huissier l'arreta. <> L'homme a veste de cuir le repoussa de l'epaule. <> L'huissier recula. Annoncer des echevins et des bourgmestres, passe; mais un chaussetier, c'etait dur. Le cardinal etait sur les epines. Tout le peuple ecoutait et regardait. Voila deux jours que son Eminence s'evertuait a lecher ces ours flamands pour les rendre un peu plus presentables en public, et l'incartade etait rude. Cependant Guillaume Rym, avec son fin sourire, s'approcha de l'huissier: <> Ce fut une faute. Guillaume Rym tout seul eut escamote la difficulte; mais Coppenole avait entendu le cardinal. <> Les rires et les applaudissements eclaterent. Un quolibet est tout de suite compris a Paris, et par consequent toujours applaudi. Ajoutons que Coppenole etait du peuple, et que ce public qui l'entourait etait du peuple. Aussi la communication entre eux et lui avait ete prompte, electrique, et pour ainsi dire de plain-pied. L'altiere algarade du chaussetier flamand, en humiliant les gens de cour, avait remue dans toutes les ames plebeiennes je ne sais quel sentiment de dignite encore vague et indistinct au quinzieme siecle. C'etait un egal que ce chaussetier, qui venait de tenir tete a monsieur le cardinal! reflexion bien douce a de pauvres diables qui etaient habitues a respect et obeissance envers les valets des sergents du bailli de l'abbe de Sainte-Genevieve, caudataire du cardinal. Coppenole salua fierement son Eminence, qui rendit son salut au tout-puissant bourgeois redoute de Louis XI. Puis, tandis que Guillaume Rym, sage homme et malicieux, comme dit Philippe de Comines, les suivait tous deux d'un sourire de raillerie et de superiorite, ils gagnerent chacun leur place, le cardinal tout decontenance et soucieux, Coppenole tranquille et hautain, et songeant sans doute qu'apres tout son titre de chaussetier en valait bien un autre, et que Marie de Bourgogne, mere de cette Marguerite que Coppenole mariait aujourd'hui, l'eut moins redoute cardinal que chaussetier: car ce n'est pas un cardinal qui eut ameute les Gantois contre les favoris de la fille de Charles le Temeraire; ce n'est pas un cardinal qui eut fortifie la foule avec une parole contre ses larmes et ses prieres, quand la demoiselle de Flandre vint supplier son peuple pour eux jusqu'au pied de leur echafaud; tandis que le chaussetier n'avait eu qu'a lever son coude de cuir pour faire tomber vos deux tetes, illustrissimes seigneurs, Guy d'Hymbercourt, chancelier Guillaume Hugonet! Cependant tout n'etait pas fini pour ce pauvre cardinal, et il devait boire jusqu'a la lie le calice d'etre en si mauvaise compagnie. Le lecteur n'a peut-etre pas oublie l'effronte mendiant qui etait venu se cramponner, des le commencement du prologue, aux franges de l'estrade cardinale. L'arrivee des illustres convies ne lui avait nullement fait lacher prise, et tandis que prelats et ambassadeurs s'encaquaient, en vrais harengs flamands, dans les stalles de la tribune, lui s'etait mis a l'aise, et avait bravement croise ses jambes sur l'architrave. L'insolence etait rare, et personne ne s'en etait apercu au premier moment, l'attention etant tournee ailleurs. Lui, de son cote, ne s'apercevait de rien dans la salle; il balancait sa tete avec une insouciance de napolitain, repetant de temps en temps dans la rumeur, comme par une machinale habitude: <> Et certes il etait, dans toute l'assistance, le seul probablement qui n'eut pas daigne tourner la tete a l'altercation de Coppenole et de l'huissier. Or, le hasard voulut que le maitre chaussetier de Gand, avec qui le peuple sympathisait deja si vivement et sur qui tous les yeux etaient fixes, vint precisement s'asseoir au premier rang de l'estrade au-dessus du mendiant; et l'on ne fut pas mediocrement etonne de voir l'ambassadeur flamand, inspection faite du drole place sous ses yeux, frapper amicalement sur cette epaule couverte de haillons. Le mendiant se retourna; il y eut surprise, reconnaissance, epanouissement des deux visages, etc.; puis, sans se soucier le moins du monde des spectateurs, le chaussetier et le malingreux se mirent a causer a voix basse, en se tenant les mains dans les mains, tandis que les guenilles de Clopin Trouillefou etalees sur le drap d'or de l'estrade faisaient l'effet d'une chenille sur une orange. La nouveaute de cette scene singuliere excita une telle rumeur de folie et de gaiete dans la salle que le cardinal ne tarda pas a s'en apercevoir; il se pencha a demi, et ne pouvant, du point ou il etait place, qu'entrevoir fort imparfaitement la casaque ignominieuse de Trouillefou, il se figura assez naturellement que le mendiant demandait l'aumone, et, revolte de l'audace, il s'ecria: <> cria la cohue. A dater de ce moment, maitre Coppenole eut a Paris, comme a Gand, _grand credit avec le peuple; car gens de telle taille l'y ont_, dit Philippe de Comines, _quand ils sont ainsi desordonnes_. Le cardinal se mordit les levres. Il se pencha vers son voisin l'abbe de Sainte-Genevieve, et lui dit a demi-voix: <> Toute la petite cour en soutane s'extasia sur le jeu de mots. Le cardinal se sentit un peu soulage; il etait maintenant quitte avec Coppenole, il avait eu aussi son quolibet applaudi. Maintenant, que ceux de nos lecteurs qui ont la puissance de generaliser une image et une idee, comme on dit dans le style d'aujourd'hui, nous permettent de leur demander s'ils se figurent bien nettement le spectacle qu'offrait, au moment ou nous arretons leur attention, le vaste parallelogramme de la grand-salle du Palais. Au milieu de la salle, adossee au mur occidental, une large et magnifique estrade de brocart d'or, dans laquelle entrent processionnellement, par une petite porte ogive, de graves personnages successivement annonces par la voix criarde d'un huissier. Sur les premiers bancs, deja force venerables figures, embeguinees d'hermine, de velours et d'ecarlate. Autour de l'estrade, qui demeure silencieuse et digne, en bas, en face, partout, grande foule et grande rumeur. Mille regards du peuple sur chaque visage de l'estrade, mille chuchotements sur chaque nom. Certes, le spectacle est curieux et merite bien l'attention des spectateurs. Mais la-bas, tout au bout, qu'est-ce donc que cette espece de treteau avec quatre pantins barioles dessus et quatre autres en bas? Qu'est-ce donc, a cote du treteau, que cet homme a souquenille noire et a pale figure? Helas! mon cher lecteur, c'est Pierre Gringoire et son prologue. Nous l'avions tous profondement oublie. Voila precisement ce qu'il craignait. Du moment ou le cardinal etait entre, Gringoire n'avait cesse de s'agiter pour le salut de son prologue. Il avait d'abord enjoint aux acteurs, restes en suspens, de continuer et de hausser la voix; puis, voyant que personne n'ecoutait, il les avait arretes, et depuis pres d'un quart d'heure que l'interruption durait, il n'avait cesse de frapper du pied, de se demener, d'interpeller Gisquette et Lienarde, d'encourager ses voisins a la poursuite du prologue; le tout en vain. Nul ne bougeait du cardinal, de l'ambassade et de l'estrade, unique centre de ce vaste cercle de rayons visuels. Il faut croire aussi, et nous le disons a regret, que le prologue commencait a gener legerement l'auditoire, au moment ou son Eminence etait venue y faire diversion d'une si terrible facon. Apres tout, a l'estrade comme a la table de marbre, c'etait toujours le meme spectacle: le conflit de Labour et de Clerge, de Noblesse et de Marchandise. Et beaucoup de gens aimaient mieux les voir tout bonnement, vivant, respirant, agissant, se coudoyant, en chair et en os, dans cette ambassade flamande, dans cette cour episcopale, sous la robe du cardinal, sous la veste de Coppenole, que fardes, attifes, parlant en vers, et pour ainsi dire empailles sous les tuniques jaunes et blanches dont les avait affubles Gringoire. Pourtant quand notre poete vit le calme un peu retabli, il imagina un stratageme qui eut tout sauve. <>, repartit le voisin. Cette demi-approbation suffit a Gringoire, et faisant ses affaires lui-meme, il commenca a crier, en se confondant le plus possible avec la foule: <> Mais Gringoire se multipliait et n'en criait que plus fort: <> Ces clameurs attirerent l'attention du cardinal. <> Le bailli du Palais etait une espece de magistrat amphibie, une sorte de chauve-souris de l'ordre judiciaire, tenant a la fois du rat et de l'oiseau, du juge et du soldat. Il s'approcha de son Eminence, et, non sans redouter fort son mecontentement, il lui expliqua en balbutiant l'incongruite populaire: que midi etait arrive avant son Eminence, et que les comediens avaient ete forces de commencer sans attendre son Eminence. Le cardinal eclata de rire. <> Le bailli s'avanca au bord de l'estrade, et cria, apres avoir fait faire silence d'un geste de la main: <> Il fallut bien se resigner des deux parts. Cependant l'auteur et le public en garderent longtemps rancune au cardinal. Les personnages en scene reprirent donc leur glose, et Gringoire espera que du moins le reste de son oeuvre serait ecoute. Cette esperance ne tarda pas a etre decue comme ses autres illusions; le silence s'etait bien en effet retabli tellement quellement dans l'auditoire; mais Gringoire n'avait pas remarque que, au moment ou le cardinal avait donne l'ordre de continuer, l'estrade etait loin d'etre remplie, et qu'apres les envoyes flamands etaient survenus de nouveaux personnages faisant partie du cortege dont les noms et qualites, lances tout au travers de son dialogue par le cri intermittent de l'huissier, y produisaient un ravage considerable. Qu'on se figure en effet, au milieu d'une piece de theatre, le glapissement d'un huissier jetant, entre deux rimes et souvent entre deux hemistiches, des parentheses comme celles-ci: Maitre Jacques Charmolue, procureur du roi en cour d'eglise! Jehan de Harlay, ecuyer, garde de l'office de chevalier du guet de nuit de la ville de Paris! Messire Galiot de Genoilhac, chevalier, seigneur de Brussac, maitre de l'artillerie du roi! Maitre Dreux-Raguier, enquesteur des eaux et forets du roi notre sire, es pays de France, Champagne et Brie! Messire Louis de Graville, chevalier, conseiller et chambellan du roi, amiral de France, concierge du bois de Vincennes! Maitre Denis Le Mercier, garde de la maison des aveugles de Paris!--Etc., etc., etc. Cela devenait insoutenable. Cet etrange accompagnement, qui rendait la piece difficile a suivre, indignait d'autant plus Gringoire qu'il ne pouvait se dissimuler que l'interet allait toujours croissant et qu'il ne manquait a son ouvrage que d'etre ecoute. Il etait en effet difficile d'imaginer une contexture plus ingenieuse et plus dramatique. Les quatre personnages du prologue se lamentaient dans leur mortel embarras, lorsque Venus en personne, _vera incessu patuit dea_[17], s'etait presentee a eux, vetue d'une belle cotte-hardie armoriee au navire de la ville de Paris. Elle venait elle-meme reclamer le dauphin promis a la plus belle. Jupiter, dont on entendait la foudre gronder dans le vestiaire, l'appuyait, et la deesse allait l'emporter, c'est-a-dire, sans figure, epouser monsieur le dauphin, lorsqu'une jeune enfant, vetue de damas blanc et tenant en main une marguerite (diaphane personnification de mademoiselle de Flandre), etait venue lutter avec Venus. Coup de theatre et peripetie. Apres controverse, Venus, Marguerite et la cantonade etaient convenues de s'en remettre au bon jugement de la sainte Vierge. Il y avait encore un beau role, celui de dom Pedre, roi de Mesopotamie. Mais, a travers tant d'interruptions, il etait difficile de demeler a quoi il servait. Tout cela etait monte par l'echelle. Mais c'en etait fait. Aucune de ces beautes n'etait sentie, ni comprise. A l'entree du cardinal on eut dit qu'un fil invisible et magique avait subitement tire tous les regards de la table de marbre a l'estrade, de l'extremite meridionale de la salle au cote occidental. Rien ne pouvait desensorceler l'auditoire. Tous les yeux restaient fixes la, et les nouveaux arrivants, et leurs noms maudits, et leurs visages, et leurs costumes etaient une diversion continuelle. C'etait desolant. Excepte Gisquette et Lienarde, qui se detournaient de temps en temps quand Gringoire les tirait par la manche, excepte le gros voisin patient, personne n'ecoutait, personne ne regardait en face la pauvre moralite abandonnee. Gringoire ne voyait plus que des profils. Avec quelle amertume il voyait s'ecrouler piece a piece tout son echafaudage de gloire et de poesie! Et songer que ce peuple avait ete sur le point de se rebeller contre monsieur le bailli, par impatience d'entendre son ouvrage! maintenant qu'on l'avait, on ne s'en souciait. Cette meme representation qui avait commence dans une si unanime acclamation! Eternel flux et reflux de la faveur populaire! Penser qu'on avait failli pendre les sergents du bailli! Que n'eut-il pas donne pour en etre encore a cette heure de miel! Le brutal monologue de l'huissier cessa pourtant. Tout le monde etait arrive, et Gringoire respira. Les acteurs continuaient bravement. Mais ne voila-t-il pas que maitre Coppenole, le chaussetier, se leve tout a coup, et que Gringoire lui entend prononcer, au milieu de l'attention universelle, cette abominable harangue: <> Gringoire eut voulu repondre. La stupefaction, la colere, l'indignation lui oterent la parole. D'ailleurs la motion du chaussetier populaire fut accueillie avec un tel enthousiasme par ces bourgeois flattes d'etre appeles _hobereaux_, que toute resistance etait inutile. Il n'y avait plus qu'a se laisser aller au torrent. Gringoire cacha son visage de ses deux mains, n'ayant pas le bonheur d'avoir un manteau pour se voiler la tete comme l'Agamemnon de Timanthe. V QUASIMODO En un clin d'oeil tout fut pret pour executer l'idee de Coppenole. Bourgeois, ecoliers et basochiens s'etaient mis a l'oeuvre. La petite chapelle situee en face de la table de marbre fut choisie pour le theatre des grimaces. Une vitre brisee a la jolie rosace au-dessus de la porte laissa libre un cercle de pierre par lequel il fut convenu que les concurrents passeraient la tete. Il suffisait, pour y atteindre, de grimper sur deux tonneaux, qu'on avait pris je ne sais ou et juches l'un sur l'autre tant bien que mal. Il fut regle que chaque candidat, homme ou femme (car on pouvait faire une papesse), pour laisser vierge et entiere l'impression de sa grimace, se couvrirait le visage et se tiendrait cache dans la chapelle jusqu'au moment de faire apparition. En moins d'un instant la chapelle fut remplie de concurrents, sur lesquels la porte se referma. Coppenole de sa place ordonnait tout, dirigeait tout, arrangeait tout. Pendant le brouhaha, le cardinal, non moins decontenance que Gringoire, s'etait, sous un pretexte d'affaires et de vepres, retire avec toute sa suite, sans que cette foule, que son arrivee avait remuee si vivement, se fut le moindrement emue a son depart. Guillaume Rym fut le seul qui remarqua la deroute de son eminence. L'attention populaire, comme le soleil, poursuivait sa revolution; partie d'un bout de la salle, apres s'etre arretee quelque temps au milieu, elle etait maintenant a l'autre bout. La table de marbre, l'estrade de brocart avaient eu leur moment; c'etait le tour de la chapelle de Louis XI. Le champ etait desormais libre a toute folie. Il n'y avait plus que des flamands et de la canaille. Les grimaces commencerent. La premiere figure qui apparut a la lucarne, avec des paupieres retournees au rouge, une bouche ouverte en gueule et un front plisse comme nos bottes a la hussarde de l'empire, fit eclater un rire tellement inextinguible qu'Homere eut pris tous ces manants pour des dieux. Cependant la grand-salle n'etait rien moins qu'un Olympe, et le pauvre Jupiter de Gringoire le savait mieux que personne. Une seconde, une troisieme grimace succederent, puis une autre, puis une autre, et toujours les rires et les trepignements de joie redoublaient. Il y avait dans ce spectacle je ne sais quel vertige particulier, je ne sais quelle puissance d'enivrement et de fascination dont il serait difficile de donner une idee au lecteur de nos jours et de nos salons. Qu'on se figure une serie de visages presentant successivement toutes les formes geometriques, depuis le triangle jusqu'au trapeze, depuis le cone jusqu'au polyedre; toutes les expressions humaines, depuis la colere jusqu'a la luxure; tous les ages, depuis les rides du nouveau-ne jusqu'aux rides de la vieille moribonde; toutes les fantasmagories religieuses, depuis Faune jusqu'a Belzebuth; tous les profils animaux, depuis la gueule jusqu'au bec, depuis la hure jusqu'au museau. Qu'on se represente tous les mascarons du Pont-Neuf, ces cauchemars petrifies sous la main de Germain Pilon, prenant vie et souffle, et venant tour a tour vous regarder en face avec des yeux ardents; tous les masques du carnaval de Venise se succedant a votre lorgnette; en un mot, un kaleidoscope humain. L'orgie devenait de plus en plus flamande. Teniers n'en donnerait qu'une bien imparfaite idee. Qu'on se figure en bacchanale la bataille de Salvator Rosa. Il n'y avait plus ni ecoliers, ni ambassadeurs, ni bourgeois, ni hommes, ni femmes; plus de Clopin Trouillefou, de Gilles Lecornu, de Marie Quatrelivres, de Robin Poussepain. Tout s'effacait dans la licence commune. La grand-salle n'etait plus qu'une vaste fournaise d'effronterie et de jovialite ou chaque bouche etait un cri, chaque oeil un eclair, chaque face une grimace, chaque individu une posture. Le tout criait et hurlait. Les visages etranges qui venaient tour a tour grincer des dents a la rosace etaient comme autant de brandons jetes dans le brasier. Et de toute cette foule effervescente s'echappait, comme la vapeur de la fournaise, une rumeur aigre, aigue, aceree, sifflante comme les ailes d'un moucheron. <> Etc., etc. Il faut rendre pourtant justice a notre ami Jehan. Au milieu de ce sabbat, on le distinguait encore au haut de son pilier, comme un mousse dans le hunier. Il se demenait avec une incroyable furie. Sa bouche etait toute grande ouverte, et il s'en echappait un cri que l'on n'entendait pas, non qu'il fut couvert par la clameur generale, si intense qu'elle fut, mais parce qu'il atteignait sans doute la limite des sons aigus, perceptibles, les douze mille vibrations de Sauveur ou les huit mille de Biot. Quant a Gringoire, le premier mouvement d'abattement passe, il avait repris contenance. Il s'etait roidi contre l'adversite. <> avait-il dit pour la troisieme fois a ses comediens, machines parlantes. Puis se promenant a grands pas devant la table de marbre, il lui prenait des fantaisies d'aller apparaitre a son tour a la lucarne de la chapelle, ne fut-ce que pour avoir le plaisir de faire la grimace a ce peuple ingrat. <> Helas! il etait reste le seul spectateur de sa piece. C'etait bien pis que tout a l'heure. Il ne voyait plus que des dos. Je me trompe. Le gros homme patient, qu'il avait deja consulte dans un moment critique, etait reste tourne vers le theatre. Quant a Gisquette et a Lienarde, elles avaient deserte depuis longtemps. Gringoire fut touche au fond du coeur de la fidelite de son unique spectateur. Il s'approcha de lui, et lui adressa la parole en lui secouant legerement le bras; car le brave homme s'etait appuye a la balustrade et dormait un peu. <> Il fallut que Gringoire se contentat de cet eloge, car un tonnerre d'applaudissements, mele a une prodigieuse acclamation, vint couper court a leur conversation. Le pape des fous etait elu. <> criait le peuple de toutes parts. C'etait une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en ce moment au trou de la rosace. Apres toutes les figures pentagones, hexagones et heteroclites qui s'etaient succede a cette lucarne sans realiser cet ideal du grotesque qui s'etait construit dans les imaginations exaltees par l'orgie, il ne fallait rien moins, pour enlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d'eblouir l'assemblee. Maitre Coppenole lui-meme applaudit; et Clopin Trouillefou, qui avait concouru, et Dieu sait quelle intensite de laideur son visage pouvait atteindre, s'avoua vaincu. Nous ferons de meme. Nous n'essaierons pas de donner au lecteur une idee de ce nez tetraedre, de cette bouche en fer a cheval, de ce petit oeil gauche obstrue d'un sourcil roux en broussailles tandis que l'oeil droit disparaissait entierement sous une enorme verrue, de ces dents desordonnees, ebrechees ca et la, comme les creneaux d'une forteresse, de cette levre calleuse sur laquelle une de ces dents empietait comme la defense d'un elephant, de ce menton fourchu, et surtout de la physionomie repandue sur tout cela, de ce melange de malice, d'etonnement et de tristesse. Qu'on reve, si l'on peut, cet ensemble. L'acclamation fut unanime. On se precipita vers la chapelle. On en fit sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. Mais c'est alors que la surprise et l'admiration furent a leur comble. La grimace etait son visage. Ou plutot toute sa personne etait une grimace. Une grosse tete herissee de cheveux roux; entre les deux epaules une bosse enorme dont le contre-coup se faisait sentir par devant; un systeme de cuisses et de jambes si etrangement fourvoyees qu'elles ne pouvaient se toucher que par les genoux, et, vues de face, ressemblaient a deux croissants de faucilles qui se rejoignent par la poignee; de larges pieds, des mains monstrueuses; et, avec toute cette difformite, je ne sais quelle allure redoutable de vigueur, d'agilite et de courage; etrange exception a la regle eternelle qui veut que la force, comme la beaute, resulte de l'harmonie. Tel etait le pape que les fous venaient de se donner. On eut dit un geant brise et mal ressoude. Quand cette espece de cyclope parut sur le seuil de la chapelle, immobile, trapu, et presque aussi large que haut, _carre par la base_, comme dit un grand homme, a son surtout mi-parti rouge et violet, seme de campanilles d'argent, et surtout a la perfection de sa laideur, la populace le reconnut sur-le-champ, et s'ecria d'une voix: <> On voit que le pauvre diable avait des surnoms a choisir. <>, reprenait Joannes. Les femmes en effet se cachaient le visage. <> Les hommes au contraire etaient ravis, et applaudissaient. Quasimodo, objet du tumulte, se tenait toujours sur la porte de la chapelle, debout, sombre et grave, se laissant admirer. Un ecolier, Robin Poussepain, je crois, vint lui rire sous le nez, et trop pres. Quasimodo se contenta de le prendre par la ceinture, et de le jeter a dix pas a travers la foule. Le tout sans dire un mot. Maitre Coppenole, emerveille, s'approcha de lui. <> En parlant ainsi, il lui mettait la main gaiement sur l'epaule. Quasimodo ne bougea pas. Coppenole poursuivit. <> Quasimodo ne repondit pas. <> Il etait sourd en effet. Cependant il commencait a s'impatienter des facons de Coppenole, et se tourna tout a coup vers lui avec un grincement de dents si formidable que le geant flamand recula, comme un bouledogue devant un chat. Alors il se fit autour de l'etrange personnage un cercle de terreur et de respect qui avait au moins quinze pas geometriques de rayon. Une vieille femme expliqua a maitre Coppenole que Quasimodo etait sourd. <> Cependant tous les mendiants, tous les laquais, tous les coupe-bourses, reunis aux ecoliers, avaient ete chercher processionnellement, dans l'armoire de la basoche, la tiare de carton et la simarre derisoire du pape des fous. Quasimodo s'en laissa revetir sans sourciller et avec une sorte de docilite orgueilleuse. Puis on le fit asseoir sur un brancard bariole. Douze officiers de la confrerie des fous l'enleverent sur leurs epaules; et une espece de joie amere et dedaigneuse vint s'epanouir sur la face morose du cyclope, quand il vit sous ses pieds difformes toutes ces tetes d'hommes beaux, droits et bien faits. Puis la procession hurlante et deguenillee se mit en marche pour faire, selon l'usage, la tournee interieure des galeries du Palais, avant la promenade des rues et des carrefours. VI LA ESMERALDA Nous sommes ravi d'avoir a apprendre a nos lecteurs que pendant toute cette scene Gringoire et sa piece avaient tenu bon. Ses acteurs, talonnes par lui, n'avaient pas discontinue de debiter sa comedie, et lui n'avait pas discontinue de l'ecouter. Il avait pris son parti du vacarme, et etait determine a aller jusqu'au bout, ne desesperant pas d'un retour d'attention de la part du public. Cette lueur d'esperance se ranima quand il vit Quasimodo, Coppenole et le cortege assourdissant du pape des fous sortir a grand bruit de la salle. La foule se precipita avidement a leur suite. Bon, se dit-il, voila tous les brouillons qui s'en vont.--Malheureusement, tous les brouillons c'etait le public. En un clin d'oeil la grand-salle fut vide. A vrai dire, il restait encore quelques spectateurs, les uns epars, les autres groupes autour des piliers, femmes, vieillards ou enfants, en ayant assez du brouhaha et du tumulte. Quelques ecoliers etaient demeures a cheval sur l'entablement des fenetres et regardaient dans la place. <> Au bout d'un instant, une symphonie qui devait produire le plus grand effet a l'arrivee de la sainte Vierge, manqua. Gringoire s'apercut que sa musique avait ete emmenee par la procession du pape des fous. <>, dit-il stoiquement. Il s'approcha d'un groupe de bourgeois qui lui fit l'effet de s'entretenir de sa piece. Voici le lambeau de conversation qu'il saisit: <> Ce mot produisit un effet magique. Tout ce qui restait dans la salle se precipita aux fenetres, grimpant aux murailles pour voir, et repetant: _la Esmeralda! la Esmeralda!_ En meme temps on entendait au dehors un grand bruit d'applaudissements. <> Il se retourna vers la table de marbre, et vit que la representation etait interrompue. C'etait precisement l'instant ou Jupiter devait paraitre avec sa foudre. Or Jupiter se tenait immobile au bas du theatre. <> Gringoire regarda. La chose n'etait que trop vraie. Toute communication etait interceptee entre son noeud et son denouement. <> C'etait le dernier coup. Gringoire le recut avec resignation. <> Alors il fit retraite, la tete basse, mais le dernier, comme un general qui s'est bien battu. Et tout en descendant les tortueux escaliers du Palais: <> LIVRE DEUXIEME I DE CHARYBDE EN SCYLLA La nuit arrive de bonne heure en janvier. Les rues etaient deja sombres quand Gringoire sortit du Palais. Cette nuit tombee lui plut; il lui tardait d'aborder quelque ruelle obscure et deserte pour y mediter a son aise et pour que le philosophe posat le premier appareil sur la blessure du poete. La philosophie etait du reste son seul refuge, car il ne savait ou loger. Apres l'eclatant avortement de son coup d'essai theatral, il n'osait rentrer dans le logis qu'il occupait, rue Grenier-sur-l'Eau, vis-a-vis le Port-au-Foin, ayant compte sur ce que M. le prevot devait lui donner de son epithalame pour payer a maitre Guillaume Doulx-Sire, fermier de la coutume du pied-fourche de Paris, les six mois de loyer qu'il lui devait, c'est-a-dire douze sols parisis; douze fois la valeur de ce qu'il possedait au monde, y compris son haut-de-chausses, sa chemise et son bicoquet. Apres avoir un moment reflechi, provisoirement abrite sous le petit guichet de la prison du tresorier de la Sainte-Chapelle, au gite qu'il elirait pour la nuit, ayant tous les paves de Paris a son choix, il se souvint d'avoir avise, la semaine precedente, rue de la Savaterie, a la porte d'un conseiller au parlement, un marche-pied a monter sur mule, et de s'etre dit que cette pierre serait, dans l'occasion, un fort excellent oreiller pour un mendiant ou pour un poete. Il remercia la providence de lui avoir envoye cette bonne idee; mais, comme il se preparait a traverser la place du Palais pour gagner le tortueux labyrinthe de la Cite, ou serpentent toutes ces vieilles soeurs, les rues de la Barillerie, de la Vieille-Draperie, de la Savaterie, de la Juiverie, etc., encore debout aujourd'hui avec leurs maisons a neuf etages, il vit la procession du pape des fous qui sortait aussi du Palais et se ruait au travers de la cour, avec grands cris, grande clarte de torches et sa musique, a lui Gringoire. Cette vue raviva les ecorchures de son amour-propre; il s'enfuit. Dans l'amertume de sa mesaventure dramatique, tout ce qui lui rappelait la fete du jour l'aigrissait et faisait saigner sa plaie. Il voulut prendre le pont Saint-Michel, des enfants y couraient ca et la avec des lances a feu et des fusees. <> dit Gringoire, et il se rabattit sur le Pont-au-Change. On avait attache aux maisons de la tete du pont trois drapels representant le roi, le dauphin et Marguerite de Flandre, et six petits drapelets ou etaient _pourtraicts_ le duc d'Autriche, le cardinal de Bourbon, et M. de Beaujeu, et madame Jeanne de France, et M. le batard de Bourbon, et je ne sais qui encore; le tout eclaire de torches. La cohue admirait. <> dit Gringoire avec un gros soupir, et il tourna le dos aux drapels et drapelets. Une rue etait devant lui; il la trouva si noire et si abandonnee qu'il espera y echapper a tous les retentissements comme a tous les rayonnements de la fete. Il s'y enfonca. Au bout de quelques instants, son pied heurta un obstacle; il trebucha et tomba. C'etait la botte de mai, que les clercs de la basoche avaient deposee le matin a la porte d'un president au parlement, en l'honneur de la solennite du jour. Gringoire supporta heroiquement cette nouvelle rencontre. Il se releva et gagna le bord de l'eau. Apres avoir laisse derriere lui la tournelle civile et la tour criminelle, et longe le grand mur des jardins du roi, sur cette greve non pavee ou la boue lui venait a la cheville, il arriva a la pointe occidentale de la Cite, et considera quelque temps l'ilot du Passeur-aux-Vaches, qui a disparu depuis sous le cheval de bronze et le Pont-Neuf. L'ilot lui apparaissait dans l'ombre comme une masse noire au dela de l'etroit cours d'eau blanchatre qui l'en separait. On y devinait, au rayonnement d'une petite lumiere, l'espece de hutte en forme de ruche ou le passeur aux vaches s'abritait la nuit. <> Il fut reveille de son extase presque lyrique par un gros double petard de la Saint-Jean, qui partit brusquement de la bienheureuse cabane. C'etait le passeur aux vaches qui prenait sa part des rejouissances du jour et se tirait un feu d'artifice. Ce petard fit herisser l'epiderme de Gringoire. <> Puis il regarda la Seine a ses pieds, et une horrible tentation le prit: <> Alors il lui vint une resolution desesperee. C'etait, puisqu'il ne pouvait echapper au pape des fous, aux drapelets de Jehan Fourbault, aux bottes de mai, aux lances a feu et aux petards, de s'enfoncer hardiment au coeur meme de la fete, et d'aller a la place de Greve. <> II LA PLACE DE GREVE Il ne reste aujourd'hui qu'un bien imperceptible vestige de la place de Greve telle qu'elle existait alors. C'est la charmante tourelle qui occupe l'angle nord de la place, et qui, deja ensevelie sous l'ignoble badigeonnage qui empate les vives aretes de ses sculptures, aura bientot disparu peut-etre, submergee par cette crue de maisons neuves qui devore si rapidement toutes les vieilles facades de Paris. Les personnes qui, comme nous, ne passent jamais sur la place de Greve sans donner un regard de pitie et de sympathie a cette pauvre tourelle etranglee entre deux masures du temps de Louis XV, peuvent reconstruire aisement dans leur pensee l'ensemble d'edifices auquel elle appartenait, et y retrouver entiere la vieille place gothique du quinzieme siecle. C'etait, comme aujourd'hui, un trapeze irregulier borde d'un cote par le quai, et des trois autres par une serie de maisons hautes, etroites et sombres. Le jour, on pouvait admirer la variete de ses edifices, tous sculptes en pierre ou en bois, et presentant deja de complets echantillons des diverses architectures domestiques du moyen age, en remontant du quinzieme au onzieme siecle, depuis la croisee qui commencait a detroner l'ogive, jusqu'au plein cintre roman qui avait ete supplante par l'ogive, et qui occupait encore, au-dessous d'elle, le premier etage de cette ancienne maison de la Tour-Roland, angle de la place sur la Seine, du cote de la rue de la Tannerie. La nuit, on ne distinguait de cette masse d'edifices que la dentelure noire des toits deroulant autour de la place leur chaine d'angles aigus. Car c'est une des differences radicales des villes d'alors et des villes d'a present, qu'aujourd'hui ce sont les facades qui regardent les places et les rues, et qu'alors c'etaient les pignons. Depuis deux siecles, les maisons se sont retournees. Au centre, du cote oriental de la place, s'elevait une lourde et hybride construction formee de trois logis juxtaposes. On l'appelait de trois noms qui expliquent son histoire, sa destination et son architecture: la _Maison-au-Dauphin_, parce que Charles V, dauphin, l'avait habitee; la _Marchandise_, parce qu'elle servait d'Hotel de Ville; la _Maison-aux-Piliers_ (domus ad piloria), a cause d'une suite de gros piliers qui soutenaient ses trois etages. La ville trouvait la tout ce qu'il faut a une bonne ville comme Paris: une chapelle, pour prier Dieu; un _plaidoyer_, pour tenir audience et rembarrer au besoin les gens du roi; et, dans les combles, un _arsenac_ plein d'artillerie. Car les bourgeois de Paris savent qu'il ne suffit pas en toute conjoncture de prier et de plaider pour les franchises de la Cite, et ils ont toujours en reserve dans un grenier de l'Hotel de Ville quelque bonne arquebuse rouillee. La Greve avait des lors cet aspect sinistre que lui conservent encore aujourd'hui l'idee execrable qu'elle reveille et le sombre Hotel de Ville de Dominique Boccador, qui a remplace la Maison-aux-Piliers. Il faut dire qu'un gibet et un pilori permanents, une justice et une echelle, comme on disait alors, dresses cote a cote au milieu du pave, ne contribuaient pas peu a faire detourner les yeux de cette place fatale, ou tant d'etres pleins de sante et de vie ont agonise; ou devait naitre cinquante ans plus tard cette _fievre de Saint-Vallier_, cette maladie de la terreur de l'echafaud, la plus monstrueuse de toutes les maladies, parce qu'elle ne vient pas de Dieu, mais de l'homme. C'est une idee consolante, disons-le en passant, de songer que la peine de mort, qui, il y a trois cents ans, encombrait encore de ses roues de fer, de ses gibets de pierre, de tout son attirail de supplices permanent et scelle dans le pave, la Greve, les Halles, la place Dauphine, la Croix-du-Trahoir, le Marche-aux-Pourceaux, ce hideux Montfaucon, la barriere des Sergents, la Place-aux-Chats, la porte Saint-Denis, Champeaux, la porte Baudets, la porte Saint-Jacques, sans compter les innombrables echelles des prevots, de l'eveque, des chapitres, des abbes, des prieurs ayant justice; sans compter les noyades juridiques en riviere de Seine; il est consolant qu'aujourd'hui, apres avoir perdu successivement toutes les pieces de son armure, son luxe de supplices, sa penalite d'imagination et de fantaisie, sa torture a laquelle elle refaisait tous les cinq ans un lit de cuir au Grand-Chatelet, cette vieille suzeraine de la societe feodale, presque mise hors de nos lois et de nos villes, traquee de code en code, chassee de place en place, n'ait plus dans notre immense Paris qu'un coin deshonore de la Greve, qu'une miserable guillotine, furtive, inquiete, honteuse, qui semble toujours craindre d'etre prise en flagrant delit, tant elle disparait vite apres avoir fait son coup! III <> Lorsque Pierre Gringoire arriva sur la place de Greve, il etait transi. Il avait pris par le Pont-aux-Meuniers pour eviter la cohue du Pont-au-Change et les drapelets de Jehan Fourbault; mais les roues de tous les moulins de l'eveque l'avaient eclabousse au passage, et sa souquenille etait trempee. Il lui semblait en outre que la chute de sa piece le rendait plus frileux encore. Aussi se hata-t-il de s'approcher du feu de joie qui brulait magnifiquement au milieu de la place. Mais une foule considerable faisait cercle a l'entour. <> En examinant de plus pres, il s'apercut que le cercle etait beaucoup plus grand qu'il ne fallait pour se chauffer au feu du roi, et que cette affluence de spectateurs n'etait pas uniquement attiree par la beaute du cent de bourrees qui brulait. Dans un vaste espace laisse libre entre la foule et le feu, une jeune fille dansait. Si cette jeune fille etait un etre humain, ou une fee, ou un ange, c'est ce que Gringoire, tout philosophe sceptique, tout poete ironique qu'il etait, ne put decider dans le premier moment, tant il fut fascine par cette eblouissante vision. Elle n'etait pas grande, mais elle le semblait, tant sa fine taille s'elancait hardiment. Elle etait brune, mais on devinait que le jour sa peau devait avoir ce beau reflet dore des Andalouses et des Romaines. Son petit pied aussi etait andalou, car il etait tout ensemble a l'etroit et a l'aise dans sa gracieuse chaussure. Elle dansait, elle tournait, elle tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse, jete negligemment sous ses pieds; et chaque fois qu'en tournoyant sa rayonnante figure passait devant vous, ses grands yeux noirs vous jetaient un eclair. Autour d'elle tous les regards etaient fixes, toutes les bouches ouvertes; et en effet, tandis qu'elle dansait ainsi, au bourdonnement du tambour de basque que ses deux bras ronds et purs elevaient au-dessus de sa tete, mince, frele et vive comme une guepe, avec son corsage d'or sans pli, sa robe bariolee qui se gonflait, avec ses epaules nues, ses jambes fines que sa jupe decouvrait par moments, ses cheveux noirs, ses yeux de flamme, c'etait une surnaturelle creature. <> En ce moment une des nattes de la chevelure de la <> se detacha, et une piece de cuivre jaune qui y etait attachee roula a terre. <> Toute illusion avait disparu. Elle se remit a danser. Elle prit a terre deux epees dont elle appuya la pointe sur son front et qu'elle fit tourner dans un sens tandis qu'elle tournait dans l'autre. C'etait en effet tout bonnement une bohemienne. Mais quelque desenchante que fut Gringoire, l'ensemble de ce tableau n'etait pas sans prestige et sans magie; le feu de joie l'eclairait d'une lumiere crue et rouge qui tremblait toute vive sur le cercle des visages de la foule, sur le front brun de la jeune fille, et au fond de la place jetait un bleme reflet mele aux vacillations de leurs ombres, d'un cote sur la vieille facade noire et ridee de la Maison-aux-Piliers, de l'autre sur les bras de pierre du gibet. Parmi les mille visages que cette lueur teignait d'ecarlate, il y en avait un qui semblait plus encore que tous les autres absorbe dans la contemplation de la danseuse. C'etait une figure d'homme, austere, calme et sombre. Cet homme, dont le costume etait cache par la foule qui l'entourait, ne paraissait pas avoir plus de trente-cinq ans; cependant il etait chauve; a peine avait-il aux tempes quelques touffes de cheveux rares et deja gris; son front large et haut commencait a se creuser de rides; mais dans ses yeux enfonces eclatait une jeunesse extraordinaire, une vie ardente, une passion profonde. Il les tenait sans cesse attaches sur la bohemienne, et tandis que la folle jeune fille de seize ans dansait et voltigeait au plaisir de tous, sa reverie, a lui, semblait devenir de plus en plus sombre. De temps en temps un sourire et un soupir se rencontraient sur ses levres, mais le sourire etait plus douloureux que le soupir. La jeune fille, essoufflee, s'arreta enfin, et le peuple l'applaudit avec amour. <>, dit la bohemienne. Alors Gringoire vit arriver une jolie petite chevre blanche, alerte, eveillee, lustree, avec des cornes dorees, avec des pieds dores, avec un collier dore, qu'il n'avait pas encore apercue, et qui etait restee jusque-la accroupie sur un coin du tapis et regardant danser sa maitresse. <> Et s'asseyant, elle presenta gracieusement a la chevre son tambour de basque. <> La chevre leva son pied de devant et frappa un coup sur le tambour. On etait en effet au premier mois. La foule applaudit. <> Djali leva son petit pied d'or et frappa six coups sur le tambour. <> Djali frappa sept coups. Au meme moment l'horloge de la Maison-aux-Piliers sonna sept heures. Le peuple etait emerveille. <>, dit une voix sinistre dans la foule. C'etait celle de l'homme chauve qui ne quittait pas la bohemienne des yeux. Elle tressaillit, se detourna; mais les applaudissements eclaterent et couvrirent la morose exclamation. Ils l'effacerent meme si completement dans son esprit qu'elle continua d'interpeller sa chevre. <> Djali se dressa sur ses pattes de derriere et se mit a beler, en marchant avec une si gentille gravite que le cercle entier des spectateurs eclata de rire a cette parodie de la devotion interessee du capitaine des pistoliers. <> La chevre prit seance sur son derriere, et se mit a beler, en agitant ses pattes de devant d'une si etrange facon que, hormis le mauvais francais et le mauvais latin, geste, accent, attitude, tout Jacques Charmolue y etait. Et la foule d'applaudir de plus belle. <> reprit la voix de l'homme chauve. La bohemienne se retourna encore une fois. <> puis, allongeant sa levre inferieure au dela de la levre superieure, elle fit une petite moue qui paraissait lui etre familiere, pirouetta sur le talon, et se mit a recueillir dans un tambour de basque les dons de la multitude. Les grands-blancs, les petits-blancs, les targes, les liards-a-l'aigle pleuvaient. Tout a coup elle passa devant Gringoire. Gringoire mit si etourdiment la main a sa poche qu'elle s'arreta. <> dit le poete en trouvant au fond de sa poche la realite, c'est-a-dire le vide. Cependant la jolie fille etait la, le regardant avec ses grands yeux, lui tendant son tambour, et attendant. Gringoire suait a grosses gouttes. S'il avait eu le Perou dans sa poche, certainement il l'eut donne a la danseuse; mais Gringoire n'avait pas le Perou, et d'ailleurs l'Amerique n'etait pas encore decouverte. Heureusement un incident inattendu vint a son secours. <> cria une voix aigre qui partait du coin le plus sombre de la place. La jeune fille se retourna effrayee. Ce n'etait plus la voix de l'homme chauve; c'etait une voix de femme, une voix devote et mechante. Du reste, ce cri, qui fit peur a la bohemienne, mit en joie une troupe d'enfants qui rodait par la. <> Tous se precipiterent vers la Maison-aux-Piliers. Cependant Gringoire avait profite du trouble de la danseuse pour s'eclipser. La clameur des enfants lui rappela que lui aussi n'avait pas soupe. Il courut donc au buffet. Mais les petits droles avaient de meilleures jambes que lui; quand il arriva, ils avaient fait table rase. Il ne restait meme pas un miserable camichon a cinq sols la livre. Il n'y avait plus sur le mur que les sveltes fleurs de lys, entremelees de rosiers, peintes en 1434 par Mathieu Biterne. C'etait un maigre souper. C'est une chose importune de se coucher sans souper; c'est une chose moins riante encore de ne pas souper et de ne savoir ou coucher. Gringoire en etait la. Pas de pain, pas de gite; il se voyait presse de toutes parts par la necessite, et il trouvait la necessite fort bourrue. Il avait depuis longtemps decouvert cette verite, que Jupiter a cree les hommes dans un acces de misanthropie, et que, pendant toute la vie du sage, sa destinee tient en etat de siege sa philosophie. Quant a lui, il n'avait jamais vu le blocus si complet; il entendait son estomac battre la chamade, et il trouvait tres deplace que le mauvais destin prit sa philosophie par la famine. Cette melancolique reverie l'absorbait de plus en plus, lorsqu'un chant bizarre, quoique plein de douceur, vint brusquement l'en arracher. C'etait la jeune egyptienne qui chantait. Il en etait de sa voix comme de sa danse, comme de sa beaute. C'etait indefinissable et charmant; quelque chose de pur, de sonore, d'aerien, d'aile, pour ainsi dire. C'etaient de continuels epanouissements, des melodies, des cadences inattendues, puis des phrases simples semees de notes acerees et sifflantes, puis des sauts de gammes qui eussent deroute un rossignol, mais ou l'harmonie se retrouvait toujours, puis de molles ondulations d'octaves qui s'elevaient et s'abaissaient comme le sein de la jeune chanteuse. Son beau visage suivait avec une mobilite singuliere tous les caprices de sa chanson, depuis l'inspiration la plus echevelee jusqu'a la plus chaste dignite. On eut dit tantot une folle, tantot une reine. Les paroles qu'elle chantait etaient d'une langue inconnue a Gringoire, et qui paraissait lui etre inconnue a elle-meme, tant l'expression qu'elle donnait au chant se rapportait peu au sens des paroles. Ainsi ces quatre vers dans sa bouche etaient d'une gaiete folle: _Un cofre de gran riqueza_ _Hallaron dentro un pilar,_ _Dentro del, nuevas banderas_ _Con figuras de espantar._ Et un instant apres, a l'accent qu'elle donnait a cette stance: _Alarabes de cavallo_ _Sin poderse menear,_ _Con espadas, y los cuellos,_ _Ballestas de buen echar._ Gringoire se sentait venir les larmes aux yeux. Cependant son chant respirait surtout la joie, et elle semblait chanter, comme l'oiseau, par serenite et par insouciance. La chanson de la bohemienne avait trouble la reverie de Gringoire, mais comme le cygne trouble l'eau. Il l'ecoutait avec une sorte de ravissement et d'oubli de toute chose. C'etait depuis plusieurs heures le premier moment ou il ne se sentit pas souffrir. Ce moment fut court. La meme voix de femme qui avait interrompu la danse de la bohemienne vint interrompre son chant. <> cria-t-elle, toujours du meme coin obscur de la place. La pauvre _cigale_ s'arreta court. Gringoire se boucha les oreilles. <> Cependant les autres spectateurs murmuraient comme lui: <> disait plus d'un. Et la vieille trouble-fete invisible eut pu avoir a se repentir de ses agressions contre la bohemienne, s'ils n'eussent ete distraits en ce moment meme par la procession du pape des fous, qui, apres avoir parcouru force rues et carrefours, debouchait dans la place de Greve, avec toutes ses torches et toute sa rumeur. Cette procession, que nos lecteurs ont vue partir du Palais, s'etait organisee chemin faisant, et recrutee de tout ce qu'il y avait a Paris de marauds, de voleurs oisifs, et de vagabonds disponibles; aussi presentait-elle un aspect respectable lorsqu'elle arriva en Greve. D'abord marchait l'Egypte. Le duc d'Egypte, en tete, a cheval, avec ses comtes a pied, lui tenant la bride et l'etrier; derriere eux, les egyptiens et les egyptiennes pele-mele avec leurs petits enfants criant sur leurs epaules; tous, duc, comtes, menu peuple, en haillons et en oripeaux. Puis c'etait le royaume d'argot: c'est-a-dire tous les voleurs de France, echelonnes par ordre de dignite; les moindres passant les premiers. Ainsi defilaient quatre par quatre, avec les divers insignes de leurs grades dans cette etrange faculte, la plupart eclopes, ceux-ci boiteux, ceux-la manchots, les courtauds de boutanche, les coquillarts, les hubins, les sabouleux, les calots, les francs-mitoux, les polissons, les pietres, les capons, les malingreux, les rifodes, les marcandiers, les narquois, les orphelins, les archisuppots, les cagoux; denombrement a fatiguer Homere. Au centre du conclave des cagoux et des archisuppots, on avait peine a distinguer le roi de l'argot, le grand coesre, accroupi dans une petite charrette trainee par deux grands chiens. Apres le royaume des argotiers, venait l'empire de Galilee. Guillaume Rousseau, empereur de l'empire de Galilee, marchait majestueusement dans sa robe de pourpre tachee de vin, precede de baladins s'entre-battant et dansant des pyrrhiques, entoure de ses massiers, de ses suppots, et des clercs de la chambre des comptes. Enfin venait la basoche, avec ses mais couronnes de fleurs, ses robes noires, sa musique digne du sabbat, et ses grosses chandelles de cire jaune. Au centre de cette foule, les grands officiers de la confrerie des fous portaient sur leurs epaules un brancard plus surcharge de cierges que la chasse de Sainte-Genevieve en temps de peste. Et sur ce brancard resplendissait, crosse, chape et mitre, le nouveau pape des fous, le sonneur de cloches de Notre-Dame, Quasimodo le Bossu. Chacune des sections de cette procession grotesque avait sa musique particuliere. Les egyptiens faisaient detonner leurs balafos et leurs tambourins d'Afrique. Les argotiers, race fort peu musicale, en etaient encore a la viole, au cornet a bouquin et a la gothique rubebbe du douzieme siecle. L'empire de Galilee n'etait guere plus avance; a peine distinguait-on dans sa musique quelque miserable rebec de l'enfance de l'art, encore emprisonne dans le _re-la-mi_. Mais c'est autour du pape des fous que se deployaient, dans une cacophonie magnifique, toutes les richesses musicales de l'epoque. Ce n'etaient que dessus de rebec, hautes-contre de rebec, tailles de rebec, sans compter les flutes et les cuivres. Helas! nos lecteurs se souviennent que c'etait l'orchestre de Gringoire. Il est difficile de donner une idee du degre d'epanouissement orgueilleux et beat ou le triste et hideux visage de Quasimodo etait parvenu dans le trajet du Palais a la Greve. C'etait la premiere jouissance d'amour-propre qu'il eut jamais eprouvee. Il n'avait connu jusque-la que l'humiliation, le dedain pour sa condition, le degout pour sa personne. Aussi, tout sourd qu'il etait, savourait-il en veritable pape les acclamations de cette foule qu'il haissait pour s'en sentir hai. Que son peuple fut un ramas de fous, de perclus, de voleurs, de mendiants, qu'importe! c'etait toujours un peuple, et lui un souverain. Et il prenait au serieux tous ces applaudissements ironiques, tous ces respects derisoires, auxquels nous devons dire qu'il se melait pourtant dans la foule un peu de crainte fort reelle. Car le bossu etait robuste; car le bancal etait agile; car le sourd etait mechant: trois qualites qui temperent le ridicule. Du reste, que le nouveau pape des fous se rendit compte a lui-meme des sentiments qu'il eprouvait et des sentiments qu'il inspirait, c'est ce que nous sommes loin de croire. L'esprit qui etait loge dans ce corps manque avait necessairement lui-meme quelque chose d'incomplet et de sourd. Aussi, ce qu'il ressentait en ce moment etait-il pour lui absolument vague, indistinct et confus. Seulement la joie percait, l'orgueil dominait. Autour de cette sombre et malheureuse figure, il y avait rayonnement. Ce ne fut donc pas sans surprise et sans effroi que l'on vit tout a coup, au moment ou Quasimodo, dans cette demi-ivresse, passait triomphalement devant la Maison-aux-Piliers, un homme s'elancer de la foule et lui arracher des mains, avec un geste de colere, sa crosse de bois dore, insigne de sa folle papaute. Cet homme, ce temeraire, c'etait le personnage au front chauve qui, le moment auparavant, mele au groupe de la bohemienne, avait glace la pauvre fille de ses paroles de menace et de haine. Il etait revetu du costume ecclesiastique. Au moment ou il sortit de la foule, Gringoire, qui ne l'avait point remarque jusqu'alors, le reconnut: <> Un cri de terreur s'eleva en effet. Le formidable Quasimodo s'etait precipite a bas du brancard, et les femmes detournaient les yeux pour ne pas le voir dechirer l'archidiacre. Il fit un bond jusqu'au pretre, le regarda, et tomba a genoux. Le pretre lui arracha sa tiare, lui brisa sa crosse, lui lacera sa chape de clinquant. Quasimodo resta a genoux, baissa la tete et joignit les mains. Puis il s'etablit entre eux un etrange dialogue de signes et de gestes, car ni l'un ni l'autre ne parlait. Le pretre, debout, irrite, menacant, imperieux; Quasimodo, prosterne, humble, suppliant. Et cependant il est certain que Quasimodo eut pu ecraser le pretre avec le pouce. Enfin l'archidiacre, secouant rudement la puissante epaule de Quasimodo, lui fit signe de se lever et de le suivre. Quasimodo se leva. Alors la confrerie des fous, la premiere stupeur passee, voulut defendre son pape si brusquement detrone. Les egyptiens, les argotiers et toute la basoche vinrent japper autour du pretre. Quasimodo se placa devant le pretre, fit jouer les muscles de ses poings athletiques, et regarda les assaillants avec le grincement de dents d'un tigre fache. Le pretre reprit sa gravite sombre, fit un signe a Quasimodo, et se retira en silence. Quasimodo marchait devant lui, eparpillant la foule a son passage. Quand ils eurent traverse la populace et la place, la nuee des curieux et des oisifs voulut les suivre. Quasimodo prit alors l'arriere-garde, et suivit l'archidiacre a reculons, trapu, hargneux, monstrueux, herisse, ramassant ses membres, lechant ses defenses de sanglier, grondant comme une bete fauve, et imprimant d'immenses oscillations a la foule avec un geste ou un regard. On les laissa s'enfoncer tous deux dans une rue etroite et tenebreuse, ou nul n'osa se risquer apres eux; tant la seule chimere de Quasimodo grincant des dents en barrait bien l'entree. <> IV LES INCONVENIENTS DE SUIVRE UNE JOLIE FEMME LE SOIR DANS LES RUES Gringoire, a tout hasard, s'etait mis a suivre la bohemienne. Il lui avait vu prendre, avec sa chevre, la rue de la Coutellerie; il avait pris la rue de la Coutellerie. <> s'etait-il dit. Gringoire, philosophe pratique des rues de Paris, avait remarque que rien n'est propice a la reverie comme de suivre une jolie femme sans savoir ou elle va. Il y a dans cette abdication volontaire de son libre arbitre, dans cette fantaisie qui se soumet a une autre fantaisie, laquelle ne s'en doute pas, un melange d'independance fantasque et d'obeissance aveugle, je ne sais quoi d'intermediaire entre l'esclavage et la liberte qui plaisait a Gringoire, esprit essentiellement mixte, indecis et complexe, tenant le bout de tous les extremes, incessamment suspendu entre toutes les propensions humaines, et les neutralisant l'une par l'autre. Il se comparait lui-meme volontiers au tombeau de Mahomet, attire en sens inverse par deux pierres d'aimant, et qui hesite eternellement entre le haut et le bas, entre la voute et le pave, entre la chute et l'ascension, entre le zenith et le nadir. Si Gringoire vivait de nos jours, quel beau milieu il tiendrait entre le classique et le romantique! Mais il n'etait pas assez primitif pour vivre trois cents ans, et c'est dommage. Son absence est un vide qui ne se fait que trop sentir aujourd'hui. Du reste, pour suivre ainsi dans les rues les passants (et surtout les passantes), ce que Gringoire faisait volontiers, il n'y a pas de meilleure disposition que de ne savoir ou coucher. Il marchait donc tout pensif derriere la jeune fille qui hatait le pas et faisait trotter sa jolie chevre en voyant rentrer les bourgeois et se fermer les tavernes, seules boutiques qui eussent ete ouvertes ce jour-la. <> Et il y avait dans les points suspensifs dont il faisait suivre cette reticence dans son esprit je ne sais quelles idees assez gracieuses. Cependant de temps en temps, en passant devant les derniers groupes de bourgeois fermant leurs portes, il attrapait quelque lambeau de leurs conversations qui venait rompre l'enchainement de ses riantes hypotheses. Tantot c'etaient deux vieillards qui s'accostaient. <> Plus loin, c'etaient des voisines a leur fenetre avec des chandelles que le brouillard faisait gresiller. <> Et les fenetres se refermaient. Mais Gringoire n'en avait pas moins perdu le fil de ses idees. Heureusement il le retrouvait vite et le renouait sans peine, grace a la bohemienne, grace a Djali, qui marchaient toujours devant lui; deux fines, delicates et charmantes creatures, dont il admirait les petits pieds, les jolies formes, les gracieuses manieres, les confondant presque dans sa contemplation; pour l'intelligence et la bonne amitie, les croyant toutes deux jeunes filles; pour la legerete, l'agilite, la dexterite de la marche, les trouvant chevres toutes deux. Les rues cependant devenaient a tout moment plus noires et plus desertes. Le couvre-feu etait sonne depuis longtemps, et l'on commencait a ne plus rencontrer qu'a de rares intervalles un passant sur le pave, une lumiere aux fenetres. Gringoire s'etait engage, a la suite de l'egyptienne, dans ce dedale inextricable de ruelles, de carrefours et de culs-de-sac, qui environne l'ancien sepulcre des Saints-Innocents, et qui ressemble a un echeveau de fil brouille par un chat. <> disait Gringoire, perdu dans ces mille circuits qui revenaient sans cesse sur eux-memes, mais ou la jeune fille suivait un chemin qui lui paraissait bien connu, sans hesiter et d'un pas de plus en plus rapide. Quant a lui, il eut parfaitement ignore ou il etait, s'il n'eut apercu en passant, au detour d'une rue, la masse octogone du pilori des halles, dont le sommet a jour detachait vivement sa decoupure noire sur une fenetre encore eclairee de la rue Verdelet. Depuis quelques instants, il avait attire l'attention de la jeune fille; elle avait a plusieurs reprises tourne la tete vers lui avec inquietude; elle s'etait meme une fois arretee tout court, avait profite d'un rayon de lumiere qui s'echappait d'une boulangerie entr'ouverte pour le regarder fixement du haut en bas; puis, ce coup d'oeil jete, Gringoire lui avait vu faire cette petite moue qu'il avait deja remarquee, et elle avait passe outre. Cette petite moue donna a penser a Gringoire. Il y avait certainement du dedain et de la moquerie dans cette gracieuse grimace. Aussi commencait-il a baisser la tete, a compter les paves, et a suivre la jeune fille d'un peu plus loin, lorsque, au tournant d'une rue qui venait de la lui faire perdre de vue, il l'entendit pousser un cri percant. Il hata le pas. La rue etait pleine de tenebres. Pourtant une etoupe imbibee d'huile, qui brulait dans une cage de fer aux pieds de la Sainte-Vierge du coin de la rue, permit a Gringoire de distinguer la bohemienne se debattant dans les bras de deux hommes qui s'efforcaient d'etouffer ses cris. La pauvre petite chevre, tout effaree, baissait les cornes et belait. <>, cria Gringoire, et il s'avanca bravement. L'un des hommes qui tenaient la jeune fille se tourna vers lui. C'etait la formidable figure de Quasimodo. Gringoire ne prit pas la fuite, mais il ne fit point un pas de plus. Quasimodo vint a lui, le jeta a quatre pas sur le pave d'un revers de la main, et s'enfonca rapidement dans l'ombre, emportant la jeune fille ployee sur un de ses bras comme une echarpe de soie. Son compagnon le suivait, et la pauvre chevre courait apres tous, avec son belement plaintif. <> dit tout a coup d'une voix de tonnerre un cavalier qui deboucha brusquement du carrefour voisin. C'etait un capitaine des archers de l'ordonnance du roi arme de pied en cap, et l'espadon a la main. Il arracha la bohemienne des bras de Quasimodo stupefait, la mit en travers sur sa selle, et, au moment ou le redoutable bossu, revenu de sa surprise, se precipitait sur lui pour reprendre sa proie, quinze ou seize archers, qui suivaient de pres leur capitaine, parurent l'estramacon au poing. C'etait une escouade de l'ordonnance du roi qui faisait le contre-guet, par ordre de messire Robert d'Estouteville, garde de la prevote de Paris. Quasimodo fut enveloppe, saisi, garrotte. Il rugissait, il ecumait, il mordait, et, s'il eut fait grand jour, nul doute que son visage seul, rendu plus hideux encore par la colere, n'eut mis en fuite toute l'escouade. Mais la nuit il etait desarme de son arme la plus redoutable, de sa laideur. Son compagnon avait disparu dans la lutte. La bohemienne se dressa gracieusement sur la selle de l'officier, elle appuya ses deux mains sur les deux epaules du jeune homme, et le regarda fixement quelques secondes, comme ravie de sa bonne mine et du bon secours qu'il venait de lui porter. Puis, rompant le silence la premiere, elle lui dit, en faisant plus douce encore sa douce voix: <>, dit-elle. Et, pendant que le capitaine Phoebus retroussait sa moustache a la bourguignonne, elle se laissa glisser a bas du cheval, comme une fleche qui tombe a terre, et s'enfuit. Un eclair se fut evanoui moins vite. <> V SUITE DES INCONVENIENTS Gringoire, tout etourdi de sa chute, etait reste sur le pave devant la bonne Vierge du coin de la rue. Peu a peu, il reprit ses sens; il fut d'abord quelques minutes flottant dans une espece de reverie a demi somnolente qui n'etait pas sans douceur, ou les aeriennes figures de la bohemienne et de la chevre se mariaient a la pesanteur du poing de Quasimodo. Cet etat dura peu. Une assez vive impression de froid a la partie de son corps qui se trouvait en contact avec le pave le reveilla tout a coup, et fit revenir son esprit a la surface. <> se dit-il brusquement. Il s'apercut alors qu'il etait un peu dans le milieu du ruisseau. <> grommela-t-il entre ses dents, et il voulut se lever. Mais il etait trop etourdi et trop meurtri. Force lui fut de rester en place. Il avait du reste la main assez libre; il se boucha le nez, et se resigna. <> Le mot d'_hermetiques_ amena subitement l'idee de l'archidiacre Claude Frollo dans son esprit. Il se rappela la scene violente qu'il venait d'entrevoir, que la bohemienne se debattait entre deux hommes, que Quasimodo avait un compagnon, et la figure morose et hautaine de l'archidiacre passa confusement dans son souvenir. <> pensa-t-il. Et il se mit a echafauder, avec cette donnee et sur cette base, le fantasque edifice des hypotheses, ce chateau de cartes des philosophes. Puis soudain, revenant encore une fois a la realite: <> s'ecria-t-il. La place, en effet, devenait de moins en moins tenable. Chaque molecule de l'eau du ruisseau enlevait une molecule de calorique rayonnant aux reins de Gringoire, et l'equilibre entre la temperature de son corps et la temperature du ruisseau commencait a s'etablir d'une rude facon. Un ennui d'une toute autre nature vint tout a coup l'assaillir. Un groupe d'enfants, de ces petits sauvages va-nu-pieds qui ont de tout temps battu le pave de Paris sous le nom eternel de _gamins_, et qui, lorsque nous etions enfants aussi, nous ont jete des pierres a tous le soir au sortir de classe, parce que nos pantalons n'etaient pas dechires, un essaim de ces jeunes droles accourait vers le carrefour ou gisait Gringoire, avec des rires et des cris qui paraissaient se soucier fort peu du sommeil des voisins. Ils trainaient apres eux je ne sais quel sac informe; et le bruit seul de leurs sabots eut reveille un mort. Gringoire, qui ne l'etait pas encore tout a fait, se souleva a demi. <> Et voila qu'ils jeterent la paillasse precisement sur Gringoire, pres duquel ils etaient arrives sans le voir. En meme temps, un d'eux prit une poignee de paille qu'il alla allumer a la meche de la bonne Vierge. <> Le moment etait critique. Il allait etre pris entre le feu et l'eau; il fit un effort surnaturel, un effort de faux monnayeur qu'on va bouillir et qui tache de s'echapper. Il se leva debout, rejeta la paillasse sur les gamins, et s'enfuit. <> Et ils s'enfuirent de leur cote. La paillasse resta maitresse du champ de bataille. Belle-foret, le pere Le Juge et Corrozet assurent que le lendemain elle fut ramassee avec grande pompe par le clerge du quartier et portee au tresor de l'eglise Sainte-Opportune, ou le sacristain se fit jusqu'en 1789 un assez beau revenu avec le grand miracle de la statue de la Vierge du coin de la rue Mauconseil, qui avait, par sa seule presence, dans la memorable nuit du 6 au 7 janvier 1482, exorcise defunt Eustache Moubon, lequel, pour faire niche au diable, avait, en mourant, malicieusement cache son ame dans sa paillasse. VI LA CRUCHE CASSEE Apres avoir couru a toutes jambes pendant quelque temps, sans savoir ou, donnant de la tete a maint coin de rue, enjambant maint ruisseau, traversant mainte ruelle, maint cul-de-sac, maint carrefour, cherchant fuite et passage a travers tous les meandres du vieux pave des Halles, explorant dans sa peur panique ce que le beau latin des chartes appelle _tota via, cheminum et viaria_[20], notre poete s'arreta tout a coup, d'essoufflement d'abord, puis saisi en quelque sorte au collet par un dilemme qui venait de surgir dans son esprit. <> Alors il revint sur ses pas, et s'orientant et furetant, le nez au vent et l'oreille aux aguets, il s'efforca de retrouver la bienheureuse paillasse. Mais en vain. Ce n'etaient qu'intersections de maisons, culs-de-sac, pattes-d'oie, au milieu desquels il hesitait et doutait sans cesse, plus empeche et plus englue dans cet enchevetrement de ruelles noires qu'il ne l'eut ete dans le dedalus meme de l'hotel des Tournelles. Enfin il perdit patience, et s'ecria solennellement: <> Cette exclamation le soulagea un peu, et une espece de reflet rougeatre qu'il apercut en ce moment au bout d'une longue et etroite ruelle, acheva de relever son moral. <> Et se comparant au nocher qui sombre dans la nuit: <<_Salve_, ajouta-t-il pieusement, _salve, maris stella_[21]!>> Adressait-il ce fragment de litanie a la sainte Vierge ou a la paillasse? c'est ce que nous ignorons parfaitement. A peine avait-il fait quelques pas dans la longue ruelle, laquelle etait en pente, non pavee, et de plus en plus boueuse et inclinee, qu'il remarqua quelque chose d'assez singulier. Elle n'etait pas deserte. Ca et la, dans sa longueur, rampaient je ne sais quelles masses vagues et informes, se dirigeant toutes vers la lueur qui vacillait au bout de la rue, comme ces lourds insectes qui se trainent la nuit de brin d'herbe en brin d'herbe vers un feu de patre. Rien ne rend aventureux comme de ne pas sentir la place de son gousset. Gringoire continua de s'avancer, et eut bientot rejoint celle de ces larves qui se trainait le plus paresseusement a la suite des autres. En s'en approchant, il vit que ce n'etait rien autre chose qu'un miserable cul-de-jatte qui sautelait sur ses deux mains, comme un faucheux blesse qui n'a plus que deux pattes. Au moment ou il passa pres de cette espece d'araignee a face humaine, elle eleva vers lui une voix lamentable: <<_La buona mancia, signor! la buona mancia_[22]! --Que le diable t'emporte, dit Gringoire, et moi avec toi, si je sais ce que tu veux dire!>> Et il passa outre. Il rejoignit une autre de ces masses ambulantes, et l'examina. C'etait un perclus, a la fois boiteux et manchot, et si manchot et si boiteux que le systeme complique de bequilles et de jambes de bois qui le soutenait lui donnait l'air d'un echafaudage de macons en marche. Gringoire, qui avait les comparaisons nobles et classiques, le compara dans sa pensee au trepied vivant de Vulcain. Ce trepied vivant le salua au passage, mais en arretant son chapeau a la hauteur du menton de Gringoire, comme un plat a barbe, et en lui criant aux oreilles: <<_Senor caballero, para comprar un pedaso de pan_[23]! --Il parait, dit Gringoire, que celui-la parle aussi; mais c'est une rude langue, et il est plus heureux que moi s'il la comprend.>> Puis se frappant le front par une subite transition d'idee: <> Il voulut doubler le pas; mais pour la troisieme fois quelque chose lui barra le chemin. Ce quelque chose, ou plutot ce quelqu'un, c'etait un aveugle, un petit aveugle a face juive et barbue, qui, ramant dans l'espace autour de lui avec un baton, et remorque par un gros chien, lui nasilla avec un accent hongrois: <<_Facitote caritatem_[24]! --A la bonne heure! dit Pierre Gringoire, en voila un enfin qui parle un langage chretien. Il faut que j'aie la mine bien aumoniere pour qu'on me demande ainsi la charite dans l'etat de maigreur ou est ma bourse. Mon ami (et il se tournait vers l'aveugle), j'ai vendu la semaine passee ma derniere chemise; c'est-a-dire, puisque vous ne comprenez que la langue de Cicero: _Vendidi hebdomade nuper transita meam ultimam chemisam_.>> Cela dit, il tourna le dos a l'aveugle, et poursuivit son chemin; mais l'aveugle se mit a allonger le pas en meme temps que lui, et voila que le perclus, voila que le cul-de-jatte surviennent de leur cote avec grande hate et grand bruit d'ecuelle et de bequilles sur le pave. Puis, tous trois, s'entre-culbutant aux trousses du pauvre Gringoire, se mirent a lui chanter leur chanson: <> chantait le cul-de-jatte. Et le boiteux relevait la phrase musicale en repetant: <<_Un pedaso de pan!_>> Gringoire se boucha les oreilles. <> s'ecria-t-il. Il se mit a courir. L'aveugle courut. Le boiteux courut. Le cul-de-jatte courut. Et puis, a mesure qu'il s'enfoncait dans la rue, culs-de-jatte, aveugles, boiteux, pullulaient autour de lui, et des manchots, et des borgnes, et des lepreux avec leurs plaies, qui sortant des maisons, qui des petites rues adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant, beuglant, glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la lumiere, et vautres dans la fange comme des limaces apres la pluie. Gringoire, toujours suivi par ses trois persecuteurs, et ne sachant trop ce que cela allait devenir, marchait effare au milieu des autres, tournant les boiteux, enjambant les culs-de-jatte, les pieds empetres dans cette fourmiliere d'eclopes, comme ce capitaine anglais qui s'enlisa dans un troupeau de crabes. L'idee lui vint d'essayer de retourner sur ses pas. Mais il etait trop tard. Toute cette legion s'etait refermee derriere lui, et ses trois mendiants le tenaient. Il continua donc, pousse a la fois par ce flot irresistible, par la peur et par un vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de reve horrible. Enfin, il atteignit l'extremite de la rue. Elle debouchait sur une place immense, ou mille lumieres eparses vacillaient dans le brouillard confus de la nuit. Gringoire s'y jeta, esperant echapper par la vitesse de ses jambes aux trois spectres infirmes qui s'etaient cramponnes a lui. <<_Onde vas, hombre_[25]!>> cria le perclus jetant la ses bequilles, et courant apres lui avec les deux meilleures jambes qui eussent jamais trace un pas geometrique sur le pave de Paris. Cependant le cul-de-jatte, debout sur ses pieds, coiffait Gringoire de sa lourde jatte ferree, et l'aveugle le regardait en face avec des yeux flamboyants. <> Ils repondirent par un eclat de rire sinistre. Le pauvre poete jeta les yeux autour de lui. Il etait en effet dans cette redoutable Cour des Miracles, ou jamais honnete homme n'avait penetre a pareille heure; cercle magique ou les officiers du Chatelet et les sergents de la prevote qui s'y aventuraient disparaissaient en miettes; cite des voleurs, hideuse verrue a la face de Paris; egout d'ou s'echappait chaque matin, et ou revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicite et de vagabondage toujours deborde dans les rues des capitales; ruche monstrueuse ou rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l'ordre social; hopital menteur ou le bohemien, le moine defroque, l'ecolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chretiens, mahometans, idolatres, couverts de plaies fardees, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands; immense vestiaire, en un mot, ou s'habillaient et se deshabillaient a cette epoque tous les acteurs de cette comedie eternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pave de Paris. C'etait une vaste place, irreguliere et mal pavee, comme toutes les places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes etranges, y brillaient ca et la. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants, des voix de femmes. Les mains, les tetes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y decoupaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, ou tremblait la clarte des feux, melee a de grandes ombres indefinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait a un homme, un homme qui ressemblait a un chien. Les limites des races et des especes semblaient s'effacer dans cette cite comme dans un pandemonium. Hommes, femmes, betes, age, sexe, sante, maladie, tout semblait etre en commun parmi ce peuple; tout allait ensemble, mele, confondu, superpose; chacun y participait de tout. Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait a Gringoire de distinguer, a travers son trouble, tout a l'entour de l'immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons dont les facades vermoulues, ratatinees, rabougries, percees chacune d'une ou deux lucarnes eclairees, lui semblaient dans l'ombre d'enormes tetes de vieilles femmes, rangees en cercle, monstrueuses et rechignees, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux. C'etait comme un nouveau monde, inconnu, inoui, difforme, reptile, fourmillant, fantastique. Gringoire, de plus en plus effare, pris par les trois mendiants comme par trois tenailles, assourdi d'une foule d'autres visages qui moutonnaient et aboyaient autour de lui, le malencontreux Gringoire tachait de rallier sa presence d'esprit pour se rappeler si l'on etait a un samedi. Mais ses efforts etaient vains; le fil de sa memoire et de sa pensee etait rompu; et doutant de tout, flottant de ce qu'il voyait a ce qu'il sentait, il se posait cette insoluble question: <> En ce moment, un cri distinct s'eleva dans la cohue bourdonnante qui l'enveloppait: <> repeterent toutes les voix. On l'entraina. Ce fut a qui mettrait la griffe sur lui. Mais les trois mendiants ne lachaient pas prise, et l'arrachaient aux autres en hurlant: <> Le pourpoint deja malade du poete rendit le dernier soupir dans cette lutte. En traversant l'horrible place, son vertige se dissipa. Au bout de quelques pas, le sentiment de la realite lui etait revenu. Il commencait a se faire a l'atmosphere du lieu. Dans le premier moment, de sa tete de poete, ou peut-etre, tout simplement et tout prosaiquement, de son estomac vide, il s'etait eleve une fumee, une vapeur pour ainsi dire, qui, se repandant entre les objets et lui, ne les lui avait laisse entrevoir que dans la brume incoherente du cauchemar, dans ces tenebres des reves qui font trembler tous les contours, grimacer toutes les formes, s'agglomerer les objets en groupes demesures, dilatant les choses en chimeres et les hommes en fantomes. Peu a peu a cette hallucination succeda un regard moins egare et moins grossissant. Le reel se faisait jour autour de lui, lui heurtait les yeux, lui heurtait les pieds, et demolissait piece a piece toute l'effroyable poesie dont il s'etait cru d'abord entoure. Il fallut bien s'apercevoir qu'il ne marchait pas dans le Styx, mais dans la boue, qu'il n'etait pas coudoye par des demons, mais par des voleurs; qu'il n'y allait pas de son ame, mais tout bonnement de sa vie (puisqu'il lui manquait ce precieux conciliateur qui se place si efficacement entre le bandit et l'honnete homme: la bourse). Enfin, en examinant l'orgie de plus pres et avec plus de sang-froid, il tomba du sabbat au cabaret. La Cour des Miracles n'etait en effet qu'un cabaret, mais un cabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin. Le spectacle qui s'offrit a ses yeux, quand son escorte en guenilles le deposa enfin au terme de sa course, n'etait pas propre a le ramener a la poesie, fut-ce meme a la poesie de l'enfer. C'etait plus que jamais la prosaique et brutale realite de la taverne. Si nous n'etions pas au quinzieme siecle, nous dirions que Gringoire etait descendu de Michel-Ange a Callot. Autour d'un grand feu qui brulait sur une large dalle ronde, et qui penetrait de ses flammes les tiges rougies d'un trepied vide pour le moment, quelques tables vermoulues etaient dressees, ca et la, au hasard, sans que le moindre laquais geometre eut daigne ajuster leur parallelisme ou veiller a ce qu'au moins elles ne se coupassent pas a des angles trop inusites. Sur ces tables reluisaient quelques pots ruisselants de vin et de cervoise, et autour de ces pots se groupaient force visages bachiques, empourpres de feu et de vin. C'etait un homme a gros ventre et a joviale figure qui embrassait bruyamment une fille de joie, epaisse et charnue. C'etait une espece de faux soldat, un narquois, comme on disait en argot, qui defaisait en sifflant les bandages de sa fausse blessure, et qui degourdissait son genou sain et vigoureux, emmaillote depuis le matin dans mille ligatures. Au rebours, c'etait un malingreux qui preparait avec de l'eclaire et du sang de boeuf sa _jambe de Dieu_ du lendemain. Deux tables plus loin, un coquillart, avec son costume complet de pelerin, epelait la complainte de Sainte-Reine, sans oublier la psalmodie et le nasillement. Ailleurs un jeune hubin prenait lecon d'epilepsie d'un vieux sabouleux qui lui enseignait l'art d'ecumer en machant un morceau de savon. A cote, un hydropique se degonflait, et faisait boucher le nez a quatre ou cinq larronnesses qui se disputaient a la meme table un enfant vole dans la soiree. Toutes circonstances qui, deux siecles plus tard, _semblerent si ridicules a la cour,_ comme dit Sauval, _qu'elles servirent de passe-temps au roi et d'entree au ballet royal de La Nuit, divise en quatre parties et danse sur le theatre du Petit-Bourbon_[26]. <> Le gros rire eclatait partout, et la chanson obscene. Chacun tirait a soi, glosant et jurant sans ecouter le voisin. Les pots trinquaient, et les querelles naissaient au choc des pots, et les pots ebreches faisaient dechirer les haillons. Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. Quelques enfants etaient meles a cette orgie. L'enfant vole, qui pleurait et criait. Un autre, gros garcon de quatre ans, assis les jambes pendantes sur un banc trop eleve, ayant de la table jusqu'au menton, et ne disant mot. Un troisieme etalant gravement avec son doigt sur la table le suif en fusion qui coulait d'une chandelle. Un dernier, petit, accroupi dans la boue, presque perdu dans un chaudron qu'il raclait avec une tuile et dont il tirait un son a faire evanouir Stradivarius. Un tonneau etait pres du feu, et un mendiant sur le tonneau. C'etait le roi sur son trone. Les trois qui avaient Gringoire l'amenerent devant ce tonneau, et toute la bacchanale fit un moment silence, excepte le chaudron habite par l'enfant. Gringoire n'osait souffler ni lever les yeux. <<_Hombre, quita ta sombrero_[27]>>, dit l'un des trois droles a qui il etait; et avant qu'il eut compris ce que cela voulait dire, l'autre lui avait pris son chapeau. Miserable bicoquet, il est vrai, mais bon encore un jour de soleil ou un jour de pluie. Gringoire soupira. Cependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la parole. <> Gringoire tressaillit. Cette voix, quoique accentuee par la menace, lui rappela une autre voix qui le matin meme avait porte le premier coup a son mystere en nasillant au milieu de l'auditoire: _La charite, s'il vous plait!_ Il leva la tete. C'etait en effet Clopin Trouillefou. Clopin Trouillefou, revetu de ses insignes royaux, n'avait pas un haillon de plus ni de moins. Sa plaie au bras avait deja disparu. Il portait a la main un de ces fouets a lanieres de cuir blanc dont se servaient alors les sergents a verge pour serrer la foule, et que l'on appelait _boullayes_. Il avait sur la tete une espece de coiffure cerclee et fermee par le haut; mais il etait difficile de distinguer si c'etait un bourrelet d'enfant ou une couronne de roi, tant les deux choses se ressemblent. Cependant Gringoire, sans savoir pourquoi, avait repris quelque espoir en reconnaissant dans le roi de la Cour des Miracles son maudit mendiant de la grand-salle. <> _Pour ta defense!_ pensa Gringoire, ceci me deplait. Il reprit en begayant: <> La harangue etait formidable. <> J'aurai de la peine a m'en tirer, pensa Gringoire. Il tenta pourtant encore un effort. <> Clopin l'interrompit: <> Sa malheureuse voix, en effet, etait couverte par le vacarme qui se faisait autour de lui. Le petit garcon raclait son chaudron avec plus de verve que jamais; et pour comble, une vieille femme venait de poser sur le trepied ardent une poele pleine de graisse, qui glapissait au feu avec un bruit pareil aux cris d'une troupe d'enfants qui poursuit un masque. Cependant Clopin Trouillefou parut conferer un moment avec le duc d'Egypte et l'empereur de Galilee, lequel etait completement ivre. Puis il cria aigrement: <> et, comme le chaudron et la poele a frire ne l'ecoutaient pas et continuaient leur duo, il sauta a bas de son tonneau, donna un coup de pied dans le chaudron, qui roula a dix pas avec l'enfant, un coup de pied dans la poele, dont toute la graisse se renversa dans le feu, et il remonta gravement sur son trone, sans se soucier des pleurs etouffes de l'enfant, ni des grognements de la vieille, dont le souper s'en allait en belle flamme blanche. Trouillefou fit un signe, et le duc, et l'empereur, et les archisuppots et les cagoux vinrent se ranger autour de lui en un fer-a-cheval, dont Gringoire, toujours rudement apprehende au corps, occupait le centre. C'etait un demi-cercle de haillons, de guenilles, de clinquant, de fourches, de haches, de jambes avinees, de gros bras nus, de figures sordides, eteintes et hebetees. Au milieu de cette table ronde de la gueuserie, Clopin Trouillefou, comme le doge de ce senat, comme le roi de cette pairie, comme le pape de ce conclave, dominait, d'abord de toute la hauteur de son tonneau, puis de je ne sais quel air hautain, farouche et formidable qui faisait petiller sa prunelle et corrigeait dans son sauvage profil le type bestial de la race truande. On eut dit une hure parmi des groins. <> On peut juger de l'effet que fit cette proposition sur Gringoire, qui voyait la vie lui echapper, et commencait a lacher prise. Il s'y rattacha energiquement. <> Le roi de Thunes fronca le sourcil. <> Gringoire tacha de glisser quelque excuse a travers ces breves paroles que la colere saccadait de plus en plus. <> En parlant ainsi, il designait du doigt le petit juif hongrois barbu, qui avait accoste Gringoire de son _facitote caritatem_, et qui, ne comprenant pas d'autre langue, regardait avec surprise la mauvaise humeur du roi de Thunes deborder sur lui. Enfin monseigneur Clopin se calma. <> Clopin fit un signe. Quelques argotiers se detacherent du cercle et revinrent un moment apres. Ils apportaient deux poteaux termines a leur extremite inferieure par deux spatules en charpente, qui leur faisaient prendre aisement pied sur le sol. A l'extremite superieure des deux poteaux ils adapterent une solive transversale, et le tout constitua une fort jolie potence portative, que Gringoire eut la satisfaction de voir se dresser devant lui en un clin d'oeil. Rien n'y manquait, pas meme la corde qui se balancait gracieusement au-dessous de la traverse. <> se demanda Gringoire avec quelque inquietude. Un bruit de sonnettes qu'il entendit au meme moment mit fin a son anxiete. C'etait un mannequin que les truands suspendaient par le cou a la corde, espece d'epouvantail aux oiseaux, vetu de rouge, et tellement charge de grelots et de clochettes qu'on eut pu en harnacher trente mules castillanes. Ces mille sonnettes frissonnerent quelque temps aux oscillations de la corde, puis s'eteignirent peu a peu, et se turent enfin, quand le mannequin eut ete ramene a l'immobilite par cette loi du pendule qui a detrone la clepsydre et le sablier. Alors Clopin, indiquant a Gringoire un vieil escabeau chancelant place au-dessous du mannequin: <>, reprit Clopin. Gringoire monta sur l'escabeau, et parvint, non sans quelques oscillations de la tete et des bras, a y retrouver son centre de gravite. <> Clopin hocha la tete. <> La bande des argotiers applaudit aux paroles de Clopin, et se rangea circulairement autour de la potence, avec un rire tellement impitoyable que Gringoire vit qu'il les amusait trop pour n'avoir pas tout a craindre d'eux. Il ne lui restait donc plus d'espoir, si ce n'est la frele chance de reussir dans la redoutable operation qui lui etait imposee. Il se decida a la risquer, mais ce ne fut pas sans avoir adresse d'abord une fervente priere au mannequin qu'il allait devaliser et qui eut ete plus facile a attendrir que les truands. Cette myriade de sonnettes avec leurs petites langues de cuivre lui semblaient autant de gueules d'aspics ouvertes, pretes a mordre et a siffler. <> Il tenta encore un effort sur Trouillefou. <>, repondit l'autre sans hesiter. Voyant qu'il n'y avait ni repit, ni sursis, ni faux-fuyant possible, il prit bravement son parti. Il tourna son pied droit autour de son pied gauche, se dressa sur son pied gauche, et etendit le bras; mais, au moment ou il touchait le mannequin, son corps qui n'avait plus qu'un pied chancela sur l'escabeau qui n'en avait que trois; il voulut machinalement s'appuyer au mannequin, perdit l'equilibre, et tomba lourdement sur la terre, tout assourdi par la fatale vibration des mille sonnettes du mannequin, qui, cedant a l'impulsion de sa main, decrivit d'abord une rotation sur lui-meme, puis se balanca majestueusement entre les deux poteaux. <> cria-t-il en tombant, et il resta comme mort la face contre terre. Cependant il entendait le redoutable carillon au-dessus de sa tete, et le rire diabolique des truands, et la voix de Trouillefou, qui disait: <> Il se leva. On avait deja decroche le mannequin pour lui faire place. Les argotiers le firent monter sur l'escabeau. Clopin vint a lui, lui passa la corde au cou, et lui frappant sur l'epaule: <> Le mot _grace_ expira sur les levres de Gringoire. Il promena ses regards autour de lui. Mais aucun espoir: tous riaient. <> Bellevigne de l'Etoile monta lestement sur la solive transversale, et au bout d'un instant Gringoire, en levant les yeux, le vit avec terreur accroupi sur la traverse au-dessus de sa tete. <> Gringoire frissonna. <> dit Clopin Trouillefou aux trois argotiers prets a se precipiter sur Gringoire comme trois araignees sur une mouche. Le pauvre patient eut un moment d'attente horrible, pendant que Clopin repoussait tranquillement du bout du pied dans le feu quelques brins de sarment que la flamme n'avait pas gagnes. <> repeta-t-il, et il ouvrit ses mains pour frapper. Une seconde de plus, c'en etait fait. Mais il s'arreta, comme averti par une idee subite. <> Cette loi bohemienne, si bizarre qu'elle puisse sembler au lecteur, est aujourd'hui encore ecrite tout au long dans la vieille legislation anglaise. Voyez _Burington's Observations_. Gringoire respira. C'etait la seconde fois qu'il revenait a la vie depuis une demi-heure. Aussi n'osait-il trop s'y fier. <> Gringoire, dans ce miserable etat, etait sans doute peu appetissant. Les truandes se montrerent mediocrement touchees de la proposition. Le malheureux les entendit repondre: <> Trois cependant sortirent de la foule et vinrent le flairer. La premiere etait une grosse fille a face carree. Elle examina attentivement le pourpoint deplorable du philosophe. La souquenille etait usee et plus trouee qu'une poele a griller des chataignes. La fille fit la grimace. <> grommela-t-elle, et s'adressant a Gringoire: <> repliqua la truande en lui tournant le dos. La seconde, vieille, noire, ridee, hideuse, d'une laideur a faire tache dans la Cour des Miracles, tourna autour de Gringoire. Il tremblait presque qu'elle ne voulut de lui. Mais elle dit entre ses dents: <> et s'eloigna. La troisieme etait une jeune fille, assez fraiche, et pas trop laide. <> lui dit a voix basse le pauvre diable. Elle le considera un moment d'un air de pitie, puis baissa les yeux, fit un pli a sa jupe, et resta indecise. Il suivait des yeux tous ses mouvements; c'etait la derniere lueur d'espoir. <> Elle rentra dans la foule. <> Puis, se levant debout sur son tonneau: <> Et se tournant vers la potence avec un signe de tete: <> Bellevigne de l'Etoile, Andry le Rouge, Francois Chante-Prune se rapprocherent de Gringoire. En ce moment un cri s'eleva parmi les argotiers: <<_La Esmeralda! la Esmeralda!_>> Gringoire tressaillit, et se tourna du cote d'ou venait la clameur. La foule s'ouvrit, et donna passage a une pure et eblouissante figure. C'etait la bohemienne. <> dit Gringoire, stupefait, au milieu de ses emotions, de la brusque maniere dont ce mot magique nouait tous les souvenirs de sa journee. Cette rare creature paraissait exercer jusque dans la Cour des Miracles son empire de charme et de beaute. Argotiers et argotieres se rangeaient doucement a son passage, et leurs brutales figures s'epanouissaient a son regard. Elle s'approcha du patient avec son pas leger. Sa jolie Djali la suivait. Gringoire etait plus mort que vif. Elle le considera un moment en silence. <> Elle fit sa jolie petite moue de la levre inferieure. <>, dit-elle. Gringoire ici crut fermement qu'il n'avait fait qu'un reve depuis le matin, et que ceci en etait la suite. La peripetie en effet, quoique gracieuse, etait violente. On detacha le noeud coulant, on fit descendre le poete de l'escabeau. Il fut oblige de s'asseoir, tant la commotion etait vive. Le duc d'Egypte, sans prononcer une parole, apporta une cruche d'argile. La bohemienne la presenta a Gringoire. <>, lui dit-elle. La cruche se brisa en quatre morceaux. <> VII UNE NUIT DE NOCES Au bout de quelques instants, notre poete se trouva dans une petite chambre voutee en ogive, bien close, bien chaude, assis devant une table qui ne paraissait pas demander mieux que de faire quelques emprunts a un garde-manger suspendu tout aupres, ayant un bon lit en perspective, et tete a tete avec une jolie fille. L'aventure tenait de l'enchantement. Il commencait a se prendre serieusement pour un personnage de conte de fees; de temps en temps il jetait les yeux autour de lui comme pour chercher si le char de feu attele de deux chimeres ailees, qui avait seul pu le transporter si rapidement du tartare au paradis, etait encore la. Par moments aussi il attachait obstinement son regard aux trous de son pourpoint, afin de se cramponner a la realite et de ne pas perdre terre tout a fait. Sa raison, ballottee dans les espaces imaginaires, ne tenait plus qu'a ce fil. La jeune fille ne paraissait faire aucune attention a lui; elle allait, venait, derangeait quelque escabelle, causait avec sa chevre, faisait sa moue ca et la. Enfin elle vint s'asseoir pres de la table, et Gringoire put la considerer a l'aise. Vous avez ete enfant, lecteur, et vous etes peut-etre assez heureux pour l'etre encore. Il n'est pas que vous n'ayez plus d'une fois (et pour mon compte j'y ai passe des journees entieres, les mieux employees de ma vie) suivi de broussaille en broussaille, au bord d'une eau vive, par un jour de soleil, quelque belle demoiselle verte ou bleue, brisant son vol a angles brusques et baisant le bout de toutes les branches. Vous vous rappelez avec quelle curiosite amoureuse votre pensee et votre regard s'attachaient a ce petit tourbillon sifflant et bourdonnant, d'ailes de pourpre et d'azur, au milieu duquel flottait une forme insaisissable voilee par la rapidite meme de son mouvement. L'etre aerien qui se dessinait confusement a travers ce fremissement d'ailes vous paraissait chimerique, imaginaire, impossible a toucher, impossible a voir. Mais lorsque enfin la demoiselle se reposait a la pointe d'un roseau et que vous pouviez examiner, en retenant votre souffle, les longues ailes de gaze, la longue robe d'email, les deux globes de cristal, quel etonnement n'eprouviez-vous pas et quelle peur de voir de nouveau la forme s'en aller en ombre et l'etre en chimere! Rappelez-vous ces impressions, et vous vous rendrez aisement compte de ce que ressentait Gringoire en contemplant sous sa forme visible et palpable cette Esmeralda qu'il n'avait entrevue jusque-la qu'a travers un tourbillon de danse, de chant et de tumulte. Enfonce de plus en plus dans sa reverie, <> Cette idee en tete et dans les yeux, il s'approcha de la jeune fille d'une facon si militaire et si galante qu'elle recula. <> repondit Gringoire avec un accent si passionne qu'il en etait etonne lui-meme en s'entendant parler. L'egyptienne ouvrit ses grands yeux. <> Et, tout ingenument, il lui prit la taille. Le corsage de la bohemienne glissa dans ses mains comme la robe d'une anguille. Elle sauta d'un bond a l'autre bout de la cellule, se baissa, et se redressa, avec un petit poignard a la main, avant que Gringoire eut eu seulement le temps de voir d'ou ce poignard sortait; irritee et fiere, les levres gonflees, les narines ouvertes, les joues rouges comme une pomme d'api, les prunelles rayonnantes d'eclairs. En meme temps, la chevrette blanche se placa devant elle, et presenta a Gringoire un front de bataille, herisse de deux cornes jolies, dorees et fort pointues. Tout cela se fit en un clin d'oeil. La demoiselle se faisait guepe et ne demandait pas mieux que de piquer. Notre philosophe resta interdit, promenant tour a tour de la chevre a la jeune fille des regards hebetes. <> La bohemienne rompit le silence de son cote. <> Gringoire se mordit les levres. <> Cependant le poignard de la Esmeralda et les cornes de la chevre etaient toujours sur la defensive. <> Au fond, Gringoire, comme M. Despreaux, etait <>. Il n'etait pas de cette espece chevaliere et mousquetaire qui prend les jeunes filles d'assaut. En matiere d'amour, comme en toute autre affaire, il etait volontiers pour les temporisations et les moyens termes; et un bon souper, en tete a tete aimable, lui paraissait, surtout quand il avait faim, un entr'acte excellent entre le prologue et le denoument d'une aventure d'amour. L'egyptienne ne repondit pas. Elle fit sa petite moue dedaigneuse, dressa la tete comme un oiseau, puis eclata de rire, et le poignard mignon disparut comme il etait venu, sans que Gringoire put voir ou l'abeille cachait son aiguillon. Un moment apres, il y avait sur la table un pain de seigle, une tranche de lard, quelques pommes ridees et un broc de cervoise. Gringoire se mit a manger avec emportement. A entendre le cliquetis furieux de sa fourchette de fer et de son assiette de faience, on eut dit que tout son amour s'etait tourne en appetit. La jeune fille assise devant lui le regardait faire en silence, visiblement preoccupee d'une autre pensee a laquelle elle souriait de temps en temps, tandis que sa douce main caressait la tete intelligente de la chevre mollement pressee entre ses genoux. Une chandelle de cire jaune eclairait cette scene de voracite et de reverie. Cependant, les premiers belements de son estomac apaises, Gringoire sentit quelque fausse honte de voir qu'il ne restait plus qu'une pomme. <> Elle repondit par un signe de tete negatif, et son regard pensif alla se fixer a la voute de la cellule. <> pensa Gringoire, et regardant ce qu'elle regardait: <> Il haussa la voix: <> Elle ne paraissait pas l'entendre. Il reprit plus haut encore: <> Peine perdue. L'esprit de la jeune fille etait ailleurs, et la voix de Gringoire n'avait pas la puissance de le rappeler. Heureusement la chevre s'en mela. Elle se mit a tirer doucement sa maitresse par la manche: <> dit Gringoire, charme d'entamer la conversation. La Esmeralda se mit a emietter du pain, que Djali mangeait gracieusement dans le creux de sa main. Du reste, Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa reverie. Il hasarda une question delicate. <> La jeune fille le regarda fixement, et dit: <> reprit Gringoire. Elle fit sa moue, et repondit: <> poursuivit Gringoire. Elle le regarda encore fixement, et dit apres un moment de reflexion: <> Ce _peut-etre_, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire. <> La danseuse des rues etait, en parlant ainsi, d'une beaute qui frappait singulierement Gringoire, et lui semblait en rapport parfait avec l'exaltation presque orientale de ses paroles. Ses levres roses et pures souriaient a demi; son front candide et serein devenait trouble par moments sous sa pensee, comme un miroir sous une haleine; et de ses longs cils noirs baisses s'echappait une sorte de lumiere ineffable qui donnait a son profil cette suavite ideale que Raphael retrouva depuis au point d'intersection mystique de la virginite, de la maternite et de la divinite. Gringoire n'en poursuivit pas moins. <> Elle resta un moment pensive, puis elle dit avec une expression particuliere: <> Elle lui jeta un coup d'oeil grave. <> Gringoire rougit et se le tint pour dit. Il etait evident que la jeune fille faisait allusion au peu d'appui qu'il lui avait prete dans la circonstance critique ou elle s'etait trouvee deux heures auparavant. Ce souvenir, efface par ses autres aventures de la soiree, lui revint. Il se frappa le front. <> Cette question fit tressaillir la bohemienne. <> La Esmeralda sourit, soupira, et garda le silence. <>, dit la jeune fille. Et elle ajouta vivement: <> Il y eut un silence. Gringoire tailladait la table avec son couteau. La jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose a travers le mur. Tout a coup elle se prit a chanter d'une voix a peine articulee: _Quando las pintadas aves_ _Mudas estan, y la tierra_[29]... Elle s'interrompit brusquement, et se mit a caresser Djali. <> Elle tira de son sein une espece de petit sachet oblong suspendu a son cou par une chaine de grains d'adrezarach. Ce sachet exhalait une forte odeur de camphre. Il etait recouvert de soie verte, et portait a son centre une grosse verroterie verte, imitant l'emeraude. <>, dit-elle. Gringoire voulut prendre le sachet. Elle recula. <> La curiosite du poete etait de plus en plus eveillee. <> Elle mit un doigt sur sa bouche et cacha l'amulette dans son sein. Il essaya d'autres questions, mais elle repondait a peine. <> Elle se mit a chanter sur un vieil air: _Mon pere est oiseau,_ _Ma mere est oiselle,_ _Je passe l'eau sans nacelle,_ _Je passe l'eau sans bateau,_ _Ma mere est oiselle._ _Mon pere est oiseau._ <> Elle retomba dans son laconisme. <>, observa timidement le poete. Elle fit sa jolie grimace habituelle. <> Gringoire se tut, attendant l'effet de sa harangue sur la jeune fille. Elle avait les yeux fixes a terre. <<_Phoebus_>>, disait-elle a mi-voix. Puis se tournant vers le poete: <<_Phoebus_, qu'est-ce que cela veut dire? Gringoire, sans trop comprendre quel rapport il pouvait y avoir entre son allocution et cette question, ne fut pas fache de faire briller son erudition. Il repondit en se rengorgeant: <> repeta l'egyptienne. Et il y avait dans son accent quelque chose de pensif et de passionne. En ce moment, un de ses bracelets se detacha et tomba. Gringoire se baissa vivement pour le ramasser. Quand il se releva, la jeune fille et la chevre avaient disparu. Il entendit le bruit d'un verrou. C'etait une petite porte communiquant sans doute a une cellule voisine, qui se fermait en dehors. <> dit notre philosophe. Il fit le tour de la cellule. Il n'y avait de meuble propre au sommeil qu'un assez long coffre de bois, et encore le couvercle en etait-il sculpte, ce qui procura a Gringoire, quand il s'y etendit, une sensation a peu pres pareille a celle qu'eprouverait Micromegas en se couchant tout de son long sur les Alpes. <> LIVRE TROISIEME I NOTRE-DAME Sans doute, c'est encore aujourd'hui un majestueux et sublime edifice que l'eglise de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu'elle se soit conservee en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s'indigner devant les degradations, les mutilations sans nombre que simultanement le temps et les hommes ont fait subir au venerable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait pose la premiere pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait pose la derniere. Sur la face de cette vieille reine de nos cathedrales, a cote d'une ride on trouve toujours une cicatrice. _Tempus edax, homo edacior_[30]. Ce que je traduirais volontiers ainsi: le temps est aveugle, l'homme est stupide. Si nous avions le loisir d'examiner une a une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimees a l'antique eglise, la part du temps serait la moindre, la pire celle des hommes, surtout des hommes de l'art. Il faut bien que je dise _des hommes de l'art_, puisqu'il y a eu des individus qui ont pris la qualite d'architectes dans les deux siecles derniers. Et d'abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, a coup sur, peu de plus belles pages architecturales que cette facade ou, successivement et a la fois, les trois portails creuses en ogive, le cordon brode et dentele des vingt-huit niches royales, l'immense rosace centrale flanquee de ses deux fenetres laterales comme le pretre du diacre et du sous-diacre, la haute et frele galerie d'arcades a trefle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d'ardoise, parties harmonieuses d'un tout magnifique, superposees en cinq etages gigantesques, se developpent a l'oeil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables details de statuaire, de sculpture et de ciselure, rallies puissamment a la tranquille grandeur de l'ensemble; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire; oeuvre colossale d'un homme et d'un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est soeur; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d'une epoque, ou sur chaque pierre on voit saillir en cent facons la fantaisie de l'ouvrier disciplinee par le genie de l'artiste; sorte de creation humaine, en un mot, puissante et feconde comme la creation divine dont elle semble avoir derobe le double caractere: variete, eternite. Et ce que nous disons ici de la facade, il faut le dire de l'eglise entiere; et ce que nous disons de l'eglise cathedrale de Paris, il faut le dire de toutes les eglises de la chretiente au moyen age. Tout se tient dans cet art venu de lui-meme, logique et bien proportionne. Mesurer l'orteil du pied, c'est mesurer le geant. Revenons a la facade de Notre-Dame, telle qu'elle nous apparait encore a present, quand nous allons pieusement admirer la grave et puissante cathedrale, qui terrifie, au dire de ses chroniqueurs: _quae mole sua terrorem incutit spectantibus_[31]. Trois choses importantes manquent aujourd'hui a cette facade. D'abord le degre de onze marches qui l'exhaussait jadis au-dessus du sol; ensuite la serie inferieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la serie superieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie du premier etage, a partir de Childebert jusqu'a Philippe-Auguste, tenant en main <>. Le degre, c'est le temps qui l'a fait disparaitre en elevant d'un progres irresistible et lent le niveau du sol de la Cite. Mais, tout en faisant devorer une a une, par cette maree montante du pave de Paris, les onze marches qui ajoutaient a la hauteur majestueuse de l'edifice, le temps a rendu a l'eglise plus peut-etre qu'il ne lui a ote, car c'est le temps qui a repandu sur la facade cette sombre couleur des siecles qui fait de la vieillesse des monuments l'age de leur beaute. Mais qui a jete bas les deux rangs de statues? qui a laisse les niches vides? qui a taille au beau milieu du portail central cette ogive neuve et batarde? qui a ose y encadrer cette fade et lourde porte de bois sculpte a la Louis XV a cote des arabesques de Biscornette? Les hommes; les architectes, les artistes de nos jours. Et si nous entrons dans l'interieur de l'edifice, qui a renverse ce colosse de saint Christophe, proverbial parmi les statues au meme titre que la grand-salle du Palais parmi les halles, que la fleche de Strasbourg parmi les clochers? Et ces myriades de statues qui peuplaient tous les entre-colonnements de la nef et du choeur, a genoux, en pied, equestres, hommes, femmes, enfants, rois, eveques, gendarmes, en pierre, en marbre, en or, en argent, en cuivre, en cire meme, qui les a brutalement balayees? Ce n'est pas le temps. Et qui a substitue au vieil autel gothique, splendidement encombre de chasses et de reliquaires ce lourd sarcophage de marbre a tetes d'anges et a nuages, lequel semble un echantillon depareille du Val-de-Grace ou des Invalides? Qui a betement scelle ce lourd anachronisme de pierre dans le pave carlovingien de Hercandus? N'est-ce pas Louis XIV accomplissant le voeu de Louis XIII? Et qui a mis de froides vitres blanches a la place de ces vitraux <> qui faisaient hesiter l'oeil emerveille de nos peres entre la rose du grand portail et les ogives de l'abside? Et que dirait un sous-chantre du seizieme siecle, en voyant le beau badigeonnage jaune dont nos vandales archeveques ont barbouille leur cathedrale? Il se souviendrait que c'etait la couleur dont le bourreau brossait les edifices _sceleres_; il se rappellerait l'hotel du Petit-Bourbon, tout englue de jaune aussi pour la trahison du connetable, <>. Il croirait que le lieu saint est devenu infame, et s'enfuirait. Et si nous montons sur la cathedrale, sans nous arreter a mille barbaries de tout genre, qu'a-t-on fait de ce charmant petit clocher qui s'appuyait sur le point d'intersection de la croisee, et qui, non moins frele et non moins hardi que sa voisine la fleche (detruite aussi) de la Sainte-Chapelle, s'enfoncait dans le ciel plus avant que les tours, elance, aigu, sonore, decoupe a jour? Un architecte de bon gout (1787) l'a ampute et a cru qu'il suffisait de masquer la plaie avec ce large emplatre de plomb qui ressemble au couvercle d'une marmite. C'est ainsi que l'art merveilleux du moyen age a ete traite presque en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur sa ruine trois sortes de lesions qui toutes trois l'entament a differentes profondeurs: le temps d'abord, qui a insensiblement ebreche ca et la et rouille partout sa surface; ensuite, les revolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et coleres de leur nature, se sont ruees en tumulte sur lui, ont dechire son riche habillement de sculptures et de ciselures, creve ses rosaces, brise ses colliers d'arabesques et de figurines, arrache ses statues, tantot pour leur mitre, tantot pour leur couronne; enfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui depuis les anarchiques et splendides deviations de la renaissance, se sont succede dans la decadence necessaire de l'architecture. Les modes ont fait plus de mal que les revolutions. Elles ont tranche dans le vif, elles ont attaque la charpente osseuse de l'art, elles ont coupe, taille, desorganise, tue l'edifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beaute. Et puis, elles ont refait; pretention que n'avaient eue du moins ni le temps, ni les revolutions. Elles ont effrontement ajuste, de par _le bon gout_, sur les blessures de l'architecture gothique, leurs miserables colifichets d'un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de metal, veritable lepre d'oves, de volutes, d'entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d'amours replets, de cherubins bouffis, qui commence a devorer la face de l'art dans l'oratoire de Catherine de Medicis, et le fait expirer, deux siecles apres, tourmente et grimacant, dans le boudoir de la Dubarry. Ainsi, pour resumer les points que nous venons d'indiquer, trois sortes de ravages defigurent aujourd'hui l'architecture gothique. Rides et verrues a l'epiderme, c'est l'oeuvre du temps; voies de fait, brutalites, contusions, fractures, c'est l'oeuvre des revolutions depuis Luther jusqu'a Mirabeau. Mutilations, amputations, dislocation de la membrure, _restaurations_, c'est le travail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et Vignole. Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les academies l'ont tue. Aux siecles, aux revolutions qui devastent du moins avec impartialite et grandeur, est venue s'adjoindre la nuee des architectes d'ecole, patentes, jures et assermentes, degradant avec le discernement et le choix du mauvais gout, substituant les chicorees de Louis XV aux dentelles gothiques pour la plus grande gloire du Parthenon. C'est le coup de pied de l'ane au lion mourant. C'est le vieux chene qui se couronne, et qui, pour comble, est pique, mordu, dechiquete par les chenilles. Qu'il y a loin de la a l'epoque ou Robert Cenalis, comparant Notre-Dame de Paris a ce fameux temple de Diane a Ephese, _tant reclame par les anciens paiens_, qui a immortalise Erostrate, trouvait la cathedrale gauloise <>! Notre-Dame de Paris n'est point du reste ce qu'on peut appeler un monument complet, defini, classe. Ce n'est plus une eglise romane, ce n'est pas encore une eglise gothique. Cet edifice n'est pas un type. Notre-Dame de Paris n'a point, comme l'abbaye de Tournus, la grave et massive carrure, la ronde et large voute, la nudite glaciale, la majestueuse simplicite des edifices qui ont le plein cintre pour generateur. Elle n'est pas, comme la cathedrale de Bourges, le produit magnifique, leger, multiforme, touffu, herisse, efflorescent de l'ogive. Impossible de la ranger dans cette antique famille d'eglises sombres, mysterieuses, basses et comme ecrasees par le plein cintre; presque egyptiennes au plafond pres; toutes hieroglyphiques, toutes sacerdotales, toutes symboliques; plus chargees dans leurs ornements de losanges et de zigzags que de fleurs, de fleurs que d'animaux, d'animaux que d'hommes; oeuvre de l'architecte moins que de l'eveque; premiere transformation de l'art, tout empreinte de discipline theocratique et militaire, qui prend racine dans le bas-empire et s'arrete a Guillaume le Conquerant. Impossible de placer notre cathedrale dans cette autre famille d'eglises hautes, aeriennes, riches de vitraux et de sculptures; aigues de formes, hardies d'attitudes; communales et bourgeoises comme symboles politiques libres, capricieuses, effrenees, comme oeuvre d'art; seconde transformation de l'architecture, non plus hieroglyphique, immuable et sacerdotale, mais artiste, progressive et populaire, qui commence au retour des croisades et finit a Louis XI. Notre-Dame de Paris n'est pas de pure race romaine comme les premieres, ni de pure race arabe comme les secondes. C'est un edifice de la transition. L'architecte saxon achevait de dresser les premiers piliers de la nef, lorsque l'ogive qui arrivait de la croisade est venue se poser en conquerante sur ces larges chapiteaux romans qui ne devaient porter que des pleins cintres. L'ogive, maitresse des lors, a construit le reste de l'eglise. Cependant, inexperimentee et timide a son debut, elle s'evase, s'elargit, se contient, et n'ose s'elancer encore en fleches et en lancettes comme elle l'a fait plus tard dans tant de merveilleuses cathedrales. On dirait qu'elle se ressent du voisinage des lourds piliers romans. D'ailleurs, ces edifices de la transition du roman au gothique ne sont pas moins precieux a etudier que les types purs. Ils expriment une nuance de l'art qui serait perdue sans eux. C'est la greffe de l'ogive sur le plein cintre. Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux echantillon de cette variete. Chaque face, chaque pierre du venerable monument est une page non seulement de l'histoire du pays, mais encore de l'histoire de la science et de l'art. Ainsi, pour n'indiquer ici que les details principaux, tandis que la petite Porte-Rouge atteint presque aux limites des delicatesses gothiques du quinzieme siecle, les piliers de la nef, par leur volume et leur gravite, reculent jusqu'a l'abbaye carlovingienne de Saint-Germain-des-Pres. On croirait qu'il y a six siecles entre cette porte et ces piliers. Il n'est pas jusqu'aux hermetiques qui ne trouvent dans les symboles du grand portail un abrege satisfaisant de leur science, dont l'eglise de Saint-Jacques-de-la-Boucherie etait un hieroglyphe si complet. Ainsi, l'abbaye romane, l'eglise philosophale, l'art gothique, l'art saxon, le lourd pilier rond qui rappelle Gregoire VII, le symbolisme hermetique par lequel Nicolas Flamel preludait a Luther, l'unite papale, le schisme, Saint-Germain-des-Pres, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout est fondu, combine, amalgame dans Notre-Dame. Cette eglise centrale et generatrice est parmi les vieilles eglises de Paris une sorte de chimere; elle a la tete de l'une, les membres de celle-la, la croupe de l'autre; quelque chose de toutes. Nous le repetons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins interessantes pour l'artiste, pour l'antiquaire, pour l'historien. Elles font sentir a quel point l'architecture est chose primitive, en ce qu'elles demontrent, ce que demontrent aussi les vestiges cyclopeens, les pyramides d'Egypte, les gigantesques pagodes hindoues, que les plus grands produits de l'architecture sont moins des oeuvres individuelles que des oeuvres sociales; plutot l'enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de genie; le depot que laisse une nation; les entassements que font les siecles; le residu des evaporations successives de la societe humaine; en un mot, des especes de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race depose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre. Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes. Le grand symbole de l'architecture, Babel, est une ruche. Les grands edifices, comme les grandes montagnes, sont l'ouvrage des siecles. Souvent l'art se transforme qu'ils pendent encore: _pendent opera interrupta_[32]; ils se continuent paisiblement selon l'art transforme. L'art nouveau prend le monument ou il le trouve, s'y incruste, se l'assimile, le developpe a sa fantaisie et l'acheve s'il peut. La chose s'accomplit sans trouble, sans effort, sans reaction, suivant une loi naturelle et tranquille. C'est une greffe qui survient, une seve qui circule, une vegetation qui reprend. Certes, il y a matiere a bien gros livres, et souvent histoire universelle de l'humanite, dans ces soudures successives de plusieurs arts a plusieurs hauteurs sur le meme monument. L'homme, l'artiste, l'individu s'effacent sur ces grandes masses sans nom d'auteur; l'intelligence humaine s'y resume et s'y totalise. Le temps est l'architecte, le peuple est le macon. A n'envisager ici que l'architecture europeenne chretienne, cette soeur puinee des grandes maconneries de l'Orient, elle apparait aux yeux comme une immense formation divisee en trois zones bien tranchees qui se superposent: la zone romane[33], la zone gothique, la zone de la renaissance, que nous appellerions volontiers greco-romaine. La couche romane, qui est la plus ancienne et la plus profonde, est occupee par le plein cintre, qui reparait porte par la colonne grecque dans la couche moderne et superieure de la renaissance. L'ogive est entre deux. Les edifices qui appartiennent exclusivement a l'une de ces trois couches sont parfaitement distincts, uns et complets. C'est l'abbaye de Jumieges, c'est la cathedrale de Reims, c'est Sainte-Croix d'Orleans. Mais les trois zones se melent et s'amalgament par les bords, comme les couleurs dans le spectre solaire. De la les monuments complexes, les edifices de nuance et de transition. L'un est roman par les pieds, gothique au milieu, greco-romain par la tete. C'est qu'on a mis six cents ans a le batir. Cette variete est rare. Le donjon d'Etampes en est un echantillon. Mais les monuments de deux formations sont plus frequents. C'est Notre-Dame de Paris, edifice ogival, qui s'enfonce par ses premiers piliers dans cette zone romane ou sont plonges le portail de Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Pres. C'est la charmante salle capitulaire demi-gothique de Bocherville a laquelle la couche romane vient jusqu'a mi-corps. C'est la cathedrale de Rouen qui serait entierement gothique si elle ne baignait pas l'extremite de sa fleche centrale dans la zone de la renaissance[34]. Du reste, toutes ces nuances, toutes ces differences n'affectent que la surface des edifices. C'est l'art qui a change de peau. La constitution meme de l'eglise chretienne n'en est pas attaquee. C'est toujours la meme charpente interieure, la meme disposition logique des parties. Quelle que soit l'enveloppe sculptee et brodee d'une cathedrale, on retrouve toujours dessous, au moins a l'etat de germe et de rudiment, la basilique romaine. Elle se developpe eternellement sur le sol selon la meme loi. Ce sont imperturbablement deux nefs qui s'entrecoupent en croix, et dont l'extremite superieure arrondie en abside forme le choeur; ce sont toujours des bas-cotes, pour les processions interieures, pour les chapelles, sortes de promenoirs lateraux ou la nef principale se degorge par les entre-colonnements. Cela pose, le nombre des chapelles, des portails, des clochers, des aiguilles, se modifie a l'infini, suivant la fantaisie du siecle, du peuple, de l'art. Le service du culte une fois pourvu et assure, l'architecture fait ce que bon lui semble. Statues, vitraux, rosaces, arabesques, dentelures, chapiteaux, bas-reliefs, elle combine toutes ces imaginations selon le logarithme qui lui convient. De la la prodigieuse variete exterieure de ces edifices au fond desquels reside tant d'ordre et d'unite. Le tronc de l'arbre est immuable, la vegetation est capricieuse. II PARIS A VOL D'OISEAU Nous venons d'essayer de reparer pour le lecteur cette admirable eglise de Notre-Dame de Paris. Nous avons indique sommairement la plupart des beautes qu'elle avait au quinzieme siecle et qui lui manquent aujourd'hui; mais nous avons omis la principale, c'est la vue du Paris qu'on decouvrait alors du haut de ses tours. C'etait en effet, quand, apres avoir tatonne longtemps dans la tenebreuse spirale qui perce perpendiculairement l'epaisse muraille des clochers, on debouchait enfin brusquement sur l'une des deux hautes plates-formes, inondees de jour et d'air, c'etait un beau tableau que celui qui se deroulait a la fois de toutes parts sous vos yeux; un spectacle _sui generis_, dont peuvent aisement se faire une idee ceux de nos lecteurs qui ont eu le bonheur de voir une ville gothique entiere, complete, homogene, comme il en reste encore quelques-unes, Nuremberg en Baviere, Vittoria en Espagne; ou meme de plus petits echantillons, pourvu qu'ils soient bien conserves, Vitre en Bretagne, Nordhausen en Prusse. Le Paris d'il y a trois cent cinquante ans, le Paris du quinzieme siecle etait deja une ville geante. Nous nous trompons en general, nous autres Parisiens, sur le terrain que nous croyons avoir gagne depuis. Paris, depuis Louis XI, ne s'est pas accru de beaucoup plus d'un tiers. Il a, certes, bien plus perdu en beaute qu'il n'a gagne en grandeur. Paris est ne, comme on sait, dans cette vieille ile de la Cite qui a la forme d'un berceau. La greve de cette ile fut sa premiere enceinte, la Seine son premier fosse. Paris demeura plusieurs siecles a l'etat d'ile, avec deux ponts, l'un au nord, l'autre au midi, et deux tetes de pont, qui etaient a la fois ses portes et ses forteresses, le Grand-Chatelet sur la rive droite, le Petit-Chatelet sur la rive gauche. Puis, des les rois de la premiere race, trop a l'etroit dans son ile, et ne pouvant plus s'y retourner, Paris passa l'eau. Alors, au dela du Grand, au dela du Petit-Chatelet, une premiere enceinte de murailles et de tours commenca a entamer la campagne des deux cotes de la Seine. De cette ancienne cloture il restait encore au siecle dernier quelques vestiges; aujourd'hui il n'en reste que le souvenir, et ca et la une tradition, la porte Baudets ou Baudoyer, _porta Bagauda_. Peu a peu, le flot des maisons, toujours pousse du coeur de la ville au dehors, deborde, ronge, use et efface cette enceinte. Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue. Il emprisonne Paris dans une chaine circulaire de grosses tours, hautes et solides. Pendant plus d'un siecle, les maisons se pressent, s'accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin comme l'eau dans un reservoir. Elles commencent a devenir profondes, elles mettent etages sur etages, elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute seve comprimee, et c'est a qui passera la tete par-dessus ses voisines pour avoir un peu d'air. La rue de plus en plus se creuse et se retrecit; toute place se comble et disparait. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe-Auguste, et s'eparpillent joyeusement dans la plaine sans ordre et tout de travers, comme des echappees. La, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. Des 1367, la ville se repand tellement dans le faubourg qu'il faut une nouvelle cloture, surtout sur la rive droite. Charles V la batit. Mais une ville comme Paris est dans une crue perpetuelle. Il n'y a que ces villes-la qui deviennent capitales. Ce sont des entonnoirs ou viennent aboutir tous les versants geographiques, politiques, moraux, intellectuels d'un pays, toutes les pentes naturelles d'un peuple; des puits de civilisation, pour ainsi dire, et aussi des egouts, ou commerce, industrie, intelligence, population, tout ce qui est seve, tout ce qui est vie, tout ce qui est ame dans une nation, filtre et s'amasse sans cesse goutte a goutte, siecle a siecle. L'enceinte de Charles V a donc le sort de l'enceinte de Philippe-Auguste. Des la fin du quinzieme siecle, elle est enjambee, depassee, et le faubourg court plus loin. Au seizieme, il semble qu'elle recule a vue d'oeil et s'enfonce de plus en plus dans la vieille ville, tant une ville neuve s'epaissit deja au dehors. Ainsi, des le quinzieme siecle, pour nous arreter la, Paris avait deja use les trois cercles concentriques de murailles qui, du temps de Julien l'Apostat, etaient, pour ainsi dire, en germe dans le Grand-Chatelet et le Petit-Chatelet. La puissante ville avait fait craquer successivement ses quatre ceintures de murs, comme un enfant qui grandit et qui creve ses vetements de l'an passe. Sous Louis XI, on voyait, par places, percer, dans cette mer de maisons, quelques groupes de tours en ruine des anciennes enceintes, comme les pitons des collines dans une inondation, comme des archipels du vieux Paris submerge sous le nouveau. Depuis lors, Paris s'est encore transforme, malheureusement pour nos yeux; mais il n'a franchi qu'une enceinte de plus, celle de Louis XV, ce miserable mur de boue et de crachat, digne du roi qui l'a bati, digne du poete qui l'a chante: _Le mur murant Paris rend Paris murmurant._ Au quinzieme siecle, Paris etait encore divise en trois villes tout a fait distinctes et separees, ayant chacune leur physionomie, leur specialite, leurs moeurs, leurs coutumes, leurs privileges, leur histoire: la Cite, l'Universite, la Ville. La Cite, qui occupait l'ile, etait la plus ancienne, la moindre, et la mere des deux autres, resserree entre elles, qu'on nous passe la comparaison, comme une petite vieille entre deux grandes belles filles. L'Universite couvrait la rive gauche de la Seine, depuis la Tournelle jusqu'a la tour de Nesle, points qui correspondent dans le Paris d'aujourd'hui l'un a la Halle aux vins, l'autre a la Monnaie. Son enceinte echancrait assez largement cette campagne ou Julien avait bati ses thermes. La montagne de Sainte-Genevieve y etait renfermee. Le point culminant de cette courbe de murailles etait la porte Papale, c'est-a-dire a peu pres l'emplacement actuel du Pantheon. La Ville, qui etait le plus grand des trois morceaux de Paris, avait la rive droite. Son quai, rompu toutefois ou interrompu en plusieurs endroits, courait le long de la Seine, de la tour de Billy a la tour du Bois, c'est-a-dire de l'endroit ou est aujourd'hui le Grenier d'abondance a l'endroit ou sont aujourd'hui les Tuileries. Ces quatre points ou la Seine coupait l'enceinte de la capitale, la Tournelle et la tour de Nesle a gauche, la tour de Billy et la tour du Bois a droite, s'appelaient par excellence _les quatre tours de Paris_. La Ville entrait dans les terres plus profondement encore que l'Universite. Le point culminant de la cloture de la Ville (celle de Charles V) etait aux portes Saint-Denis et Saint-Martin dont l'emplacement n'a pas change. Comme nous venons de le dire, chacune de ces trois grandes divisions de Paris etait une ville, mais une ville trop speciale pour etre complete, une ville qui ne pouvait se passer des deux autres. Aussi trois aspects parfaitement a part. Dans la Cite abondaient les eglises, dans la Ville les palais, dans l'Universite les colleges. Pour negliger ici les originalites secondaires du vieux Paris et les caprices du droit de voirie, nous dirons, d'un point de vue general, en ne prenant que les ensembles et les masses dans le chaos des juridictions communales, que l'ile etait a l'eveque, la rive droite au prevot des marchands, la rive gauche au recteur. Le prevot de Paris, officier royal et non municipal, sur le tout. La Cite avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et l'Hotel de Ville, l'Universite la Sorbonne. La Ville avait les Halles, la Cite l'Hotel-Dieu, l'Universite le Pre-aux-Clercs. Le delit que les ecoliers commettaient sur la rive gauche, dans leur Pre-aux-Clercs, on le jugeait dans l'ile, au Palais de Justice, et on le punissait sur la rive droite, a Montfaucon. A moins que le recteur, sentant l'Universite forte et le roi faible, n'intervint; car c'etait un privilege des ecoliers d'etre pendus chez eux. (La plupart de ces privileges, pour le noter en passant, et il y en avait de meilleurs que celui-ci, avaient ete extorques aux rois par revoltes et mutineries. C'est la marche immemoriale. Le roi ne lache que quand le peuple arrache, il y a une vieille charte qui dit la chose naivement, a propos de fidelite: _Civibus fidelitas in reges, quae famen aliquoties seditionibus interrupta, multa peperit privilegia_[35].) Au quinzieme siecle, la Seine baignait cinq iles dans l'enceinte de Paris: l'ile Louviers, ou il y avait alors des arbres et ou il n'y a plus que du bois; l'ile aux Vaches et l'ile Notre-Dame, toutes deux desertes, a une masure pres, toutes deux fiefs de l'eveque (au dix-septieme siecle, de ces deux iles on en a fait une, qu'on a batie, et que nous appelons l'ile Saint-Louis); enfin la Cite, et a sa pointe l'ilot du passeur aux vaches qui s'est abime depuis sous le terre-plein du Pont-Neuf. La Cite alors avait cinq ponts; trois a droite, le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change, en pierre, le Pont-aux-Meuniers, en bois; deux a gauche, le Petit-Pont, en pierre, le Pont-Saint-Michel, en bois: tous charges de maisons. L'Universite avait six portes baties par Philippe-Auguste: c'etaient, a partir de la Tournelle, la porte Saint-Victor, la porte Bordelle, la porte Papale, la porte Saint-Jacques, la porte Saint-Michel, la porte Saint-Germain. La Ville avait six portes baties par Charles V; c'etaient, a partir de la tour de Billy, la porte Saint-Antoine, la porte du Temple, la porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis, la porte Montmartre, la porte Saint-Honore. Toutes ces portes etaient fortes, et belles aussi, ce qui ne gate pas la force. Un fosse large, profond, a courant vif dans les crues d'hiver, lavait le pied des murailles tout autour de Paris; la Seine fournissait l'eau. La nuit on fermait les portes, on barrait la riviere aux deux bouts de la ville avec de grosses chaines de fer, et Paris dormait tranquille. Vus a vol d'oiseau, ces trois bourgs, la Cite, l'Universite, la Ville, presentaient chacun a l'oeil un tricot inextricable de rues bizarrement brouillees. Cependant, au premier aspect, on reconnaissait que ces trois fragments de cite formaient un seul corps. On voyait tout de suite deux longues rues paralleles sans rupture, sans perturbation, presque en ligne droite, qui traversaient a la fois les trois villes d'un bout a l'autre, du midi au nord, perpendiculairement a la Seine, les liaient, les melaient, infusaient, versaient, transvasaient sans relache le peuple de l'une dans les murs de l'autre, et des trois n'en faisaient qu'une. La premiere de ces deux rues allait de la porte Saint-Jacques a la porte Saint-Martin; elle s'appelait rue Saint-Jacques dans l'Universite, rue de la Juiverie dans la Cite, rue Saint-Martin dans la Ville; elle passait l'eau deux fois sous le nom de Petit-Pont et de pont Notre-Dame. La seconde, qui s'appelait rue de la Harpe sur la rive gauche, rue de la Barillerie dans l'ile, rue Saint-Denis sur la rive droite, pont Saint-Michel sur un bras de la Seine, Pont-au-Change sur l'autre, allait de la porte Saint-Michel dans l'Universite a la porte Saint-Denis dans la Ville. Du reste, sous tant de noms divers, ce n'etaient toujours que deux rues, mais les deux rues meres, les deux rues generatrices, les deux arteres de Paris. Toutes les autres veines de la triple ville venaient y puiser ou s'y degorger. Independamment de ces deux rues principales, diametrales, percant Paris de part en part dans sa largeur, communes a la capitale entiere, la Ville et l'Universite avaient chacune leur grande rue particuliere, qui courait dans le sens de leur longueur, parallelement a la Seine, et en passant coupait a angle droit les deux rues _arterielles_. Ainsi dans la Ville on descendait en droite ligne de la porte Saint-Antoine a la porte Saint-Honore; dans l'Universite, de la porte Saint-Victor a la porte Saint-Germain. Ces deux grandes voies, croisees avec les deux premieres, formaient le canevas sur lequel reposait, noue et serre en tous sens, le reseau dedaleen des rues de Paris. Dans le dessin inintelligible de ce reseau on distinguait en outre, en examinant avec attention, comme deux gerbes elargies l'une dans l'Universite, l'autre dans la Ville, deux trousseaux de grosses rues qui allaient s'epanouissant des ponts aux portes. Quelque chose de ce plan geometral subsiste encore aujourd'hui. Maintenant, sous quel aspect cet ensemble se presentait-il vu du haut des tours de Notre-Dame, en 1482? C'est ce que nous allons tacher de dire. Pour le spectateur qui arrivait essouffle sur ce faite, c'etait d'abord un eblouissement de toits, de cheminees, de rues, de ponts, de places, de fleches, de clochers. Tout vous prenait aux yeux a la fois, le pignon taille, la toiture aigue, la tourelle suspendue aux angles des murs, la pyramide de pierre du onzieme siecle, l'obelisque d'ardoise du quinzieme, la tour ronde et nue du donjon, la tour carree et brodee de l'eglise, le grand, le petit, le massif, l'aerien. Le regard se perdait longtemps a toute profondeur dans ce labyrinthe, ou il n'y avait rien qui n'eut son originalite, sa raison, son genie, sa beaute, rien qui ne vint de l'art, depuis la moindre maison a devanture peinte et sculptee, a charpente exterieure, a porte surbaissee, a etages en surplomb, jusqu'au royal Louvre, qui avait alors une colonnade de tours. Mais voici les principales masses qu'on distinguait lorsque l'oeil commencait a se faire a ce tumulte d'edifices. D'abord la Cite. L'ile de la Cite, comme dit Sauval, qui a travers son fatras a quelquefois de ces bonnes fortunes de style, _l'ile de la Cite est faite comme un grand navire enfonce dans la vase et echoue au fil de l'eau vers le milieu de la Seine_[36]. Nous venons d'expliquer qu'au quinzieme siecle ce navire etait amarre aux deux rives du fleuve par cinq ponts. Cette forme de vaisseau avait aussi frappe les scribes heraldiques; car c'est de la, et non du siege des normands, que vient, selon Favyn et Pasquier, le navire qui blasonne le vieil ecusson de Paris. Pour qui sait le dechiffrer, le blason est une algebre, le blason est une langue. L'histoire entiere de la seconde moitie du moyen age est ecrite dans le blason, comme l'histoire de la premiere moitie dans le symbolisme des eglises romanes. Ce sont les hieroglyphes de la feodalite apres ceux de la theocratie. La Cite donc s'offrait d'abord aux yeux avec sa poupe au levant et sa proue au couchant. Tourne vers la proue, on avait devant soi un innombrable troupeau de vieux toits sur lesquels s'arrondissait largement le chevet plombe de la Sainte-Chapelle, pareil a une croupe d'elephant chargee de sa tour. Seulement, ici, cette tour etait la fleche la plus hardie, la plus ouvree, la plus menuisee, la plus dechiquetee qui ait jamais laisse voir le ciel a travers son cone de dentelle. Devant Notre-Dame, au plus pres, trois rues se degorgeaient dans le parvis, belle place a vieilles maisons. Sur le cote sud de cette place se penchait la facade ridee et rechignee de l'Hotel-Dieu et son toit qui semble couvert de pustules et de verrues. Puis, a droite, a gauche, a l'orient, a l'occident, dans cette enceinte si etroite pourtant de la Cite se dressaient les clochers de ses vingt-une eglises, de toute date, de toute forme, de toute grandeur, depuis la basse et vermoulue campanule romane de Saint-Denys-du-Pas, _carcer Glaucini_[37], jusqu'aux fines aiguilles de Saint-Pierre-aux-Boeufs et de Saint-Landry. Derriere Notre-Dame se deroulaient, au nord, le cloitre avec ses galeries gothiques; au sud, le palais demi-roman de l'eveque; au levant, la pointe deserte du Terrain. Dans cet entassement de maisons l'oeil distinguait encore, a ces hautes mitres de pierre percees a jour qui couronnaient alors sur le toit meme les fenetres les plus elevees des palais, l'Hotel donne par la ville, sous Charles VI, a Juvenal des Ursins; un peu plus loin, les baraques goudronnees du Marche-Palus; ailleurs encore l'abside neuve de Saint-Germain-le-Vieux, rallongee en 1458 avec un bout de la rue aux Febves; et puis, par places, un carrefour encombre de peuple, un pilori dresse a un coin de rue, un beau morceau de pave de Philippe-Auguste, magnifique dallage raye pour les pieds des chevaux au milieu de la voie et si mal remplace au seizieme siecle par le miserable cailloutage dit _pave de la Ligue_, une arriere-cour deserte avec une de ces diaphanes tourelles de l'escalier comme on en faisait au quinzieme siecle, comme on en voit encore une rue des Bourdonnais. Enfin, a droite de la Sainte-Chapelle, vers le couchant, le Palais de Justice asseyait au bord de l'eau son groupe de tours. Les futaies des jardins du roi, qui couvraient la pointe occidentale de la Cite, masquaient l'ilot du passeur. Quant a l'eau, du haut des tours de Notre-Dame, on ne la voyait guere des deux cotes de la Cite. La Seine disparaissait sous les ponts, les ponts sous les maisons. Et quand le regard passait ces ponts, dont les toits verdissaient a l'oeil, moisis avant l'age par les vapeurs de l'eau, s'il se dirigeait a gauche vers l'Universite, le premier edifice qui le frappait, c'etait une grosse et basse gerbe de tours, le Petit-Chatelet, dont le porche beant devorait le bout du Petit-Pont, puis, si votre vue parcourait la vue du levant au couchant, de la Tournelle a la tour de Nesle c'etait un long cordon de maisons a solives sculptees, a vitres de couleur, surplombant d'etage en etage sur le pave un interminable zigzag de pignons bourgeois, coupe frequemment par la bouche d'une rue, et de temps en temps aussi par la face ou par le coude d'un grand hotel de pierre, se carrant a son aise, cours et jardins, ailes et corps de logis, parmi cette populace de maisons serrees et etriquees, comme un grand seigneur dans un tas de manants, il y avait cinq ou six de ces hotels sur le quai, depuis le logis de Lorraine qui partageait avec les Bernardins le grand enclos voisin de la Tournelle, jusqu'a l'hotel de Nesle, dont la tour principale bornait Paris, et dont les toits pointus etaient en possession pendant trois mois de l'annee d'echancrer de leurs triangles noirs le disque ecarlate du soleil couchant. Ce cote de la Seine du reste etait le moins marchand des deux, les ecoliers y faisaient plus de bruit et de foule que les artisans, et il n'y avait, a proprement parler, de quai que du pont Saint-Michel a la tour de Nesle. Le reste du bord de la Seine etait tantot une greve nue, comme au dela des Bernardins, tantot un entassement de maisons qui avaient le pied dans l'eau, comme entre les deux ponts. Il y avait grand vacarme de blanchisseuses, elles criaient, parlaient, chantaient du matin au soir le long du bord, et y battaient fort le linge, comme de nos jours. Ce n'est pas la moindre gaiete de Paris. L'Universite faisait un bloc a l'oeil. D'un bout a l'autre c'etait un tout homogene et compact. Ces mille toits, drus, anguleux, adherents, composes presque tous du meme element geometrique, offraient, vus de haut, l'aspect d'une cristallisation de la meme substance. Le capricieux ravin des rues ne coupait pas ce pate de maisons en tranches trop disproportionnees. Les quarante-deux colleges y etaient dissemines d'une maniere assez egale, et il y en avait partout; les faites varies et amusants de ces beaux edifices etaient le produit du meme art que les simples toits qu'ils depassaient, et n'etaient en definitive qu'une multiplication au carre ou au cube de la meme figure geometrique, ils compliquaient donc l'ensemble sans le troubler, le completaient sans le charger. La geometrie est une harmonie. Quelques beaux hotels faisaient aussi ca et la de magnifiques saillies sur les greniers pittoresques de la rive gauche, le logis de Nevers, le logis de Rome, le logis de Reims qui ont disparu; l'hotel de Cluny, qui subsiste encore pour la consolation de l'artiste, et dont on a si betement decouronne la tour il y a quelques annees. Pres de Cluny, ce palais romain, a belles arches cintrees, c'etaient les Thermes de Julien. Il y avait aussi force abbayes d'une beaute plus devote, d'une grandeur plus grave que les hotels, mais non moins belles, non moins grandes. Celles qui eveillaient d'abord l'oeil, c'etaient les Bernardins avec leurs trois clochers; Sainte-Genevieve, dont la tour carree, qui existe encore, fait tant regretter le reste; la Sorbonne, moitie college, moitie monastere dont il survit une si admirable nef, le beau cloitre quadrilateral des Mathurins; son voisin le cloitre de Saint-Benoit, dans les murs duquel on a eu le temps de bacler un theatre entre la septieme et la huitieme edition de ce livre; les Cordeliers, avec leurs trois enormes pignons juxtaposes; les Augustins, dont la gracieuse aiguille faisait, apres la tour de Nesle, la deuxieme dentelure de ce cote de Paris, a partir de l'occident. Les colleges, qui sont en effet l'anneau intermediaire du cloitre au monde, tenaient le milieu dans la serie monumentale entre les hotels et les abbayes, avec une severite pleine d'elegance, une sculpture moins evaporee que les palais, une architecture moins serieuse que les couvents. Il ne reste malheureusement presque rien de ces monuments ou l'art gothique entrecoupait avec tant de precision la richesse et l'economie. Les eglises (et elles etaient nombreuses et splendides dans l'Universite, et elles s'echelonnaient la aussi dans tous les ages de l'architecture depuis les pleins cintres de Saint-Julien jusqu'aux ogives de Saint-Severin), les eglises dominaient le tout, et, comme une harmonie de plus dans cette masse d'harmonie, elles percaient a chaque instant la decoupure multiple des pignons de fleches tailladees, de clochers a jour, d'aiguilles deliees dont la ligne n'etait aussi qu'une magnifique exageration de l'angle aigu des toits. Le sol de l'Universite etait montueux. La montagne Sainte-Genevieve y faisait au sud-est une ampoule enorme, et c'etait une chose a voir du haut de Notre-Dame que cette foule de rues etroites et tortues (aujourd'hui _le pays latin_), ces grappes de maisons qui, repandues en tous sens du sommet de cette eminence, se precipitaient en desordre et presque a pic sur ses flancs jusqu'au bord de l'eau, ayant l'air, les unes de tomber, les autres de regrimper, toutes de se retenir les unes aux autres. Un flux continuel de mille points noirs qui s'entrecroisaient sur le pave faisait tout remuer aux yeux. C'etait le peuple, vu ainsi de haut et de loin. Enfin, dans les intervalles de ces toits, de ces fleches, de ces accidents d'edifices sans nombre qui pliaient, tordaient et dentelaient d'une maniere si bizarre la ligne extreme de l'Universite, on entrevoyait, d'espace en espace, un gros pan de mur moussu, une epaisse tour ronde, une porte de ville crenelee, figurant la forteresse: c'etait la cloture de Philippe-Auguste. Au dela verdoyaient les pres, au dela s'enfuyaient les routes, le long desquelles trainaient encore quelques maisons de faubourg, d'autant plus rares qu'elles s'eloignaient plus. Quelques-uns de ces faubourgs avaient de l'importance. C'etait d'abord, a partir de la Tournelle, le bourg Saint-Victor, avec son pont d'une arche sur la Bievre, son abbaye, ou on lisait l'epitaphe de Louis le Gros, _epitaphium Ludovici Grossi_, et son eglise a fleche octogone flanquee de quatre clochetons du onzieme siecle (on en peut voir une pareille a Etampes; elle n'est pas encore abattue); puis le bourg Saint-Marceau, qui avait deja trois eglises et un couvent. Puis, en laissant a gauche le moulin des Gobelins et ses quatre murs blancs, c'etait le faubourg Saint-Jacques avec la belle croix sculptee de son carrefour, l'eglise de Saint-Jacques du Haut-Pas, qui etait alors gothique, pointue et charmante, Saint-Magloire, belle nef du quatorzieme siecle, dont Napoleon fit un grenier a foin, Notre-Dame-des-Champs ou il y avait des mosaiques byzantines. Enfin, apres avoir laisse en plein champ le monastere des Chartreux, riche edifice contemporain du Palais de Justice, avec ses petits jardins a compartiments et les ruines mal hantees de Vauvert, l'oeil tombait a l'occident sur les trois aiguilles romanes de Saint-Germain-des-Pres. Le bourg Saint-Germain, deja une grosse commune, faisait quinze ou vingt rues derriere. Le clocher aigu de Saint-Sulpice marquait un des coins du bourg. Tout a cote on distinguait l'enceinte quadrilaterale de la foire Saint-Germain, ou est aujourd'hui le marche; puis le pilori de l'abbe, jolie petite tour ronde bien coiffee d'un cone de plomb. La tuilerie etait plus loin, et la rue du Four, qui menait au four banal, et le moulin sur sa butte, et la maladrerie, maisonnette isolee et mal vue. Mais ce qui attirait surtout le regard, et le fixait longtemps sur ce point, c'etait l'abbaye elle-meme. Il est certain que ce monastere, qui avait une grande mine et comme eglise et comme seigneurie, ce palais abbatial, ou les eveques de Paris s'estimaient heureux de coucher une nuit, ce refectoire auquel l'architecte avait donne l'air, la beaute et la splendide rosace d'une cathedrale, cette elegante chapelle de la Vierge, ce dortoir monumental, ces vastes jardins, cette herse, ce pont-levis, cette enveloppe de creneaux qui entaillait aux yeux la verdure des pres d'alentour, ces cours ou reluisaient des hommes d'armes meles a des chapes d'or, le tout groupe et rallie autour des trois hautes fleches a plein cintre bien assises sur une abside gothique, faisaient une magnifique figure a l'horizon. Quand enfin, apres avoir longtemps considere l'Universite, vous vous tourniez vers la rive droite, vers la Ville, le spectacle changeait brusquement de caractere. La Ville, en effet, beaucoup plus grande que l'Universite, etait aussi moins une. Au premier aspect, on la voyait se diviser en plusieurs masses singulierement distinctes. D'abord, au levant, dans cette partie de la Ville qui recoit encore aujourd'hui son nom du marais ou Camulogene embourba Cesar, c'etait un entassement de palais. Le pate venait jusqu'au bord de l'eau. Quatre hotels presque adherents, Jouy, Sens, Barbeau, le logis de la Reine, miraient dans la Seine leurs combles d'ardoise coupes de sveltes tourelles. Ces quatre edifices emplissaient l'espace de la rue des Nonaindieres a l'abbaye des Celestins, dont l'aiguille relevait gracieusement leur ligne de pignons et de creneaux. Quelques masures verdatres penchees sur l'eau devant ces somptueux hotels n'empechaient pas de voir les beaux angles de leurs facades, leurs larges fenetres carrees a croisees de pierre, leurs porches ogives surcharges de statues, les vives aretes de leurs murs toujours nettement coupes, et tous ces charmants hasards d'architecture qui font que l'art gothique a l'air de recommencer ses combinaisons a chaque monument. Derriere ces palais, courait dans toutes les directions, tantot refendue, palissadee et crenelee comme une citadelle, tantot voilee de grands arbres comme une chartreuse, l'enceinte immense et multiforme de ce miraculeux hotel de Saint-Pol, ou le roi de France avait de quoi loger superbement vingt-deux princes de la qualite du Dauphin et du duc de Bourgogne avec leurs domestiques et leurs suites, sans compter les grands seigneurs, et l'empereur quand il venait voir Paris, et les lions, qui avaient leur hotel a part dans l'hotel royal. Disons ici qu'un appartement de prince ne se composait pas alors de moins de onze salles, depuis la chambre de parade jusqu'au priez-Dieu, sans parler des galeries, des bains, des etuves et autres <> dont chaque appartement etait pourvu; sans parler des jardins particuliers de chaque hote du roi; sans parler des cuisines, des celliers, des offices, des refectoires generaux de la maison; des basses-cours ou il y avait vingt-deux laboratoires generaux depuis la fourille jusqu'a l'echansonnerie; des jeux de mille sortes, le mail, la paume, la bague; des volieres, des poissonneries, des menageries, des ecuries, des etables; des bibliotheques, des arsenaux et des fonderies. Voila ce que c'etait alors qu'un palais de roi, un Louvre, un hotel Saint-Pol. Une cite dans la cite. De la tour ou nous nous sommes places, l'hotel Saint-Pol, presque a demi cache par les quatre grands logis dont nous venons de parler, etait encore fort considerable et fort merveilleux a voir. On y distinguait tres bien, quoique habilement soudes au batiment principal par de longues galeries a vitraux et a colonnettes, les trois hotels que Charles V avait amalgames a son palais, l'hotel du Petit-Muce, avec la balustrade en dentelle qui ourlait gracieusement son toit; l'hotel de l'abbe de Saint-Maur, ayant le relief d'un chateau fort, une grosse tour, des machicoulis, des meurtrieres, des moineaux de fer, et sur la large porte saxonne l'ecusson de l'abbe entre les deux entailles du pont-levis; l'hotel du comte d'Etampes dont le donjon ruine a son sommet s'arrondissait aux yeux, ebreche comme une crete de coq; ca et la, trois ou quatre vieux chenes faisant touffe ensemble comme d'enormes choux-fleurs, des ebats de cygnes dans les claires eaux des viviers, toutes plissees d'ombre et de lumiere; force cours dont on voyait des bouts pittoresques; l'hotel des Lions avec ses ogives basses sur de courts piliers saxons, ses herses de fer et son rugissement perpetuel; tout a travers cet ensemble la fleche ecaillee de l'Ave Maria; a gauche, le logis du prevot de Paris flanque de quatre tourelles finement evidees; au milieu, au fond, l'hotel Saint-Pol proprement dit avec ses facades multipliees, ses enrichissements successifs depuis Charles V, les excroissances hybrides dont la fantaisie des architectes l'avait charge depuis deux siecles, avec toutes les absides de ses chapelles, tous les pignons de ses galeries, mille girouettes aux quatre vents, et ses deux hautes tours contigues dont le toit conique, entoure de creneaux a sa base, avait l'air de ces chapeaux pointus dont le bord est releve. En continuant de monter les etages de cet amphitheatre de palais developpe au loin sur le sol, apres avoir franchi un ravin profond creuse dans les toits de la Ville, lequel marquait le passage de la rue Saint-Antoine, l'oeil, et nous nous bornons toujours aux principaux monuments, arrivait au logis d'Angouleme, vaste construction de plusieurs epoques ou il y avait des parties toutes neuves et tres blanches, qui ne se fondaient guere mieux dans l'ensemble qu'une piece rouge a un pourpoint bleu. Cependant le toit singulierement aigu et eleve du palais moderne, herisse de gouttieres ciselees, couvert de lames de plomb ou se roulaient en mille arabesques fantasques d'etincelantes incrustations de cuivre dore, ce toit si curieusement damasquine s'elancait avec grace du milieu des brunes ruines de l'ancien edifice, dont les vieilles grosses tours, bombees par l'age comme des futailles s'affaissant sur elles-memes de vetuste et se dechirant du haut en bas, ressemblaient a de gros ventres deboutonnes. Derriere, s'elevait la foret d'aiguilles du palais des Tournelles. Pas de coup d'oeil au monde, ni a Chambord, ni a l'Alhambra, plus magique, plus aerien, plus prestigieux que cette futaie de fleches, de clochetons, de cheminees, de girouettes, de spirales, de vis, de lanternes trouees par le jour qui semblaient frappees a l'emporte-piece, de pavillons, de tourelles en fuseaux, ou, comme on disait alors, de tournelles, toutes diverses de formes, de hauteur et d'attitude. On eut dit un gigantesque echiquier de pierre. A droite des Tournelles, cette botte d'enormes tours d'un noir d'encre, entrant les unes dans les autres, et ficelees pour ainsi dire par un fosse circulaire, ce donjon beaucoup plus perce de meurtrieres que de fenetres, ce pont-levis toujours dresse, cette herse toujours tombee, c'est la Bastille. Ces especes de becs noirs qui sortent d'entre les creneaux, et que vous prenez de loin pour des gouttieres, ce sont des canons. Sous leur boulet, au pied du formidable edifice, voici la porte Saint-Antoine, enfouie entre ses deux tours. Au dela des Tournelles, jusqu'a la muraille de Charles V, se deroulait avec de riches compartiments de verdure et de fleurs un tapis veloute de cultures et de parcs royaux, au milieu desquels on reconnaissait, a son labyrinthe d'arbres et d'allees, le fameux jardin Dedalus que Louis XI avait donne a Coictier. L'observatoire du docteur s'elevait au-dessus du dedale comme une grosse colonne isolee ayant une maisonnette pour chapiteau, il s'est fait dans cette officine de terribles astrologies. La est aujourd'hui la place Royale. Comme nous venons de le dire, le quartier de palais dont nous avons tache de donner quelque idee au lecteur, en n'indiquant neanmoins que les sommites, emplissait l'angle que l'enceinte de Charles V faisait avec la Seine a l'orient. Le centre de la Ville etait occupe par un monceau de maisons a peuple. C'etait la en effet que se degorgeaient les trois ponts de la Cite sur la rive droite, et les ponts font des maisons avant des palais. Cet amas d'habitations bourgeoises, pressees comme les alveoles dans la ruche, avait sa beaute. Il en est des toits d'une capitale comme des vagues d'une mer, cela est grand. D'abord les rues, croisees et brouillees, faisaient dans le bloc cent figures amusantes. Autour des Halles, c'etait comme une etoile a mille raies. Les rues Saint-Denis et Saint-Martin, avec leurs innombrables ramifications, montaient l'une apres l'autre comme deux gros arbres qui melent leurs branches. Et puis, des lignes tortues, les rues de la Platrerie, de la Verrerie, de la Tixeranderie, etc., serpentaient sur le tout. Il y avait aussi de beaux edifices qui percaient l'ondulation petrifiee de cette mer de pignons. C'etait, a la tete du Pont-aux-Changeurs derriere lequel on voyait mousser la Seine sous les roues du Pont-aux-Meuniers, c'etait le Chatelet, non plus tour romaine comme sous Julien l'Apostat, mais tour feodale du treizieme siecle, et d'une pierre si dure que le pic en trois heures n'en levait pas l'epaisseur du poing. C'etait le riche clocher carre de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, avec ses angles tout emousses de sculptures, deja admirable, quoiqu'il ne fut pas acheve au quinzieme siecle. Il lui manquait en particulier ces quatre monstres qui, aujourd'hui encore, perches aux encoignures de son toit, ont l'air de quatre sphinx qui donnent a deviner au nouveau Paris l'enigme de l'ancien; Rault, le sculpteur, ne les posa qu'en 1526, et il eut vingt francs pour sa peine. C'etait la Maison-aux-Piliers, ouverte sur cette place de Greve dont nous avons donne quelque idee au lecteur. C'etait Saint-Gervais, qu'un portail _de bon gout_ a gate depuis; Saint-Mery dont les vieilles ogives etaient presque encore des pleins cintres; Saint-Jean dont la magnifique aiguille etait proverbiale; c'etaient vingt autres monuments qui ne dedaignaient pas d'enfouir leurs merveilles dans ce chaos de rues noires, etroites et profondes. Ajoutez les croix de pierre sculptees plus prodiguees encore dans les carrefours que les gibets; le cimetiere des Innocents dont on apercevait au loin par-dessus les toits l'enceinte architecturale; le pilori des Halles, dont on voyait le faite entre deux cheminees de la rue de la Cossonnerie; l'echelle de la Croix-du-Trahoir dans son carrefour toujours noir de peuple; les masures circulaires de la Halle au ble; les troncons de l'ancienne cloture de Philippe-Auguste qu'on distinguait ca et la, noyes dans les maisons, tours rongees de lierre, portes ruinees, pans de murs croulants et deformes; le quai avec ses mille boutiques et ses ecorcheries saignantes; la Seine chargee de bateaux du Port-au-Foin au For-l'Eveque; et vous aurez une image confuse de ce qu'etait en 1482 le trapeze central de la Ville. Avec ces deux quartiers, l'un d'hotels, l'autre de maisons, le troisieme element de l'aspect qu'offrait la Ville, c'etait une longue zone d'abbayes qui la bordait dans presque tout son pourtour, du levant au couchant, et en arriere de l'enceinte de fortifications qui fermait Paris lui faisait une seconde enceinte interieure de couvents et de chapelles. Ainsi, immediatement a cote du parc des Tournelles, entre la rue Saint-Antoine et la vieille rue du Temple, il y avait Sainte-Catherine avec son immense culture, qui n'etait bornee que par la muraille de Paris. Entre la vieille et la nouvelle rue du Temple, il y avait le Temple, sinistre faisceau de tours, haut, debout et isole au milieu d'un vaste enclos crenele. Entre la rue Neuve-du-Temple et la rue Saint-Martin, c'etait l'abbaye de Saint-Martin, au milieu de ses jardins, superbe eglise fortifiee, dont la ceinture de tours, dont la tiare de clochers, ne le cedaient en force et en splendeur qu'a Saint-Germain-des-Pres. Entre les deux rues Saint-Martin et Saint-Denis, se developpait l'enclos de la Trinite. Enfin, entre la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, les Filles-Dieu. A cote, on distinguait les toits pourris et l'enceinte depavee de la Cour des Miracles. C'etait le seul anneau profane qui se melat a cette devote chaine de couvents. Enfin, le quatrieme compartiment qui se dessinait de lui-meme dans l'agglomeration des toits de la rive droite, et qui occupait l'angle occidental de la cloture et le bord de l'eau en aval, c'etait un nouveau noeud de palais et d'hotels serres aux pieds du Louvre. Le vieux Louvre de Philippe-Auguste, cet edifice demesure dont la grosse tour ralliait vingt-trois maitresses tours autour d'elle, sans compter les tourelles, semblait de loin enchasse dans les combles gothiques de l'hotel d'Alencon et du Petit-Bourbon. Cette hydre de tours, gardienne geante de Paris, avec ses vingt-quatre tetes toujours dressees, avec ses croupes monstrueuses, plombees ou ecaillees d'ardoises, et toutes ruisselantes de reflets metalliques, terminait d'une maniere surprenante la configuration de la Ville au couchant. Ainsi, un immense pate, ce que les Romains appelaient _insula_, de maisons bourgeoises, flanque a droite et a gauche de deux blocs de palais couronnes l'un par le Louvre, l'autre par les Tournelles, borde au nord d'une longue ceinture d'abbayes et d'enclos cultives, le tout amalgame et fondu au regard; sur ces mille edifices, dont les toits de tuiles et d'ardoises decoupaient les uns sur les autres tant de chaines bizarres, les clochers tatoues, gaufres et guilloches des quarante-quatre eglises de la rive droite; des myriades de rues au travers; pour limite d'un cote une cloture de hautes murailles a tours carrees (celle de l'Universite etait a tours rondes); de l'autre, la Seine coupee de ponts et charriant force bateaux: voila la Ville au quinzieme siecle. Au dela des murailles, quelques faubourgs se pressaient aux portes, mais moins nombreux et plus epars que ceux de l'Universite. C'etaient, derriere la Bastille, vingt masures pelotonnees autour des curieuses sculptures de la Croix-Faubin et des arcs-boutants de l'abbaye Saint-Antoine des Champs; puis Popincourt, perdu dans les bles; puis la Courtille, joyeux village de cabarets; le bourg Saint-Laurent avec son eglise dont le clocher de loin semblait s'ajouter aux tours pointues de la porte Saint-Martin; le faubourg Saint-Denis avec le vaste enclos de Saint-Ladre; hors de la porte Montmartre, la Grange-Bateliere ceinte de murailles blanches; derriere elle, avec ses pentes de craie, Montmartre qui avait alors presque autant d'eglises que de moulins, et qui n'a garde que les moulins, car la societe ne demande plus maintenant que le pain du corps. Enfin, au dela du Louvre on voyait s'allonger dans les pres le faubourg Saint-Honore, deja fort considerable alors, et verdoyer la Petite-Bretagne, et se derouler le Marche-aux-Pourceaux, au centre duquel s'arrondissait l'horrible fourneau a bouillir les faux-monnayeurs. Entre la Courtille et Saint-Laurent votre oeil avait deja remarque au couronnement d'une hauteur accroupie sur des plaines desertes une espece d'edifice qui ressemblait de loin a une colonnade en ruine debout sur un soubassement dechausse. Ce n'etait ni un Parthenon, ni un temple de Jupiter Olympien. C'etait Montfaucon. Maintenant, si le denombrement de tant d'edifices, quelque sommaire que nous l'ayons voulu faire, n'a pas pulverise, a mesure que nous la construisions, dans l'esprit du lecteur, l'image generale du vieux Paris, nous la resumerons en quelques mots. Au centre, l'ile de la Cite, ressemblant par sa forme a une enorme tortue et faisant sortir ses ponts ecailles de tuiles comme des pattes, de dessous sa grise carapace de toits. A gauche, le trapeze monolithe, ferme, dense, serre, herisse, de l'Universite. A droite, le vaste demi-cercle de la Ville beaucoup plus mele de jardins et de monuments. Les trois blocs, Cite, Universite, Ville, marbres de rues sans nombre. Tout au travers, la Seine, la <>, comme dit le pere Du Breul, obstruee d'iles, de ponts et de bateaux. Tout autour, une plaine immense, rapiecee de mille sortes de cultures, semee de beaux villages; a gauche, Issy, Vanvres, Vaugirard, Montrouge, Gentilly avec sa tour ronde et sa tour carree, etc.; a droite, vingt autres depuis Conflans jusqu'a la Ville-l'Eveque. A l'horizon, un ourlet de collines disposees en cercle comme le rebord du bassin. Enfin, au loin, a l'orient, Vincennes et ses sept tours quadrangulaires; au sud, Bicetre et ses tourelles pointues; au septentrion, Saint-Denis et son aiguille; a l'occident, Saint-Cloud et son donjon. Voila le Paris que voyaient du haut des tours de Notre-Dame les corbeaux qui vivaient en 1482. C'est pourtant de cette ville que Voltaire a dit qu'_avant Louis XIV elle ne possedait que quatre beaux monuments_[38]: le dome de la Sorbonne, le Val-de-Grace, le Louvre moderne, et je ne sais plus le quatrieme, le Luxembourg peut-etre. Heureusement Voltaire n'en a pas moins fait _Candide_, et n'en est pas moins de tous les hommes qui se sont succede dans la longue serie de l'humanite celui qui a le mieux eu le rire diabolique. Cela prouve d'ailleurs qu'on peut etre un beau genie et ne rien comprendre a un art dont on n'est pas. Moliere ne croyait-il pas faire beaucoup d'honneur a Raphael et a Michel-Ange en les appelant _ces Mignards de leur age_[39]? Revenons a Paris et au quinzieme siecle. Ce n'etait pas alors seulement une belle ville; c'etait une ville homogene, un produit architectural et historique du moyen age, une chronique de pierre. C'etait une cite formee de deux couches seulement, la couche romane et la couche gothique, car la couche romaine avait disparu depuis longtemps, excepte aux Thermes de Julien ou elle percait encore la croute epaisse du moyen age. Quant a la couche celtique, on n'en trouvait meme plus d'echantillons en creusant des puits. Cinquante ans plus tard, lorsque la renaissance vint meler a cette unite si severe et pourtant si variee le luxe eblouissant de ses fantaisies et de ses systemes, ses debauches de pleins cintres romains, de colonnes grecques et de surbaissements gothiques, sa sculpture si tendre et si ideale, son gout particulier d'arabesques et d'acanthes, son paganisme architectural contemporain de Luther, Paris fut peut-etre plus beau encore, quoique moins harmonieux a l'oeil et a la pensee. Mais ce splendide moment dura peu. La renaissance ne fut pas impartiale; elle ne se contenta pas d'edifier, elle voulut jeter bas. Il est vrai qu'elle avait besoin de place. Aussi le Paris gothique ne fut-il complet qu'une minute. On achevait a peine Saint-Jacques-de-la-Boucherie qu'on commencait la demolition du vieux Louvre. Depuis, la grande ville a ete se deformant de jour en jour. Le Paris gothique sous lequel s'effacait le Paris roman s'est efface a son tour. Mais peut-on dire quel Paris l'a remplace? Il y a le Paris de Catherine de Medicis, aux Tuileries[40], le Paris de Henri II, a l'Hotel de Ville, deux edifices encore d'un grand gout; le Paris de Henri IV, a la place Royale: facades de briques a coins de pierre et a toits d'ardoise, des maisons tricolores; le Paris de Louis XIII, au Val-de-Grace: une architecture ecrasee et trapue, des voutes en anses de panier, je ne sais quoi de ventru dans la colonne et de bossu dans le dome; le Paris de Louis XIV, aux Invalides: grand, riche, dore et froid; le Paris de Louis XV, a Saint-Sulpice: des volutes, des noeuds de rubans, des nuages, des vermicelles et des chicorees, le tout en pierre; le Paris de Louis XVI, au Pantheon: Saint-Pierre de Rome mal copie (l'edifice s'est tasse gauchement, ce qui n'en a pas raccommode les lignes); le Paris de la Republique, a l'Ecole de medecine: un pauvre gout grec et romain qui ressemble au Colisee ou au Parthenon comme la constitution de l'an III aux lois de Minos, on l'appelle en architecture _le gout messidor_; le Paris de Napoleon, a la place Vendome: celui-la est sublime, une colonne de bronze faite avec des canons; le Paris de la Restauration, a la Bourse: une colonnade fort blanche supportant une frise fort lisse, le tout est carre et a coute vingt millions. A chacun de ces monuments caracteristiques se rattache par une similitude de gout, de facon et d'attitude, une certaine quantite de maisons eparses dans divers quartiers et que l'oeil du connaisseur distingue et date aisement. Quand on sait voir, on retrouve l'esprit d'un siecle et la physionomie d'un roi jusque dans un marteau de porte. Le Paris actuel n'a donc aucune physionomie generale. C'est une collection d'echantillons de plusieurs siecles, et les plus beaux ont disparu. La capitale ne s'accroit qu'en maisons, et quelles maisons! Du train dont va Paris, il se renouvellera tous les cinquante ans. Aussi la signification historique de son architecture s'efface-t-elle tous les jours. Les monuments y deviennent de plus en plus rares, et il semble qu'on les voie s'engloutir peu a peu, noyes dans les maisons. Nos peres avaient un Paris de pierre; nos fils auront un Paris de platre. Quant aux monuments modernes du Paris neuf, nous nous dispenserons volontiers d'en parler. Ce n'est pas que nous ne les admirions comme il convient. La Sainte-Genevieve de M. Soufflot est certainement le plus beau gateau de Savoie qu'on ait jamais fait en pierre. Le palais de la Legion d'honneur est aussi un morceau de patisserie fort distingue. Le dome de la Halle au ble est une casquette de jockey anglais sur une grande echelle. Les tours Saint-Sulpice sont deux grosses clarinettes, et c'est une forme comme une autre; le telegraphe, tortu et grimacant, fait un aimable accident sur leur toiture. Saint-Roch a un portail qui n'est comparable pour la magnificence qu'a Saint-Thomas d'Aquin. Il a aussi un calvaire en ronde-bosse dans une cave et un soleil de bois dore. Ce sont la des choses tout a fait merveilleuses. La lanterne du labyrinthe du Jardin des Plantes est aussi fort ingenieuse. Quant au palais de la Bourse, qui est grec par sa colonnade, romain par le plein cintre de ses portes et fenetres, de la renaissance par sa grande voute surbaissee, c'est indubitablement un monument tres correct et tres pur. La preuve, c'est qu'il est couronne d'un attique comme on n'en voyait pas a Athenes, belle ligne droite, gracieusement coupee ca et la par des tuyaux de poele. Ajoutons que, s'il est de regle que l'architecture d'un edifice soit adaptee a sa destination de telle facon que cette destination se denonce d'elle-meme au seul aspect de l'edifice, on ne saurait trop s'emerveiller d'un monument qui peut etre indifferemment un palais de roi, une chambre des communes, un hotel de ville, un college, un manege, une academie, un entrepot, un tribunal, un musee, une caserne, un sepulcre, un temple, un theatre. En attendant, c'est une Bourse. Un monument doit en outre etre approprie au climat. Celui-ci est evidemment construit expres pour notre ciel froid et pluvieux. Il a un toit presque plat comme en Orient, ce qui fait que l'hiver, quand il neige, on balaye le toit, et il est certain qu'un toit est fait pour etre balaye. Quant a cette destination dont nous parlions tout a l'heure, il la remplit a merveille; il est Bourse en France, comme il eut ete temple en Grece. Il est vrai que l'architecte a eu assez de peine a cacher le cadran de l'horloge qui eut detruit la purete des belles lignes de la facade; mais en revanche on a cette colonnade qui circule autour du monument, et sous laquelle, dans les grands jours de solennite religieuse, peut se developper majestueusement la theorie des agents de change et des courtiers de commerce. Ce sont la sans aucun doute de tres superbes monuments. Joignons-y force belles rues, amusantes et variees comme la rue de Rivoli, et je ne desespere pas que Paris vu a vol de ballon ne presente un jour aux yeux cette richesse de lignes, cette opulence de details, cette diversite d'aspects, ce je ne sais quoi de grandiose dans le simple et d'inattendu dans le beau qui caracterise un damier. Toutefois, si admirable que vous semble le Paris d'a present, refaites le Paris du quinzieme siecle, reconstruisez-le dans votre pensee, regardez le jour a travers cette haie surprenante d'aiguilles, de tours et de clochers, repandez au milieu de l'immense ville, dechirez a la pointe des iles, plissez aux arches des ponts la Seine avec ses larges flaques vertes et jaunes, plus changeante qu'une robe de serpent, detachez nettement sur un horizon d'azur le profil gothique de ce vieux Paris, faites-en flotter le contour dans une brume d'hiver qui s'accroche a ses nombreuses cheminees; noyez-le dans une nuit profonde, et regardez le jeu bizarre des tenebres et des lumieres dans ce sombre labyrinthe d'edifices; jetez-y un rayon de lune qui le dessine vaguement, et fasse sortir du brouillard les grandes tetes des tours; ou reprenez cette noire silhouette, ravivez d'ombre les mille angles aigus des fleches et des pignons, et faites-la saillir, plus dentelee qu'une machoire de requin, sur le ciel de cuivre du couchant.--Et puis, comparez. Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la moderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de grande fete, au soleil levant de Paques ou de la Pentecote, montez sur quelque point eleve d'ou vous dominiez la capitale entiere, et assistez a l'eveil des carillons. Voyez a un signal parti du ciel, car c'est le soleil qui le donne, ces mille eglises tressaillir a la fois. Ce sont d'abord des tintements epars, allant d'une eglise a l'autre, comme lorsque des musiciens s'avertissent qu'on va commencer; puis tout a coup voyez, car il semble qu'en certains instants l'oreille aussi a sa vue, voyez s'elever au meme moment de chaque clocher comme une colonne de bruit, comme une fumee d'harmonie. D'abord, la vibration de chaque cloche monte droite, pure et pour ainsi dire isolee des autres, dans le ciel splendide du matin. Puis, peu a peu, en grossissant elles se fondent, elles se melent, elles s'effacent l'une dans l'autre, elles s'amalgament dans un magnifique concert. Ce n'est plus qu'une masse de vibrations sonores qui se degage sans cesse des innombrables clochers, qui flotte, ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien au dela de l'horizon le cercle assourdissant de ses oscillations. Cependant cette mer d'harmonie n'est point un chaos. Si grosse et si profonde qu'elle soit, elle n'a point perdu sa transparence. Vous y voyez serpenter a part chaque groupe de notes qui s'echappe des sonneries; vous y pouvez suivre le dialogue, tour a tour grave et criard, de la crecelle et du bourdon; vous y voyez sauter les octaves d'un clocher a l'autre; vous les regardez s'elancer ailees, legeres et sifflantes de la cloche d'argent, tomber cassees et boiteuses de la cloche de bois; vous admirez au milieu d'elles la riche gamme qui descend et remonte sans cesse les sept cloches de Saint-Eustache; vous voyez courir tout au travers des notes claires et rapides qui font trois ou quatre zigzags lumineux et s'evanouissent comme des eclairs. La-bas, c'est l'abbaye Saint-Martin, chanteuse aigre et felee; ici, la voix sinistre et bourrue de la Bastille; a l'autre bout, la grosse Tour du Louvre, avec sa basse-taille. Le royal carillon du Palais jette sans relache de tous cotes des trilles resplendissants sur lesquels tombent a temps egaux les lourdes couppetees du beffroi de Notre-Dame, qui les font etinceler comme l'enclume sous le marteau. Par intervalles vous voyez passer des sons de toute forme qui viennent de la triple volee de Saint-Germain-des-Pres. Puis encore de temps en temps cette masse de bruits sublimes s'entr'ouvre et donne passage a la strette de l'Ave-Maria qui eclate et petille comme une aigrette d'etoiles. Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusement le chant interieur des eglises qui transpire a travers les pores vibrants de leurs voutes.--Certes, c'est la un opera qui vaut la peine d'etre ecoute. D'ordinaire, la rumeur qui s'echappe de Paris le jour, c'est la ville qui parle; la nuit, c'est la ville qui respire: ici, c'est la ville qui chante. Pretez donc l'oreille a ce tutti des clochers, repandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes, la plainte eternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forets disposees sur les collines de l'horizon comme d'immenses buffets d'orgue, eteignez-y ainsi que dans une demi-teinte tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus dore, de plus eblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries; que cette fournaise de musique; que ces dix mille voix d'airain chantant a la fois dans des flutes de pierre hautes de trois cents pieds; que cette cite qui n'est plus qu'un orchestre; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempete. LIVRE QUATRIEME I LES BONNES AMES Il y avait seize ans a l'epoque ou se passe cette histoire que, par un beau matin de dimanche de la Quasimodo, une creature vivante avait ete deposee apres la messe dans l'eglise de Notre-Dame, sur le bois de lit scelle dans le parvis a main gauche, vis-a-vis ce _grand image_ de saint Christophe que la figure sculptee en pierre de messire Antoine des Essarts, chevalier, regardait a genoux depuis 1413, lorsqu'on s'est avise de jeter bas et le saint et le fidele. C'est sur ce bois de lit qu'il etait d'usage d'exposer les enfants trouves a la charite publique. Les prenait la qui voulait. Devant le bois de lit etait un bassin de cuivre pour les aumones. L'espece d'etre vivant qui gisait sur cette planche le matin de la Quasimodo en l'an du Seigneur 1467 paraissait exciter a un haut degre la curiosite du groupe assez considerable qui s'etait amasse autour du bois de lit. Le groupe etait forme en grande partie de personnes du beau sexe. Ce n'etaient presque que des vieilles femmes. Au premier rang et les plus inclinees sur le lit, on en remarquait quatre qu'a leur cagoule grise, sorte de soutane, on devinait attachees a quelque confrerie devote. Je ne vois point pourquoi l'histoire ne transmettrait pas a la posterite les noms de ces quatre discretes et venerables demoiselles. C'etaient Agnes la Herme, Jehanne de la Tarme, Henriette la Gaultiere, Gauchere la Violette, toutes quatre veuves, toutes quatre bonnes-femmes de la chapelle Etienne-Haudry, sorties de leur maison, avec la permission de leur maitresse et conformement aux statuts de Pierre d'Ailly, pour venir entendre le sermon. Du reste, si ces braves haudriettes observaient pour le moment les statuts de Pierre d'Ailly, elles violaient, certes, a coeur joie, ceux de Michel de Brache et du cardinal de Pise qui leur prescrivaient si inhumainement le silence. <> En effet, ce n'etait pas un nouveau-ne que <>. (Nous serions fort empeche nous-meme de le qualifier autrement.) C'etait une petite masse fort anguleuse et fort remuante, emprisonnee dans un sac de toile imprime au chiffre de messire Guillaume Chartier, pour lors eveque de Paris, avec une tete qui sortait. Cette tete etait chose assez difforme. On n'y voyait qu'une foret de cheveux roux, un oeil, une bouche et des dents. L'oeil pleurait, la bouche criait, et les dents ne paraissaient demander qu'a mordre. Le tout se debattait dans le sac, au grand ebahissement de la foule qui grossissait et se renouvelait sans cesse a l'entour. Dame Aloise de Gondelaurier, une femme riche et noble qui tenait une jolie fille d'environ six ans a la main et qui trainait un long voile a la corne d'or de sa coiffe, s'arreta en passant devant le lit, et considera un moment la malheureuse creature, pendant que sa charmante petite fille Fleur-de-Lys de Gondelaurier, toute vetue de soie et de velours, epelait avec son joli doigt l'ecriteau permanent accroche au bois de lit: ENFANTS TROUVES. <> Elle tourna le dos, en jetant dans le bassin un florin d'argent qui retentit parmi les liards et fit ouvrir de grands yeux aux pauvres bonnes-femmes de la chapelle Etienne-Haudry. Un moment apres, le grave et savant Robert Mistricolle, protonotaire du roi, passa avec un enorme missel sous un bras et sa femme sous l'autre (damoiselle Guillemette la Mairesse), ayant de la sorte a ses cotes ses deux regulateurs spirituel et temporel. <>, dit Mistricolle. Depuis quelques moments un jeune pretre ecoutait le raisonnement des haudriettes et les sentences du protonotaire. C'etait une figure severe, un front large, un regard profond. Il ecarta silencieusement la foule, examina le _petit magicien_, et etendit la main sur lui. Il etait temps. Car toutes les devotes se lechaient deja les barbes du _beau fagot flambant_. <>, dit le pretre. Il le prit dans sa soutane, et l'emporta. L'assistance le suivit d'un oeil effare. Un moment apres, il avait disparu par la Porte-Rouge qui conduisait alors de l'eglise au cloitre. Quand la premiere surprise fut passee, Jehanne de la Tarme se pencha a l'oreille de la Gaultiere: <> II CLAUDE FROLLO En effet, Claude Frollo n'etait pas un personnage vulgaire. Il appartenait a une de ces familles moyennes qu'on appelait indifferemment dans le langage impertinent du siecle dernier haute bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait herite des freres Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de l'eveque de Paris, et dont les vingt-une maisons avaient ete au treizieme siecle l'objet de tant de plaidoiries par-devant l'official. Comme possesseur de ce fief Claude Frollo etait un des _sept vingt-un_ seigneurs pretendant censive dans Paris et ses faubourgs; et l'on a pu voir longtemps son nom inscrit en cette qualite, entre l'hotel de Tancarville, appartenant a maitre Francois Le Rez, et le college de Tours, dans le cartulaire depose a Saint-Martin-des-Champs. Claude Frollo avait ete destine des l'enfance par ses parents a l'etat ecclesiastique. On lui avait appris a lire dans du latin. Il avait ete eleve a baisser les yeux et a parler bas. Tout enfant, son pere l'avait cloitre au college de Torchi en l'Universite. C'est la qu'il avait grandi, sur le missel et le Lexicon. C'etait d'ailleurs un enfant triste, grave, serieux, qui etudiait ardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les recreations, se melait peu aux bacchanales de la rue du Fouarre, ne savait ce que c'etait que _dare alapas et capillos laniare_[41], et n'avait fait aucune figure dans cette mutinerie de 1463 que les annalistes enregistrent gravement sous le titre de: <>. Il lui arrivait rarement de railler les pauvres ecoliers de Montagu pour les _cappettes_ dont ils tiraient leur nom, ou les boursiers du College de Dormans pour leur tonsure rase et leur surtout tri-parti de drap pers, bleu et violet, _azurini coloris et bruni_, comme dit la charte du cardinal des Quatre-Couronnes. En revanche, il etait assidu aux grandes et petites ecoles de la rue Saint-Jean-de-Beauvais. Le premier ecolier que l'abbe de Saint-Pierre de Val, au moment de commencer sa lecture de droit canon, apercevait toujours colle vis-a-vis de sa chaire a un pilier de l'ecole Saint-Vendregesile, c'etait Claude Frollo, arme de son ecritoire de corne, machant sa plume, griffonnant sur son genou use, et l'hiver soufflant dans ses doigts. Le premier auditeur que messire Miles d'Isliers, docteur en Decret, voyait arriver chaque lundi matin, tout essouffle, a l'ouverture des portes de l'ecole du Chef-Saint-Denis, c'etait Claude Frollo. Aussi, a seize ans, le jeune clerc eut pu tenir tete, en theologie mystique a un pere de l'eglise, en theologie canonique a un pere des conciles, en theologie scolastique a un docteur de Sorbonne. La theologie depassee, il s'etait precipite dans le Decret. Du _Maitre des Sentences_, il etait tombe aux _Capitulaires de Charlemagne_. Et successivement il avait devore, dans son appetit de science, decretales sur decretales, celles de Theodore, eveque d'Hispale, celles de Bouchard, eveque de Worms, celles d'Yves, eveque de Chartres; puis le Decret de Gratien qui succeda aux Capitulaires de Charlemagne; puis le recueil de Gregoire IX; puis l'epitre _Super specula_ d'Honorius III. Il se fit claire, il se fit familiere cette vaste et tumultueuse periode du droit civil et du droit canon en lutte et en travail dans le chaos du moyen age, periode que l'eveque Theodore ouvre en 618 et que ferme en 1227 le pape Gregoire. Le Decret digere, il se jeta sur la medecine, et sur les arts liberaux. Il etudia la science des herbes, la science des onguents. Il devint expert aux fievres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes. Jacques d'Espars l'eut recu medecin physicien, Richard Hellain, medecin chirurgien. Il parcourut egalement tous les degres de licence, maitrise et doctorerie des arts. Il etudia les langues, le latin, le grec, l'hebreu, triple sanctuaire alors bien peu frequente. C'etait une veritable fievre d'acquerir et de thesauriser en fait de science. A dix-huit ans, les quatre facultes y avaient passe. Il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique: savoir. Ce fut vers cette epoque environ que l'ete excessif de 1466 fit eclater cette grande peste qui enleva plus de quarante mille creatures dans la vicomte de Paris, et entre autres, dit Jean de Troyes, <>. Le bruit se repandit dans l'Universite que la rue Tirechappe etait en particulier devastee par la maladie. C'est la que residaient, au milieu de leur fief, les parents de Claude. Le jeune ecolier courut fort alarme a la maison paternelle. Quand il y entra, son pere et sa mere etaient morts de la veille. Un tout jeune frere qu'il avait au maillot vivait encore et criait abandonne dans son berceau. C'etait tout ce qui restait a Claude de sa famille. Le jeune homme prit l'enfant sous son bras, et sortit pensif. Jusque-la il n'avait vecu que dans la science, il commencait a vivre dans la vie. Cette catastrophe fut une crise dans l'existence de Claude. Orphelin, aine, chef de famille a dix-neuf ans, il se sentit rudement rappele des reveries de l'ecole aux realites de ce monde. Alors, emu de pitie, il se prit de passion et de devouement pour cet enfant, son frere; chose etrange et douce qu'une affection humaine a lui qui n'avait encore aime que des livres. Cette affection se developpa a un point singulier. Dans une ame aussi neuve, ce fut comme un premier amour. Separe depuis l'enfance de ses parents, qu'il avait a peine connus, cloitre et comme mure dans ses livres, avide avant tout d'etudier et d'apprendre, exclusivement attentif jusqu'alors a son intelligence qui se dilatait dans la science, a son imagination qui grandissait dans les lettres, le pauvre ecolier n'avait pas encore eu le temps de sentir la place de son coeur. Ce jeune frere sans pere ni mere, ce petit enfant, qui lui tombait brusquement du ciel sur les bras, fit de lui un homme nouveau. Il s'apercut qu'il y avait autre chose dans le monde que les speculations de la Sorbonne et les vers d'Homerus, que l'homme avait besoin d'affections, que la vie sans tendresse et sans amour n'etait qu'un rouage sec, criard et dechirant; seulement il se figura, car il etait dans l'age ou les illusions ne sont encore remplacees que par des illusions, que les affections de sang et de famille etaient les seules necessaires, et qu'un petit frere a aimer suffisait pour remplir toute une existence. Il se jeta donc dans l'amour de son petit Jehan avec la passion d'un caractere deja profond, ardent, concentre. Cette pauvre frele creature, jolie, blonde, rose et frisee, cet orphelin sans autre appui qu'un orphelin, le remuait jusqu'au fond des entrailles; et, grave penseur qu'il etait, il se mit a reflechir sur Jehan avec une misericorde infinie. Il en prit souci et soin comme de quelque chose de tres fragile et de tres recommande. Il fut a l'enfant plus qu'un frere, il lui devint une mere. Le petit Jehan avait perdu sa mere, qu'il tetait encore. Claude le mit en nourrice. Outre le fief de Tirechappe, il avait eu en heritage de son pere le fief du Moulin, qui relevait de la tour carree de Gentilly. C'etait un moulin sur une colline, pres du chateau de Winchestre (Bicetre). Il y avait la meuniere qui nourrissait un bel enfant; ce n'etait pas loin de l'Universite. Claude lui porta lui-meme son petit Jehan. Des lors, se sentant un fardeau a trainer, il prit la vie tres au serieux. La pensee de son petit frere devint non seulement la recreation, mais encore le but de ses etudes, il resolut de se consacrer tout entier a un avenir dont il repondait devant Dieu, et de n'avoir jamais d'autre epouse, d'autre enfant que le bonheur et la fortune de son frere. Il se rattacha donc plus que jamais a sa vocation clericale. Son merite, sa science, sa qualite de vassal immediat de l'eveque de Paris, lui ouvraient toutes grandes les portes de l'eglise. A vingt ans, par dispense speciale du saint-siege, il etait pretre, et desservait, comme le plus jeune des chapelains de Notre-Dame, l'autel qu'on appelle, a cause de la messe tardive qui s'y dit, _altare pigrorum_[43]. La, plus que jamais plonge dans ses chers livres qu'il ne quittait que pour courir une heure au fief du Moulin, ce melange de savoir et d'austerite, si rare a son age, l'avait rendu promptement le respect et l'admiration du cloitre. Du cloitre, sa reputation de savant avait ete au peuple, ou elle avait un peu tourne, chose frequente alors, au renom de sorcier. C'est au moment ou il revenait, le jour de la Quasimodo, de dire sa messe des paresseux a leur autel, qui etait a cote de la porte du choeur tendant a la nef, a droite, proche l'image de la Vierge, que son attention avait ete eveillee par le groupe de vieilles glapissant autour du lit des enfants-trouves. C'est alors qu'il s'etait approche de la malheureuse petite creature si haie et si menacee. Cette detresse, cette difformite, cet abandon, la pensee de son jeune frere, la chimere qui frappa tout a coup son esprit que, s'il mourait, son cher petit Jehan pourrait bien aussi, lui, etre jete miserablement sur la planche des enfants-trouves, tout cela lui etait venu au coeur a la fois, une grande pitie s'etait remuee en lui, et il avait emporte l'enfant. Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet. Le pauvre petit diable avait une verrue sur l'oeil gauche, la tete dans les epaules, la colonne vertebrale arquee, le sternum proeminent, les jambes torses; mais il paraissait vivace; et quoiqu'il fut impossible de savoir quelle langue il begayait, son cri annoncait quelque force et quelque sante. La compassion de Claude s'accrut de cette laideur; et il fit voeu dans son coeur d'elever cet enfant pour l'amour de son frere, afin que, quelles que fussent dans l'avenir les fautes du petit Jehan, il eut par-devers lui cette charite, faite a son intention. C'etait une sorte de placement de bonnes oeuvres qu'il effectuait sur la tete de son jeune frere; c'etait une pacotille de bonnes actions qu'il voulait lui amasser d'avance, pour le cas ou le petit drole un jour se trouverait a court de cette monnaie, la seule qui soit recue au peage du paradis. Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma _Quasimodo_, soit qu'il voulut marquer par la le jour ou il l'avait trouve, soit qu'il voulut caracteriser par ce nom a quel point la pauvre petite creature etait incomplete et a peine ebauchee. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n'etait guere qu'un _a peu pres_. III <> Or, en 1482, Quasimodo avait grandi. Il etait devenu, depuis plusieurs annees, sonneur de cloches de Notre-Dame, grace a son pere adoptif Claude Frollo, lequel etait devenu archidiacre de Josas, grace a son suzerain messire Louis de Beaumont, lequel etait devenu eveque de Paris en 1472, a la mort de Guillaume Chartier, grace a son patron Olivier le Daim, barbier du roi Louis XI par la grace de Dieu. Quasimodo etait donc carillonneur de Notre-Dame. Avec le temps, il s'etait forme je ne sais quel lien intime qui unissait le sonneur a l'eglise. Separe a jamais du monde par la double fatalite de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonne des l'enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre malheureux s'etait accoutume a ne rien voir dans ce monde au dela des religieuses murailles qui l'avaient recueilli a leur ombre. Notre-Dame avait ete successivement pour lui, selon qu'il grandissait et se developpait, l'oeuf, le nid, la maison, la patrie, l'univers. Et il est sur qu'il y avait une sorte d'harmonie mysterieuse et preexistante entre cette creature et cet edifice. Lorsque, tout petit encore, il se trainait tortueusement et par soubresauts sous les tenebres de ses voutes, il semblait, avec sa face humaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre sur laquelle l'ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes bizarres. Plus tard, la premiere fois qu'il s'accrocha machinalement a la corde des tours, et qu'il s'y pendit, et qu'il mit la cloche en branle, cela fit a Claude, son pere adoptif, l'effet d'un enfant dont la langue se delie et qui commence a parler. C'est ainsi que peu a peu, se developpant toujours dans le sens de la cathedrale, y vivant, y dormant, n'en sortant presque jamais, en subissant a toute heure la pression mysterieuse, il arriva a lui ressembler, a s'y incruster, pour ainsi dire, a en faire partie integrante. Ses angles saillants s'emboitaient, qu'on nous passe cette figure, aux angles rentrants de l'edifice, et il en semblait, non seulement l'habitant, mais encore le contenu naturel. On pourrait presque dire qu'il en avait pris la forme, comme le colimacon prend la forme de sa coquille. C'etait sa demeure, son trou, son enveloppe. Il y avait entre la vieille eglise et lui une sympathie instinctive si profonde, tant d'affinites magnetiques, tant d'affinites materielles, qu'il y adherait en quelque sorte comme la tortue a son ecaille. La rugueuse cathedrale etait sa carapace. Il est inutile d'avertir le lecteur de ne pas prendre au pied de la lettre les figures que nous sommes oblige d'employer ici pour exprimer cet accouplement singulier, symetrique, immediat, presque co-substantiel, d'un homme et d'un edifice. Il est inutile de dire egalement a quel point il s'etait faite familiere toute la cathedrale dans une si longue et si intime cohabitation. Cette demeure lui etait propre. Elle n'avait pas de profondeur que Quasimodo n'eut penetree, pas de hauteur qu'il n'eut escaladee, il lui arrivait bien des fois de gravir la facade a plusieurs elevations en s'aidant seulement des asperites de la sculpture. Les tours, sur la surface exterieure desquelles on le voyait souvent ramper comme un lezard qui glisse sur un mur a pic, ces deux geantes jumelles, si hautes, si menacantes, si redoutables, n'avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses d'etourdissement; a les voir si douces sous sa main, si faciles a escalader, on eut dit qu'il les avait apprivoisees. A force de sauter, de grimper, de s'ebattre au milieu des abimes de la gigantesque cathedrale, il etait devenu en quelque facon singe et chamois, comme l'enfant calabrais qui nage avant de marcher, et joue, tout petit, avec la mer. Du reste, non seulement son corps semblait s'etre faconne selon la cathedrale, mais encore son esprit. Dans quel etat etait cette ame, quel pli avait-elle contracte, quelle forme avait-elle prise sous cette enveloppe nouee, dans cette vie sauvage, c'est ce qu'il serait difficile de determiner. Quasimodo etait ne borgne, bossu, boiteux. C'est a grande peine et a grande patience que Claude Frollo etait parvenu a lui apprendre a parler. Mais une fatalite etait attachee au pauvre enfant trouve. Sonneur de Notre-Dame a quatorze ans, une nouvelle infirmite etait venue le parfaire; les cloches lui avaient brise le tympan; il etait devenu sourd. La seule porte que la nature lui eut laissee toute grande ouverte sur le monde s'etait brusquement fermee a jamais. En se fermant, elle intercepta l'unique rayon de joie et de lumiere qui penetrat encore dans l'ame de Quasimodo. Cette ame tomba dans une nuit profonde. La melancolie du miserable devint incurable et complete comme sa difformite. Ajoutons que sa surdite le rendit en quelque facon muet. Car, pour ne pas donner a rire aux autres, du moment ou il se vit sourd, il se determina resolument a un silence qu'il ne rompait guere que lorsqu'il etait seul. Il lia volontairement cette langue que Claude Frollo avait eu tant de peine a delier. De la il advenait que, quand la necessite le contraignait de parler, sa langue etait engourdie, maladroite, et comme une porte dont les gonds sont rouilles. Si maintenant nous essayions de penetrer jusqu'a l'ame de Quasimodo a travers cette ecorce epaisse et dure; si nous pouvions sonder les profondeurs de cette organisation mal faite; s'il nous etait donne de regarder avec un flambeau derriere ces organes sans transparence, d'explorer l'interieur tenebreux de cette creature opaque, d'en elucider les recoins obscurs, les culs-de-sac absurdes, et de jeter tout a coup une vive lumiere sur la psyche enchainee au fond de cet antre, nous trouverions sans doute la malheureuse dans quelque attitude pauvre, rabougrie et rachitique comme ces prisonniers des plombs de Venise qui vieillissaient ployes en deux dans une boite de pierre trop basse et trop courte. Il est certain que l'esprit s'atrophie dans un corps manque. Quasimodo sentait a peine se mouvoir aveuglement au dedans de lui une ame faite a son image. Les impressions des objets subissaient une refraction considerable avant d'arriver a sa pensee. Son cerveau etait un milieu particulier: les idees qui le traversaient en sortaient toutes tordues. La reflexion qui provenait de cette refraction etait necessairement divergente et deviee. De la mille illusions d'optique, mille aberrations de jugement, mille ecarts ou divaguait sa pensee, tantot folle, tantot idiote. Le premier effet de cette fatale organisation, c'etait de troubler le regard qu'il jetait sur les choses. Il n'en recevait presque aucune perception immediate. Le monde exterieur lui semblait beaucoup plus loin qu'a nous. Le second effet de son malheur, c'etait de le rendre mechant. Il etait mechant en effet, parce qu'il etait sauvage; il etait sauvage parce qu'il etait laid, il y avait une logique dans sa nature comme dans la notre. Sa force, si extraordinairement developpee, etait une cause de plus de mechancete. _Malus puer robustus_[45], dit Hobbes. D'ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la mechancete n'etait peut-etre pas innee en lui. Des ses premiers pas parmi les hommes, il s'etait senti, puis il s'etait vu conspue, fletri, repousse. La parole humaine pour lui, c'etait toujours une raillerie ou une malediction. En grandissant il n'avait trouve que la haine autour de lui. Il l'avait prise. Il avait gagne la mechancete generale. Il avait ramasse l'arme dont on l'avait blesse. Apres tout, il ne tournait qu'a regret sa face du cote des hommes. Sa cathedrale lui suffisait. Elle etait peuplee de figures de marbre, rois, saints, eveques, qui du moins ne lui eclataient pas de rire au nez et n'avaient pour lui qu'un regard tranquille et bienveillant. Les autres statues, celles des monstres et des demons, n'avaient pas de haine pour lui Quasimodo. Il leur ressemblait trop pour cela. Elles raillaient bien plutot les autres hommes. Les saints etaient ses amis, et le benissaient; les monstres etaient ses amis, et le gardaient. Aussi avait-il de longs epanchements avec eux. Aussi passait-il quelquefois des heures entieres, accroupi devant une de ces statues, a causer solitairement avec elle. Si quelqu'un survenait, il s'enfuyait comme un amant surpris dans sa serenade. Et la cathedrale ne lui etait pas seulement la societe, mais encore l'univers, mais encore toute la nature. Il ne revait pas d'autres espaliers que les vitraux toujours en fleur, d'autre ombrage que celui de ces feuillages de pierre qui s'epanouissent charges d'oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, d'autres montagnes que les tours colossales de l'eglise, d'autre ocean que Paris qui bruissait a leurs pieds. Ce qu'il aimait avant tout dans l'edifice maternel, ce qui reveillait son ame et lui faisait ouvrir ses pauvres ailes qu'elle tenait si miserablement reployees dans sa caverne, ce qui le rendait parfois heureux, c'etaient les cloches. Il les aimait, les caressait, leur parlait, les comprenait. Depuis le carillon de l'aiguille de la croisee jusqu'a la grosse cloche du portail, il les avait toutes en tendresse. Le clocher de la croisee, les deux tours, etaient pour lui comme trois grandes cages dont les oiseaux, eleves par lui, ne chantaient que pour lui. C'etaient pourtant ces memes cloches qui l'avaient rendu sourd, mais les meres aiment souvent le mieux l'enfant qui les a fait le plus souffrir. Il est vrai que leur voix etait la seule qu'il put entendre encore. A ce titre, la grosse cloche etait sa bien-aimee. C'est elle qu'il preferait dans cette famille de filles bruyantes qui se tremoussait autour de lui, les jours de fete. Cette grande cloche s'appelait Marie. Elle etait seule dans la tour meridionale avec sa soeur Jacqueline, cloche de moindre taille, enfermee dans une cage moins grande a cote de la sienne. Cette Jacqueline etait ainsi nommee du nom de la femme de Jean de Montagu, lequel l'avait donnee a l'eglise, ce qui ne l'avait pas empeche d'aller figurer sans tete a Montfaucon. Dans la deuxieme tour il y avait six autres cloches, et enfin les six plus petites habitaient le clocher sur la croisee avec la cloche de bois qu'on ne sonnait que depuis l'apres-diner du jeudi absolu, jusqu'au matin de la vigile de Paques. Quasimodo avait donc quinze cloches dans son serail, mais la grosse Marie etait la favorite. On ne saurait se faire une idee de sa joie les jours de grande volee. Au moment ou l'archidiacre l'avait lache et lui avait dit: Allez! il montait la vis du clocher plus vite qu'un autre ne l'eut descendue. Il entrait tout essouffle dans la chambre aerienne de la grosse cloche; il la considerait un moment avec recueillement et amour; puis il lui adressait doucement la parole, il la flattait de la main, comme un bon cheval qui va faire une longue course. Il la plaignait de la peine qu'elle allait avoir. Apres ces premieres caresses, il criait a ses aides, places a l'etage inferieur de la tour, de commencer. Ceux-ci se pendaient aux cables, le cabestan criait, et l'enorme capsule de metal s'ebranlait lentement. Quasimodo, palpitant, la suivait du regard. Le premier choc du battant et de la paroi d'airain faisait frissonner la charpente sur laquelle il etait monte. Quasimodo vibrait avec la cloche. Vah! criait-il avec un eclat de rire insense. Cependant le mouvement du bourdon s'accelerait, et a mesure qu'il parcourait un angle plus ouvert, l'oeil de Quasimodo s'ouvrait aussi de plus en plus phosphorique et flamboyant. Enfin la grande volee commencait, toute la tour tremblait, charpentes, plombs, pierres de taille, tout grondait a la fois, depuis les pilotis de la fondation jusqu'aux trefles du couronnement. Quasimodo alors bouillait a grosse ecume; il allait, venait; il tremblait avec la tour de la tete aux pieds. La cloche, dechainee et furieuse, presentait alternativement aux deux parois de la tour sa gueule de bronze d'ou s'echappait ce souffle de tempete qu'on entend a quatre lieues. Quasimodo se placait devant cette gueule ouverte; il s'accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait tour a tour la place profonde qui fourmillait a deux cents pieds au-dessous de lui et l'enorme langue de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l'oreille. C'etait la seule parole qu'il entendit, le seul son qui troublat pour lui le silence universel. Il s'y dilatait comme un oiseau au soleil. Tout a coup la frenesie de la cloche le gagnait; son regard devenait extraordinaire; il attendait le bourdon au passage, comme l'araignee attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui a corps perdu. Alors, suspendu sur l'abime, lance dans le balancement formidable de la cloche, il saisissait le monstre d'airain aux oreillettes, l'etreignait de ses deux genoux, l'eperonnait de ses deux talons, et redoublait de tout le choc et de tout le poids de son corps la furie de la volee. Cependant la tour vacillait; lui, criait et grincait des dents, ses cheveux roux se herissaient, sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, son oeil jetait des flammes, la cloche monstrueuse hennissait toute haletante sous lui, et alors ce n'etait plus ni le bourdon de Notre-Dame ni Quasimodo, c'etait un reve, un tourbillon, une tempete; le vertige a cheval sur le bruit; un esprit cramponne a une croupe volante; un etrange centaure moitie homme, moitie cloche; une espece d'Astolphe horrible emporte sur un prodigieux hippogriffe de bronze vivant. La presence de cet etre extraordinaire faisait circuler dans toute la cathedrale je ne sais quel souffle de vie. Il semblait qu'il s'echappat de lui, du moins au dire des superstitions grossissantes de la foule, une emanation mysterieuse qui animait toutes les pierres de Notre-Dame et faisait palpiter les profondes entrailles de la vieille eglise. Il suffisait qu'on le sut la pour que l'on crut voir vivre et remuer les mille statues des galeries et des portails. Et de fait, la cathedrale semblait une creature docile et obeissante sous sa main; elle attendait sa volonte pour elever sa grosse voix; elle etait possedee et remplie de Quasimodo comme d'un genie familier. On eut dit qu'il faisait respirer l'immense edifice. Il y etait partout en effet, il se multipliait sur tous les points du monument. Tantot on apercevait avec effroi au plus haut d'une des tours un nain bizarre qui grimpait, serpentait, rampait a quatre pattes, descendait en dehors sur l'abime, sautelait de saillie en saillie, et allait fouiller dans le ventre de quelque gorgone sculptee; c'etait Quasimodo denichant des corbeaux. Tantot on se heurtait dans un coin obscur de l'eglise a une sorte de chimere vivante, accroupie et renfrognee; c'etait Quasimodo pensant. Tantot on avisait sous un clocher une tete enorme et un paquet de membres desordonnes se balancant avec fureur au bout d'une corde; c'etait Quasimodo sonnant les vepres ou l'angelus. Souvent, la nuit, on voyait errer une forme hideuse sur la frele balustrade decoupee en dentelle qui couronne les tours et borde le pourtour de l'abside; c'etait encore le bossu de Notre-Dame. Alors, disaient les voisines, toute l'eglise prenait quelque chose de fantastique, de surnaturel, d'horrible; des yeux et des bouches s'y ouvraient ca et la; on entendait aboyer les chiens, les guivres, les tarasques de pierre qui veillent jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte, autour de la monstrueuse cathedrale; et si c'etait une nuit de Noel, tandis que la grosse cloche qui semblait raler appelait les fideles a la messe ardente de minuit, il y avait un tel air repandu sur la sombre facade qu'on eut dit que le grand portail devorait la foule et que la rosace la regardait. Et tout cela venait de Quasimodo. L'Egypte l'eut pris pour le dieu de ce temple; le moyen age l'en croyait le demon; il en etait l'ame. A tel point que pour ceux qui savent que Quasimodo a existe, Notre-Dame est aujourd'hui deserte, inanimee, morte. On sent qu'il y a quelque chose de disparu. Ce corps immense est vide; c'est un squelette; l'esprit l'a quitte, on en voit la place, et voila tout. C'est comme un crane ou il y a encore des trous pour les yeux, mais plus de regard. IV LE CHIEN ET SON MAITRE Il y avait pourtant une creature humaine que Quasimodo exceptait de sa malice et de sa haine pour les autres, et qu'il aimait autant, plus peut-etre que sa cathedrale; c'etait Claude Frollo. La chose etait simple. Claude Frollo l'avait recueilli, l'avait adopte, l'avait nourri, l'avait eleve. Tout petit, c'est dans les jambes de Claude Frollo qu'il avait coutume de se refugier quand les chiens et les enfants aboyaient apres lui. Claude Frollo lui avait appris a parler, a lire, a ecrire. Claude Frollo enfin l'avait fait sonneur de cloches. Or, donner la grosse cloche en mariage a Quasimodo, c'etait donner Juliette a Romeo. Aussi la reconnaissance de Quasimodo etait-elle profonde, passionnee, sans borne; et quoique le visage de son pere adoptif fut souvent brumeux et severe, quoique sa parole fut habituellement breve, dure, imperieuse, jamais cette reconnaissance ne s'etait dementie un seul instant. L'archidiacre avait en Quasimodo l'esclave le plus soumis, le valet le plus docile, le dogue le plus vigilant. Quand le pauvre sonneur de cloches etait devenu sourd, il s'etait etabli entre lui et Claude Frollo une langue de signes, mysterieuse et comprise d'eux seuls. De cette facon l'archidiacre etait le seul etre humain avec lequel Quasimodo eut conserve communication. Il n'etait en rapport dans ce monde qu'avec deux choses, Notre-Dame et Claude Frollo. Rien de comparable a l'empire de l'archidiacre sur le sonneur, a l'attachement du sonneur pour l'archidiacre. Il eut suffi d'un signe de Claude et de l'idee de lui faire plaisir pour que Quasimodo se precipitat du haut des tours de Notre-Dame. C'etait une chose remarquable que toute cette force physique, arrivee chez Quasimodo a un developpement si extraordinaire, et mise aveuglement par lui a la disposition d'un autre. Il y avait la sans doute devouement filial, attachement domestique; il y avait aussi fascination d'un esprit par un autre esprit. C'etait une pauvre, gauche et maladroite organisation qui se tenait la tete basse et les yeux suppliants devant une intelligence haute et profonde, puissante et superieure. Enfin et par-dessus tout, c'etait reconnaissance. Reconnaissance tellement poussee a sa limite extreme que nous ne saurions a quoi la comparer. Cette vertu n'est pas de celles dont les plus beaux exemples sont parmi les hommes. Nous dirons donc que Quasimodo aimait l'archidiacre comme jamais chien, jamais cheval, jamais elephant n'a aime son maitre. V SUITE DE CLAUDE FROLLO En 1482, Quasimodo avait environ vingt ans, Claude Frollo environ trente-six: l'un avait grandi, l'autre avait vieilli. Claude Frollo n'etait plus le simple ecolier du college Torchi, le tendre protecteur d'un petit enfant, le jeune et reveur philosophe qui savait beaucoup de choses et qui en ignorait beaucoup. C'etait un pretre austere, grave, morose; un charge d'ames; monsieur l'archidiacre de Josas, le second acolyte de l'eveque, ayant sur les bras les deux decanats de Montlhery et de Chateaufort et cent soixante-quatorze cures ruraux. C'etait un personnage imposant et sombre devant lequel tremblaient les enfants de choeur en aube et en jaquette, les machicots, les confreres de Saint-Augustin, les clercs matutinels de Notre-Dame, quand il passait lentement sous les hautes ogives du choeur, majestueux, pensif, les bras croises et la tete tellement ployee sur la poitrine qu'on ne voyait de sa face que son grand front chauve. Dom Claude Frollo n'avait abandonne du reste ni la science, ni l'education de son jeune frere, ces deux occupations de sa vie. Mais avec le temps il s'etait mele quelque amertume a ces choses si douces. A la longue, dit Paul Diacre, le meilleur lard rancit. Le petit Jehan Frollo, surnomme _du Moulin_ a cause du lieu ou il avait ete nourri, n'avait pas grandi dans la direction que Claude avait voulu lui imprimer. Le grand frere comptait sur un eleve pieux, docile, docte, honorable. Or le petit frere, comme ces jeunes arbres qui trompent l'effort du jardinier et se tournent opiniatrement du cote d'ou leur viennent l'air et le soleil, le petit frere ne croissait et ne multipliait, ne poussait de belles branches touffues et luxuriantes que du cote de la paresse, de l'ignorance et de la debauche. C'etait un vrai diable, fort desordonne, ce qui faisait froncer le sourcil a dom Claude, mais fort drole et fort subtil, ce qui faisait sourire le grand frere. Claude l'avait confie a ce meme college de Torchi ou il avait passe ses premieres annees dans l'etude et le recueillement; et c'etait une douleur pour lui que ce sanctuaire autrefois edifie du nom de Frollo en fut scandalise aujourd'hui. Il en faisait quelquefois a Jehan de fort severes et de fort longs sermons, que celui-ci essuyait intrepidement. Apres tout, le jeune vaurien avait bon coeur, comme cela se voit dans toutes les comedies. Mais, le sermon passe, il n'en reprenait pas moins tranquillement le cours de ses seditions et de ses enormites. Tantot c'etait un _bejaune_ (on appelait ainsi les nouveaux debarques a l'Universite) qu'il avait houspille pour sa bienvenue; tradition precieuse qui s'est soigneusement perpetuee jusqu'a nos jours. Tantot il avait donne le branle a une bande d'ecoliers, lesquels etaient classiquement jetes sur un cabaret, _quasi classico excitati_[46], puis avaient battu le tavernier <>, et joyeusement pille la taverne jusqu'a effondrer les muids de vin dans la cave. Et puis, c'etait un beau rapport en latin que le sous-moniteur de Torchi apportait piteusement a dom Claude avec cette douloureuse emargination: _Rixa; prima causa vinum optimum potatum_[47]. Enfin on disait, horreur dans un enfant de seize ans, que ses debordements allaient souventes fois jusqu'a la rue de Glatigny. De tout cela, Claude, contriste et decourage dans ses affections humaines, s'etait jete avec plus d'emportement dans les bras de la science, cette soeur qui du moins ne vous rit pas au nez et vous paie toujours, bien qu'en monnaie quelquefois un peu creuse, les soins qu'on lui a rendus. Il devint donc de plus en plus savant, et en meme temps, par une consequence naturelle, de plus en plus rigide comme pretre, de plus en plus triste comme homme. Il y a, pour chacun de nous, de certains parallelismes entre notre intelligence, nos moeurs et notre caractere, qui se developpent sans discontinuite, et ne se rompent qu'aux grandes perturbations de la vie. Comme Claude Frollo avait parcouru des sa jeunesse le cercle presque entier des connaissances humaines positives, exterieures et licites, force lui fut, a moins de s'arreter _ubi defuit orbis_[48], force lui fut d'aller plus loin et de chercher d'autres aliments a l'activite insatiable de son intelligence. L'antique symbole du serpent qui se mord la queue convient surtout a la science. Il parait que Claude Frollo l'avait eprouve. Plusieurs personnes graves affirmaient qu'apres avoir epuise le _fas_ du savoir humain, il avait ose penetrer dans le _nefas_[49]. Il avait, disait-on, goute successivement toutes les pommes de l'arbre de l'intelligence, et, faim ou degout, il avait fini par mordre au fruit defendu. Il avait pris place tour a tour, comme nos lecteurs l'ont vu, aux conferences des theologiens en Sorbonne, aux assemblees des artiens a l'image Saint-Hilaire, aux disputes des decretistes a l'image Saint-Martin, aux congregations des medecins au benitier de Notre-Dame, _ad cupam Nostrae Dominae_; tous les mets permis et approuves que ces quatre grandes cuisines, appelees les quatre facultes, pouvaient elaborer et servir a une intelligence, il les avait devores et la satiete lui en etait venue avant que sa faim fut apaisee; alors il avait creuse plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie, materielle, limitee; il avait risque peut-etre son ame, et s'etait assis dans la caverne a cette table mysterieuse des alchimistes, des astrologues, des hermetiques, dont Averroes, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent le bout dans le moyen age, et qui se prolonge dans l'Orient, aux clartes du chandelier a sept branches, jusqu'a Salomon, Pythagore et Zoroastre. C'etait du moins ce que l'on supposait, a tort ou a raison. Il est certain que l'archidiacre visitait souvent le cimetiere des Saints-Innocents ou son pere et sa mere avaient ete enterres, il est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466; mais qu'il paraissait beaucoup moins devot a la croix de leur fosse qu'aux figures etranges dont etait charge le tombeau de Nicolas Flamel et de Claude Pernelle, construit tout a cote. Il est certain qu'on l'avait vu souvent longer la rue des Lombards et entrer furtivement dans une petite maison qui faisait le coin de la rue des Ecrivains et de la rue Marivault. C'etait la maison que Nicolas Flamel avait batie, ou il etait mort vers 1417, et qui, toujours deserte depuis lors, commencait deja a tomber en ruine, tant les hermetiques et les souffleurs de tous les pays en avaient use les murs rien qu'en y gravant leurs noms. Quelques voisins meme affirmaient avoir vu une fois par un soupirail l'archidiacre Claude creusant, remuant et bechant la terre dans ces deux caves dont les jambes etrieres avaient ete barbouillees de vers et d'hieroglyphes sans nombre par Nicolas Flamel lui-meme. On supposait que Flamel avait enfoui la pierre philosophale dans ces caves, et les alchimistes, pendant deux siecles, depuis Magistri jusqu'au pere Pacifique, n'ont cesse d'en tourmenter le sol que lorsque la maison, si cruellement fouillee et retournee, a fini par s'en aller en poussiere sous leurs pieds. Il est certain encore que l'archidiacre s'etait epris d'une passion singuliere pour le portail symbolique de Notre-Dame, cette page de grimoire ecrite en pierre par l'eveque Guillaume de Paris, lequel a sans doute ete damne pour avoir attache un si infernal frontispice au saint poeme que chante eternellement le reste de l'edifice. L'archidiacre Claude passait aussi pour avoir approfondi le colosse de saint Christophe et cette longue statue enigmatique qui se dressait alors a l'entree du parvis et que le peuple appelait dans ses derisions _Monsieur Legris_. Mais, ce que tout le monde avait pu remarquer, c'etaient les interminables heures qu'il employait souvent, assis sur le parapet du parvis, a contempler les sculptures du portail, examinant tantot les vierges folles avec leurs lampes renversees, tantot les vierges sages avec leurs lampes droites; d'autres fois calculant l'angle du regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui regarde dans l'eglise un point mysterieux ou est certainement cachee la pierre philosophale, si elle n'est pas dans la cave de Nicolas Flamel. C'etait, disons-le en passant, une destinee singuliere pour l'eglise Notre-Dame a cette epoque que d'etre ainsi aimee a deux degres differents et avec tant de devotion par deux etres aussi dissemblables que Claude et Quasimodo; aimee par l'un, sorte de demi-homme instinctif et sauvage, pour sa beaute, pour sa stature, pour les harmonies qui se degagent de son magnifique ensemble; aimee par l'autre, imagination savante et passionnee, pour sa signification, pour son mythe, pour le sens qu'elle renferme, pour le symbole epars sous les sculptures de sa facade comme le premier texte sous le second dans un palimpseste; en un mot, pour l'enigme qu'elle propose eternellement a l'intelligence. Il est certain enfin que l'archidiacre s'etait accommode, dans celle des deux tours qui regarde sur la Greve, tout a cote de la cage aux cloches, une petite cellule fort secrete ou nul n'entrait, pas meme l'eveque, disait-on, sans son conge. Cette cellule avait ete jadis pratiquee presque au sommet de la tour, parmi les nids de corbeaux, par l'eveque Hugo de Besancon[50], qui y avait maleficie dans son temps. Ce que renfermait cette cellule, nul ne le savait; mais on avait vu souvent, des greves du Terrain, la nuit, a une petite lucarne qu'elle avait sur le derriere de la tour, paraitre, disparaitre et reparaitre a intervalles courts et egaux une clarte rouge, intermittente, bizarre, qui semblait suivre les aspirations haletantes d'un soufflet et venir plutot d'une flamme que d'une lumiere. Dans l'ombre, a cette hauteur, cela faisait un effet singulier et les bonnes femmes disaient: Voila l'archidiacre qui souffle, l'enfer petille la-haut. Il n'y avait pas dans tout cela apres tout grandes preuves de sorcellerie; mais c'etait bien toujours autant de fumee qu'il en fallait pour supposer du feu; et l'archidiacre avait un renom assez formidable. Nous devons dire pourtant que les sciences d'Egypte, que la necromancie, que la magie, meme la plus blanche et la plus innocente, n'avaient pas d'ennemi plus acharne, pas de denonciateur plus impitoyable par-devant messieurs de l'officialite de Notre-Dame. Que ce fut sincere horreur ou jeu joue du larron qui crie: _au voleur_! cela n'empechait pas l'archidiacre d'etre considere par les doctes tetes du chapitre comme une ame aventuree dans le vestibule de l'enfer, perdue dans les antres de la cabale, tatonnant dans les tenebres des sciences occultes. Le peuple ne s'y meprenait pas non plus; chez quiconque avait un peu de sagacite, Quasimodo passait pour le demon, Claude Frollo pour le sorcier. Il etait evident que le sonneur devait servir l'archidiacre pendant un temps donne au bout duquel il emporterait son ame en guise de paiement. Aussi l'archidiacre etait-il, malgre l'austerite excessive de sa vie, en mauvaise odeur parmi les bonnes ames; et il n'y avait pas nez de devote si inexperimentee qui ne le flairat magicien. Et si, en vieillissant, il s'etait forme des abimes dans sa science, il s'en etait aussi forme dans son coeur. C'est du moins ce qu'on etait fonde a croire en examinant cette figure sur laquelle on ne voyait reluire son ame qu'a travers un sombre nuage. D'ou lui venait ce front chauve, cette tete toujours penchee, cette poitrine toujours soulevee de soupirs? Quelle secrete pensee faisait sourire sa bouche avec tant d'amertume au meme moment ou ses sourcils fronces se rapprochaient comme deux taureaux qui vont lutter? Pourquoi son reste de cheveux etaient-ils deja gris? Quel etait ce feu interieur qui eclatait parfois dans son regard, au point que son oeil ressemblait a un trou perce dans la paroi d'une fournaise? Ces symptomes d'une violente preoccupation morale avaient surtout acquis un haut degre d'intensite a l'epoque ou se passe cette histoire. Plus d'une fois un enfant de choeur s'etait enfui effraye de le trouver seul dans l'eglise, tant son regard etait etrange et eclatant. Plus d'une fois, dans le choeur, a l'heure des offices, son voisin de stalle l'avait entendu meler au plain-chant _ad omnem tonum_ des parentheses inintelligibles. Plus d'une fois la buandiere du Terrain, chargee de <>, avait observe, non sans effroi, des marques d'ongles et de doigts crispes dans le surplis de monsieur l'archidiacre de Josas. D'ailleurs, il redoublait de severite et n'avait jamais ete plus exemplaire. Par etat comme par caractere il s'etait toujours tenu eloigne des femmes; il semblait les hair plus que jamais. Le seul fremissement d'une cotte-hardie de soie faisait tomber son capuchon sur ses yeux. Il etait sur ce point tellement jaloux d'austerite et de reserve que lorsque la dame de Beaujeu, fille du roi, vint au mois de decembre 1481 visiter le cloitre de Notre-Dame, il s'opposa gravement a son entree, rappelant a l'eveque le statut du Livre Noir, date de la vigile Saint-Barthelemy 1334, qui interdit l'acces du cloitre a toute femme <>. Sur quoi l'eveque avait ete contraint de lui citer l'ordonnance du legat Odo qui excepte certaines grandes dames, _aliquae magnates mulieres, quae sine scandalo evitari non possunt_[51]. Et encore l'archidiacre protesta-t-il, objectant que l'ordonnance du legat, laquelle remontait a 1207, etait anterieure de cent vingt-sept ans au Livre Noir, et par consequent abrogee de fait par lui. Et il avait refuse de paraitre devant la princesse. On remarquait en outre que son horreur pour les egyptiennes et les zingari semblait redoubler depuis quelque temps. Il avait sollicite de l'eveque un edit qui fit expresse defense aux bohemiennes de venir danser et tambouriner sur la place du parvis, et il compulsait depuis le meme temps les archives moisies de l'official, afin de reunir les cas de sorciers et de sorcieres condamnes au feu ou a la corde pour complicite de malefices avec des boucs, des truies ou des chevres. VI IMPOPULARITE L'archidiacre et le sonneur, nous l'avons deja dit, etaient mediocrement aimes du gros et menu peuple des environs de la cathedrale. Quand Claude et Quasimodo sortaient ensemble, ce qui arrivait maintes fois, et qu'on les voyait traverser de compagnie, le valet suivant le maitre, les rues fraiches, etroites et sombres du pate Notre-Dame, plus d'une mauvaise parole, plus d'un fredon ironique, plus d'un quolibet insultant les harcelait au passage, a moins que Claude Frollo, ce qui arrivait rarement, ne marchat la tete droite et levee, montrant son front severe et presque auguste aux goguenards interdits. Tous deux etaient dans leur quartier comme les <> dont parle Regnier. _Toutes sortes de gens vont apres les poetes._ _Comme apres les hiboux vont criant les fauvettes_[52]. Tantot c'etait un marmot sournois qui risquait sa peau et ses os pour avoir le plaisir ineffable d'enfoncer une epingle dans la bosse de Quasimodo. Tantot une belle jeune fille, gaillarde et plus effrontee qu'il n'aurait fallu, frolait la robe noire du pretre en lui chantant sous le nez la chanson sardonique: _niche, niche, le diable est pris_. Quelquefois un groupe squalide de vieilles, echelonne et accroupi dans l'ombre sur les degres d'un porche, bougonnait avec bruit au passage de l'archidiacre et du carillonneur, et leur jetait en maugreant cette encourageante bienvenue: <> Ou bien c'etait une bande d'ecoliers et de pousse-cailloux jouant aux merelles qui se levait en masse et les saluait classiquement de quelque huee en latin: _Eia! eia! Claudius cum claudo_[53]! Mais le plus souvent, l'injure passait inapercue du pretre et du sonneur. Pour entendre toutes ces gracieuses choses, Quasimodo etait trop sourd et Claude trop reveur. LIVRE CINQUIEME I <> La renommee de dom Claude s'etait etendue au loin. Elle lui valut, a peu pres vers l'epoque ou il refusa de voir madame de Beaujeu, une visite dont il garda longtemps le souvenir. C'etait un soir. Il venait de se retirer apres l'office dans sa cellule canonicale du cloitre Notre-Dame. Celle-ci, hormis peut-etre quelques fioles de verre releguees dans un coin, et pleines d'une poudre assez equivoque qui ressemblait fort a de la poudre de projection, n'offrait rien d'etrange ni de mysterieux. Il y avait bien ca et la quelques inscriptions sur le mur, mais c'etaient de pures sentences de science ou de piete extraites des bons auteurs. L'archidiacre venait de s'asseoir a la clarte d'un trois-becs de cuivre devant un vaste bahut charge de manuscrits. Il avait appuye son coude sur le livre tout grand ouvert d'Honorius d'Autun, _De praedestinatione et libero arbitrio_[55], et il feuilletait avec une reflexion profonde un in-folio imprime qu'il venait d'apporter, le seul produit de la presse que renfermat sa cellule. Au milieu de sa reverie, on frappa a sa porte. <> cria le savant du ton gracieux d'un dogue affame qu'on derange de son os. Une voix repondit du dehors. <> Il alla ouvrir. C'etait en effet le medecin du roi; un personnage d'une cinquantaine d'annees dont la physionomie dure n'etait corrigee que par un regard ruse. Un autre homme l'accompagnait. Tous deux portaient une longue robe couleur ardoise fourree de petit-gris, ceinturonnee et fermee, avec le bonnet de meme etoffe et de meme couleur. Leurs mains disparaissaient sous leurs manches, leurs pieds sous leurs robes, leurs yeux sous leurs bonnets. <> Et tout en parlant de cette facon courtoise, il promenait du medecin a son compagnon un regard inquiet et scrutateur. <> repondit le docteur Coictier, dont l'accent franc-comtois faisait trainer toutes ses phrases avec la majeste d'une robe a queue. Alors commenca entre le medecin et l'archidiacre un de ces prologues congratulateurs qui precedaient a cette epoque, selon l'usage, toute conversation entre savants et qui ne les empechaient pas de se detester le plus cordialement du monde. Au reste, il en est encore de meme aujourd'hui, toute bouche de savant qui complimente un autre savant est un vase de fiel emmielle. Les felicitations de Claude Frollo a Jacques Coictier avaient trait surtout aux nombreux avantages temporels que le digne medecin avait su extraire, dans le cours de sa carriere si enviee, de chaque maladie du roi, operation d'une alchimie meilleure et plus certaine que la poursuite de la pierre philosophale. <> Il y avait dans les compliments que dom Claude adressait a Jacques Coictier cet accent sardonique, aigre et sourdement railleur, ce sourire triste et cruel d'un homme superieur et malheureux qui joue un moment par distraction avec l'epaisse prosperite d'un homme vulgaire. L'autre ne s'en apercevait pas. <> dit le compagnon. Cette parole, prononcee du ton de la surprise et du reproche, ramena sur ce personnage inconnu l'attention de l'archidiacre qui, a vrai dire, ne s'en etait pas completement detournee un seul moment depuis que cet etranger avait franchi le seuil de la cellule. Il avait meme fallu les mille raisons qu'il avait de menager le docteur Jacques Coictier, le tout-puissant medecin du roi Louis XI, pour qu'il le recut ainsi accompagne. Aussi sa mine n'eut-elle rien de bien cordial quand Jacques Coictier lui dit: <> demanda l'archidiacre en fixant sur le compagnon de Coictier son oeil penetrant. Il ne trouva pas sous les sourcils de l'inconnu un regard moins percant et moins defiant que le sien. C'etait, autant que la faible clarte de la lampe permettait d'en juger, un vieillard d'environ soixante ans et de moyenne taille, qui paraissait assez malade et casse. Son profil, quoique d'une ligne tres bourgeoise, avait quelque chose de puissant et de severe, sa prunelle etincelait sous une arcade sourciliere tres profonde comme une lumiere au fond d'un antre; et sous le bonnet rabattu qui lui tombait sur le nez on sentait tourner les larges plans d'un front de genie. Il se chargea de repondre lui-meme a la question de l'archidiacre. <> pensa l'archidiacre. Cependant il se sentait devant quelque chose de fort et de serieux. L'instinct de sa haute intelligence lui en faisait deviner une non moins haute sous le bonnet fourre du compere Tourangeau; et en considerant cette grave figure, le rictus ironique que la presence de Jacques Coictier avait fait eclore sur son visage morose s'evanouit peu a peu comme le crepuscule a un horizon de nuit. Il s'etait rassis morne et silencieux sur son grand fauteuil, son coude avait repris sa place accoutumee sur la table, et son front sur sa main. Apres quelques moments de meditation, il fit signe aux deux visiteurs de s'asseoir, et adressa la parole au compere Tourangeau. <> dit l'archidiacre en hochant la tete. Il sembla se recueillir un instant et reprit: <> Le compere Tourangeau obeit, et lut au-dessus de sa tete cette inscription gravee sur la muraille: <<_La medecine est fille des songes_.--JAMBLIQUE.>> Cependant le docteur Jacques Coictier avait entendu la question de son compagnon avec un depit que la reponse de dom Claude avait redouble. Il se pencha a l'oreille du compere Tourangeau et lui dit, assez bas pour ne pas etre entendu de l'archidiacre: <> repliqua Coictier sechement. Puis s'adressant a l'archidiacre: <> L'archidiacre repondit sans s'emouvoir: <> Coictier devint rouge de colere. <> Coictier se calma en grommelant a demi-voix: <> dit le compere avec surprise. Coictier riait d'un rire force. <> s'ecria le compere Tourangeau. L'archidiacre resta un moment indecis, puis il laissa echapper un sombre sourire qui semblait dementir sa reponse: <<_Credo in Deum_. --_Dominum nostrum_[57], ajouta le compere Tourangeau avec un signe de croix. --Amen, dit Coictier. --Reverend maitre, reprit le compere, je suis charme dans l'ame de vous voir en si bonne religion. Mais, grand savant que vous etes, l'etes-vous donc a ce point de ne plus croire a la science? --Non, dit l'archidiacre en saisissant le bras du compere Tourangeau, et un eclair d'enthousiasme se ralluma dans sa terne prunelle, non, je ne nie pas la science. Je n'ai pas rampe si longtemps a plat ventre et les ongles dans la terre a travers les innombrables embranchements de la caverne sans apercevoir, au loin devant moi, au bout de l'obscure galerie, une lumiere, une flamme, quelque chose, le reflet sans doute de l'eblouissant laboratoire central ou les patients et les sages ont surpris Dieu. --Et enfin, interrompit le Tourangeau, quelle chose tenez-vous vraie et certaine? --L'alchimie.>> Coictier se recria: <> Le fougueux archidiacre ne le laissa pas achever. <> Et il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante et inspiree. Le compere Tourangeau l'observait en silence. Coictier s'efforcait de ricaner, haussait imperceptiblement les epaules, et repetait a voix basse: Un fou! <> Le compere fronca le sourcil. <> murmura Coictier. L'archidiacre poursuivit, paraissant ne plus repondre qu'a ses pensees: <> A cette question du compere, dom Claude se contenta de repondre avec une tranquille hauteur: <> Claude prit l'attitude majestueuse et pontificale d'un Samuel. <> Ici, Jacques Coictier, que les repliques fougueuses de l'archidiacre avaient desarconne, se remit en selle, et l'interrompit du ton triomphant d'un savant qui en redresse un autre: <<_Erras, amice Claudi_[58].>> Le symbole n'est pas le nombre. Vous prenez Orpheus pour Hermes. --C'est vous qui errez, repliqua gravement l'archidiacre. Dedalus, c'est le soubassement; Orpheus, c'est la muraille; Hermes, c'est l'edifice. C'est le tout.--Vous viendrez quand vous voudrez, poursuivit-il en se tournant vers le Tourangeau, je vous montrerai les parcelles d'or restees au fond du creuset de Nicolas Flamel, et vous les comparerez a l'or de Guillaume de Paris. Je vous apprendrai les vertus secretes du mot grec _peristera_. Mais avant tout, je vous ferai lire l'une apres l'autre les lettres de marbre de l'alphabet, les pages de granit du livre. Nous irons du portail de l'eveque Guillaume et de Saint-Jean-le-Rond a la Sainte-Chapelle, puis a la maison de Nicolas Flamel, rue Marivault, a son tombeau, qui est aux Saints-Innocents, a ses deux hopitaux rue de Montmorency. Je vous ferai lire les hieroglyphes dont sont couverts les quatre gros chenets de fer du portail de l'hopital Saint-Gervais et de la rue de la Ferronnerie. Nous epellerons encore ensemble les facades de Saint-Come, de Sainte-Genevieve-des-Ardents, de Saint-Martin, de Saint-Jacques-de-la-Boucherie...>> Il y avait deja longtemps que le Tourangeau, si intelligent que fut son regard, paraissait ne plus comprendre dom Claude. Il l'interrompit. <>, dit l'archidiacre. Et ouvrant la fenetre de la cellule, il designa du doigt l'immense eglise de Notre-Dame, qui, decoupant sur un ciel etoile la silhouette noire de ses deux tours, de ses cotes de pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un enorme sphinx a deux tetes assis au milieu de la ville. L'archidiacre considera quelque temps en silence le gigantesque edifice, puis etendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprime qui etait ouvert sur sa table et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre a l'eglise: <> Coictier qui s'etait approche du livre avec empressement ne put s'empecher de s'ecrier: <>, repondit Claude, qui semblait absorbe dans une profonde meditation et se tenait debout, appuyant son index reploye sur l'in-folio sorti des presses fameuses de Nuremberg. Puis il ajouta ces paroles mysterieuses: <> Le couvre-feu du cloitre sonna au moment ou le docteur Jacques repetait tout bas a son compagnon son eternel refrain: <<_Il est fou_.>> A quoi le compagnon repondit cette fois: <> C'etait l'heure ou aucun etranger ne pouvait rester dans le cloitre. Les deux visiteurs se retirerent. <> L'archidiacre rentra chez lui stupefait, comprenant enfin quel personnage c'etait que le compere Tourangeau, et se rappelant ce passage du cartulaire de Saint-Martin de Tours: _Abbas beati Martini_, SCILICET REX FRANCIAE, _est canonicus de consuetudine et habet parvam praebendam quam habet sanctus Venantius et debet sedere in sede thesaurarii_[59]. On affirmait que depuis cette epoque l'archidiacre avait de frequentes conferences avec Louis XI, quand Sa Majeste venait a Paris, et que le credit de dom Claude faisait ombre a Olivier le Daim et a Jacques Coictier, lequel, selon sa maniere, en rudoyait fort le roi. II CECI TUERA CELA Nos lectrices nous pardonneront de nous arreter un moment pour chercher quelle pouvait etre la pensee qui se derobait sous ces paroles enigmatiques de l'archidiacre: _Ceci tuera cela. Le livre tuera l'edifice_. A notre sens, cette pensee avait deux faces. C'etait d'abord une pensee de pretre. C'etait l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l'imprimerie. C'etait l'epouvante et l'eblouissement de l'homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C'etait la chaire et le manuscrit, la parole parlee et la parole ecrite, s'alarmant de la parole imprimee; quelque chose de pareil a la stupeur d'un passereau qui verrait l'ange Legion ouvrir ses six millions d'ailes. C'etait le cri du prophete qui entend deja bruire et fourmiller l'humanite emancipee, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la foi, l'opinion detroner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensee humaine, volatilisee par la presse, s'evaporer du recipient theocratique. Terreur du soldat qui examine le belier d'airain et qui dit: La tour croulera. Cela signifiait qu'une puissance allait succeder a une autre puissance. Cela voulait dire: La presse tuera l'eglise. Mais sous cette pensee, la premiere et la plus simple sans doute, il y en avait a notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la premiere moins facile a apercevoir et plus facile a contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du pretre seulement, mais du savant et de l'artiste. C'etait pressentiment que la pensee humaine en changeant de forme allait changer de mode d'expression, que l'idee capitale de chaque generation ne s'ecrirait plus avec la meme matiere et de la meme facon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second sens; elle signifiait qu'un art allait detroner un autre art. Elle voulait dire: L'imprimerie tuera l'architecture. En effet, depuis l'origine des choses jusqu'au quinzieme siecle de l'ere chretienne inclusivement, l'architecture est le grand livre de l'humanite, l'expression principale de l'homme a ses divers etats de developpement soit comme force, soit comme intelligence. Quand la memoire des premieres races se sentit surchargee, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d'en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la facon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle a la fois. On scella chaque tradition sous un monument. Les premiers monuments furent de simples quartiers de roche _que le fer n'avait pas touches_, dit Moise[60]. L'architecture commenca comme toute ecriture. Elle fut d'abord alphabet. On plantait une pierre debout, et c'etait une lettre, et chaque lettre etait un hieroglyphe, et sur chaque hieroglyphe reposait un groupe d'idees comme le chapiteau sur la colonne. Ainsi firent les premieres races, partout, au meme moment, sur la surface du monde entier. On retrouve la _pierre levee_ des Celtes dans la Siberie d'Asie, dans les pampas d'Amerique. Plus tard on fit des mots. On superposa la pierre a la pierre, on accoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques combinaisons. Le dolmen et le cromlech celtes, le tumulus etrusque, le galgal hebreu, sont des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres. Quelquefois meme, quand on avait beaucoup de pierre et une vaste plage, on ecrivait une phrase. L'immense entassement de Karnac est deja une formule tout entiere. Enfin on fit des livres. Les traditions avaient enfante des symboles, sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de l'arbre sous son feuillage; tous ces symboles, auxquels l'humanite avait foi, allaient croissant, se multipliant, se croisant, se compliquant de plus en plus; les premiers monuments ne suffisaient plus a les contenir; ils en etaient debordes de toutes parts; a peine ces monuments exprimaient-ils encore la tradition primitive, comme eux simple, nue et gisante sur le sol. Le symbole avait besoin de s'epanouir dans l'edifice. L'architecture alors se developpa avec la pensee humaine; elle devint geante a mille tetes et a mille bras, et fixa sous une forme eternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. Tandis que Dedale, qui est la force, mesurait, tandis qu'Orphee, qui est l'intelligence, chantait, le pilier qui est une lettre, l'arcade qui est une syllabe, la pyramide qui est un mot, mis en mouvement a la fois par une loi de geometrie et par une loi de poesie, se groupaient, se combinaient, s'amalgamaient, descendaient, montaient, se juxtaposaient sur le sol, s'etageaient dans le ciel, jusqu'a ce qu'ils eussent ecrit, sous la dictee de l'idee generale d'une epoque, ces livres merveilleux qui etaient aussi de merveilleux edifices: la pagode d'Eklinga, le Rhamseion d'Egypte, le temple de Salomon. L'idee mere, le verbe, n'etait pas seulement au fond de tous ces edifices, mais encore dans la forme. Le temple de Salomon, par exemple, n'etait point simplement la reliure du livre saint, il etait le livre saint lui-meme. Sur chacune de ses enceintes concentriques les pretres pouvaient lire le verbe traduit et manifeste aux yeux, et ils suivaient ainsi ses transformations de sanctuaire en sanctuaire jusqu'a ce qu'ils le saisissent dans son dernier tabernacle sous sa forme la plus concrete qui etait encore de l'architecture: l'arche. Ainsi le verbe etait enferme dans l'edifice, mais son image etait sur son enveloppe comme la figure humaine sur le cercueil d'une momie. Et non seulement la forme des edifices mais encore l'emplacement qu'ils se choisissaient revelait la pensee qu'ils representaient. Selon que le symbole a exprimer etait gracieux ou sombre, la Grece couronnait ses montagnes d'un temple harmonieux a l'oeil, l'Inde eventrait les siennes pour y ciseler ces difformes pagodes souterraines portees par de gigantesques rangees d'elephants de granit. Ainsi, durant les six mille premieres annees du monde, depuis la pagode la plus immemoriale de l'Hindoustan jusqu'a la cathedrale de Cologne, l'architecture a ete la grande ecriture du genre humain. Et cela est tellement vrai que non seulement tout symbole religieux, mais encore toute pensee humaine a sa page dans ce livre immense et son monument. Toute civilisation commence par la theocratie et finit par la democratie. Cette loi de la liberte succedant a l'unite est ecrite dans l'architecture. Car, insistons sur ce point, il ne faut pas croire que la maconnerie ne soit puissante qu'a edifier le temple, qu'a exprimer le mythe et le symbolisme sacerdotal, qu'a transcrire en hieroglyphes sur ses pages de pierre les tables mysterieuses de la loi. S'il en etait ainsi, comme il arrive dans toute societe humaine un moment ou le symbole sacre s'use et s'oblitere sous la libre pensee, ou l'homme se derobe au pretre, ou l'excroissance des philosophies et des systemes ronge la face de la religion, l'architecture ne pourrait reproduire ce nouvel etat de l'esprit humain, ses feuillets, charges au recto, seraient vides au verso, son oeuvre serait tronquee, son livre serait incomplet. Mais non. Prenons pour exemple le moyen age, ou nous voyons plus clair parce qu'il est plus pres de nous. Durant sa premiere periode, tandis que la theocratie organise l'Europe, tandis que le Vatican rallie et reclasse autour de lui les elements d'une Rome faite avec la Rome qui git ecroulee autour du Capitole, tandis que le christianisme s'en va recherchant dans les decombres de la civilisation anterieure tous les etages de la societe et rebatit avec ces ruines un nouvel univers hierarchique dont le sacerdoce est la clef de voute, on entend sourdre d'abord dans ce chaos, puis on voit peu a peu sous le souffle du christianisme, sous la main des barbares, surgir des deblais des architectures mortes, grecque et romaine, cette mysterieuse architecture romane, soeur des maconneries theocratiques de l'Egypte et de l'Inde, embleme inalterable du catholicisme pur, immuable hieroglyphe de l'unite papale. Toute la pensee d'alors est ecrite en effet dans ce sombre style roman. On y sent partout l'autorite, l'unite, l'impenetrable, l'absolu, Gregoire VII; partout le pretre, jamais l'homme; partout la caste, jamais le peuple. Mais les croisades arrivent. C'est un grand mouvement populaire; et tout grand mouvement populaire, quels qu'en soient la cause et le but, degage toujours de son dernier precipite l'esprit de liberte. Des nouveautes vont se faire jour. Voici que s'ouvre la periode orageuse des Jacqueries, des Pragueries et des Ligues. L'autorite s'ebranle, l'unite se bifurque. La feodalite demande a partager avec la theocratie, en attendant le peuple qui surviendra inevitablement et qui se fera, comme toujours, la part du lion. _Quia nominor leo_. La seigneurie perce donc sous le sacerdoce, la commune sous la seigneurie. La face de l'Europe est changee. Eh bien! la face de l'architecture est changee aussi. Comme la civilisation, elle a tourne la page, et l'esprit nouveau des temps la trouve prete a ecrire sous sa dictee. Elle est revenue des croisades avec l'ogive, comme les nations avec la liberte. Alors, tandis que Rome se demembre peu a peu, l'architecture romane meurt. L'hieroglyphe deserte la cathedrale et s'en va blasonner le donjon pour faire un prestige a la feodalite. La cathedrale elle-meme, cet edifice autrefois si dogmatique, envahie desormais par la bourgeoisie, par la commune, par la liberte, echappe au pretre et tombe au pouvoir de l'artiste. L'artiste la batit a sa guise. Adieu le mystere, le mythe, la loi. Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le pretre ait sa basilique et son autel, il n'a rien a dire. Les quatre murs sont a l'artiste. Le livre architectural n'appartient plus au sacerdoce, a la religion, a Rome; il est a l'imagination, a la poesie, au peuple. De la les transformations rapides et innombrables de cette architecture qui n'a que trois siecles, si frappantes apres l'immobilite stagnante de l'architecture romane qui en a six ou sept. L'art cependant marche a pas de geant. Le genie et l'originalite populaires font la besogne que faisaient les eveques. Chaque race ecrit en passant sa ligne sur le livre; elle rature les vieux hieroglyphes romans sur le frontispice des cathedrales, et c'est tout au plus si l'on voit encore le dogme percer ca et la sous le nouveau symbole qu'elle y depose. La draperie populaire laisse a peine deviner l'ossement religieux. On ne saurait se faire une idee des licences que prennent alors les architectes, meme envers l'eglise. Ce sont des chapiteaux tricotes de moines et de nonnes honteusement accouples, comme a la salle des Cheminees du Palais de Justice a Paris. C'est l'aventure de Noe sculptee _en toutes lettres_ comme sous le grand portail de Bourges. C'est un moine bachique a oreilles d'ane et le verre en main riant au nez de toute une communaute, comme sur le lavabo de l'abbaye de Bocherville. Il existe a cette epoque, pour la pensee ecrite en pierre, un privilege tout a fait comparable a notre liberte actuelle de la presse. C'est la liberte de l'architecture. Cette liberte va tres loin. Quelquefois un portail, une facade, une eglise tout entiere presente un sens symbolique absolument etranger au culte, ou meme hostile a l'eglise. Des le treizieme siecle Guillaume de Paris, Nicolas Flamel au quinzieme, ont ecrit de ces pages seditieuses. Saint-Jacques-de-la-Boucherie etait toute une eglise d'opposition. La pensee alors n'etait libre que de cette facon, aussi ne s'ecrivait-elle tout entiere que sur ces livres qu'on appelait edifices. Sans cette forme edifice, elle se serait vue bruler en place publique par la main du bourreau sous la forme manuscrit, si elle avait ete assez imprudente pour s'y risquer. La pensee portail d'eglise eut assiste au supplice de la pensee livre. Aussi n'ayant que cette voie, la maconnerie, pour se faire jour, elle s'y precipitait de toutes parts. De la l'immense quantite de cathedrales qui ont couvert l'Europe, nombre si prodigieux qu'on y croit a peine, meme apres l'avoir verifie. Toutes les forces materielles, toutes les forces intellectuelles de la societe convergerent au meme point: l'architecture. De cette maniere, sous pretexte de batir des eglises a Dieu, l'art se developpait dans des proportions magnifiques. Alors, quiconque naissait poete se faisait architecte. Le genie epars dans les masses, comprime de toutes parts sous la feodalite comme sous une _testudo_[61] de boucliers d'airain, ne trouvant issue que du cote de l'architecture, debouchait par cet art, et ses Iliades prenaient la forme de cathedrales. Tous les autres arts obeissaient et se mettaient en discipline sous l'architecture. C'etaient les ouvriers du grand oeuvre. L'architecte, le poete, le maitre totalisait en sa personne la sculpture qui lui ciselait ses facades, la peinture qui lui enluminait ses vitraux, la musique qui mettait sa cloche en branle et soufflait dans ses orgues. Il n'y avait pas jusqu'a la pauvre poesie proprement dite, celle qui s'obstinait a vegeter dans les manuscrits, qui ne fut obligee pour etre quelque chose de venir s'encadrer dans l'edifice sous la forme d'hymne ou de _prose_; le meme role, apres tout, qu'avaient joue les tragedies d'Eschyle dans les fetes sacerdotales de la Grece, la Genese dans le temple de Salomon. Ainsi, jusqu'a Gutenberg, l'architecture est l'ecriture principale, l'ecriture universelle. Ce livre granitique commence par l'Orient, continue par l'antiquite grecque et romaine, le moyen age en a ecrit la derniere page. Du reste, ce phenomene d'une architecture de peuple succedant a une architecture de caste que nous venons d'observer dans le moyen age, se reproduit avec tout mouvement analogue dans l'intelligence humaine aux autres grandes epoques de l'histoire. Ainsi, pour n'enoncer ici que sommairement une loi qui demanderait a etre developpee en des volumes, dans le haut Orient, berceau des temps primitifs, apres l'architecture hindoue, l'architecture phenicienne, cette mere opulente de l'architecture arabe; dans l'antiquite, apres l'architecture egyptienne dont le style etrusque et les monuments cyclopeens ne sont qu'une variete, l'architecture grecque, dont le style romain n'est qu'un prolongement surcharge du dome carthaginois; dans les temps modernes, apres l'architecture romane, l'architecture gothique. Et en dedoublant ces trois series, on retrouvera sur les trois soeurs ainees, l'architecture hindoue, l'architecture egyptienne, l'architecture romane, le meme symbole: c'est-a-dire la theocratie, la caste, l'unite, le dogme, le mythe, Dieu; et pour les trois soeurs cadettes, l'architecture phenicienne, l'architecture grecque, l'architecture gothique, quelle que soit du reste la diversite de forme inherente a leur nature, la meme signification aussi: c'est-a-dire la liberte, le peuple, l'homme. Qu'il s'appelle bramine, mage ou pape, dans les maconneries hindoue, egyptienne ou romane, on sent toujours le pretre, rien que le pretre. Il n'en est pas de meme dans les architectures de peuple. Elles sont plus riches et moins saintes. Dans la phenicienne, on sent le marchand; dans la grecque, le republicain; dans la gothique, le bourgeois. Les caracteres generaux de toute architecture theocratique sont l'immutabilite, l'horreur du progres, la conservation des lignes traditionnelles, la consecration des types primitifs, le pli constant de toutes les formes de l'homme et de la nature aux caprices incomprehensibles du symbole. Ce sont des livres tenebreux que les inities seuls savent dechiffrer. Du reste, toute forme, toute difformite meme y a un sens qui la fait inviolable. Ne demandez pas aux maconneries hindoue, egyptienne, romane, qu'elles reforment leur dessin ou ameliorent leur statuaire. Tout perfectionnement leur est impiete. Dans ces architectures, il semble que la roideur du dogme se soit repandue sur la pierre comme une seconde petrification.--Les caracteres generaux des maconneries populaires au contraire sont la variete, le progres, l'originalite, l'opulence, le mouvement perpetuel. Elles sont deja assez detachees de la religion pour songer a leur beaute, pour la soigner, pour corriger sans relache leur parure de statues ou d'arabesques. Elles sont du siecle. Elles ont quelque chose d'humain qu'elles melent sans cesse au symbole divin sous lequel elles se produisent encore. De la des edifices penetrables a toute ame, a toute intelligence, a toute imagination, symboliques encore, mais faciles a comprendre comme la nature. Entre l'architecture theocratique et celle-ci, il y a la difference d'une langue sacree a une langue vulgaire, de l'hieroglyphe a l'art, de Salomon a Phidias. Si l'on resume ce que nous avons indique jusqu'ici tres sommairement en negligeant mille preuves et aussi mille objections de detail, on est amene a ceci: que l'architecture a ete jusqu'au quinzieme siecle le registre principal de l'humanite, que dans cet intervalle il n'est pas apparu dans le monde une pensee un peu compliquee qui ne se soit faite edifice, que toute idee populaire comme toute loi religieuse a eu ses monuments; que le genre humain enfin n'a rien pense d'important qu'il ne l'ait ecrit en pierre. Et pourquoi? C'est que toute pensee, soit religieuse, soit philosophique, est interessee a se perpetuer, c'est que l'idee qui a remue une generation veut en remuer d'autres, et laisser trace. Or quelle immortalite precaire que celle du manuscrit! Qu'un edifice est un livre bien autrement solide, durable, et resistant! Pour detruire la parole ecrite il suffit d'une torche et d'un turc. Pour demolir la parole construite, il faut une revolution sociale, une revolution terrestre. Les barbares ont passe sur le Colisee, le deluge peut-etre sur les Pyramides. Au quinzieme siecle tout change. La pensee humaine decouvre un moyen de se perpetuer non seulement plus durable et plus resistant que l'architecture, mais encore plus simple et plus facile. L'architecture est detronee. Aux lettres de pierre d'Orphee vont succeder les lettres de plomb de Gutenberg. _Le livre va tuer l'edifice._ L'invention de l'imprimerie est le plus grand evenement de l'histoire. C'est la revolution mere. C'est le mode d'expression de l'humanite qui se renouvelle totalement, c'est la pensee humaine qui depouille une forme et en revet une autre, c'est le complet et definitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, represente l'intelligence. Sous la forme imprimerie, la pensee est plus imperissable que jamais; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mele a l'air. Du temps de l'architecture, elle se faisait montagne et s'emparait puissamment d'un siecle et d'un lieu. Maintenant elle se fait troupe d'oiseaux, s'eparpille aux quatre vents, et occupe a la fois tous les points de l'air et de l'espace. Nous le repetons, qui ne voit que de cette facon elle est bien plus indelebile? De solide qu'elle etait elle devient vivace. Elle passe de la duree a l'immortalite. On peut demolir une masse, comment extirper l'ubiquite? Vienne un deluge, la montagne aura disparu depuis longtemps sous les flots que les oiseaux voleront encore; et, qu'une seule arche flotte a la surface du cataclysme, ils s'y poseront, surnageront avec elle, assisteront avec elle a la decrue des eaux, et le nouveau monde qui sortira de ce chaos verra en s'eveillant planer au-dessus de lui, ailee et vivante, la pensee du monde englouti. Et quand on observe que ce mode d'expression est non seulement le plus conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus praticable a tous, lorsqu'on songe qu'il ne traine pas un gros bagage et ne remue pas un lourd attirail, quand on compare la pensee obligee pour se traduire en un edifice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et des tonnes d'or, toute une montagne de pierres, toute une foret de charpentes, tout un peuple d'ouvriers, quand on la compare a la pensee qui se fait livre, et a qui il suffit d'un peu de papier, d'un peu d'encre et d'une plume, comment s'etonner que l'intelligence humaine ait quitte l'architecture pour l'imprimerie? Coupez brusquement le lit primitif d'un fleuve d'un canal creuse au-dessous de son niveau, le fleuve desertera son lit. Aussi voyez comme a partir de la decouverte de l'imprimerie l'architecture se desseche peu a peu, s'atrophie et se denude. Comme on sent que l'eau baisse, que la seve s'en va, que la pensee des temps et des peuples se retire d'elle! Le refroidissement est a peu pres insensible au quinzieme siecle, la presse est trop debile encore, et soutire tout au plus a la puissante architecture une surabondance de vie. Mais, des le seizieme siecle, la maladie de l'architecture est visible; elle n'exprime deja plus essentiellement la societe; elle se fait miserablement art classique; de gauloise, d'europeenne, d'indigene, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C'est cette decadence qu'on appelle renaissance. Decadence magnifique pourtant, car le vieux genie gothique, ce soleil qui se couche derriere la gigantesque presse de Mayence, penetre encore quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride d'arcades latines et de colonnades corinthiennes. C'est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore. Cependant, du moment ou l'architecture n'est plus qu'un art comme un autre, des qu'elle n'est plus l'art total, l'art souverain, l'art tyran, elle n'a plus la force de retenir les autres arts. Ils s'emancipent donc, brisent le joug de l'architecte, et s'en vont chacun de leur cote. Chacun d'eux gagne a ce divorce. L'isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l'imagerie devient peinture, le canon devient musique. On dirait un empire qui se demembre a la mort de son Alexandre et dont les provinces se font royaumes. De la Raphael, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de l'eblouissant seizieme siecle. En meme temps que les arts, la pensee s'emancipe de tous cotes. Les heresiarques du moyen age avaient deja fait de larges entailles au catholicisme. Le seizieme siecle brise l'unite religieuse. Avant l'imprimerie, la reforme n'eut ete qu'un schisme, l'imprimerie la fait revolution. Otez la presse, l'heresie est enervee. Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le precurseur de Luther. Cependant, quand le soleil du moyen age est tout a fait couche, quand le genie gothique s'est a jamais eteint a l'horizon de l'art, l'architecture va se ternissant, se decolorant, s'effacant de plus en plus. Le livre imprime, ce ver rongeur de l'edifice, la suce et la devore. Elle se depouille, elle s'effeuille, elle maigrit a vue d'oeil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle. Elle n'exprime plus rien, pas meme le souvenir de l'art d'un autre temps. Reduite a elle-meme, abandonnee des autres arts parce que la pensee humaine l'abandonne, elle appelle des manoeuvres a defaut d'artistes. La vitre remplace le vitrail. Le tailleur de pierre succede au sculpteur. Adieu toute seve, toute originalite, toute vie, toute intelligence. Elle se traine, lamentable mendiante d'atelier, de copie en copie. Michel-Ange, qui des le seizieme siecle la sentait sans doute mourir, avait eu une derniere idee, une idee de desespoir. Ce titan de l'art avait entasse le Pantheon sur le Parthenon, et fait Saint-Pierre de Rome. Grande oeuvre qui meritait de rester unique, derniere originalite de l'architecture, signature d'un artiste geant au bas du colossal registre de pierre qui se fermait. Michel-Ange mort, que fait cette miserable architecture qui se survivait a elle-meme a l'etat de spectre et d'ombre? Elle prend Saint-Pierre de Rome, et le calque, et le parodie. C'est une manie. C'est une pitie. Chaque siecle a son Saint-Pierre de Rome; au dix-septieme siecle le Val-de-Grace, au dix-huitieme Sainte-Genevieve. Chaque pays a son Saint-Pierre de Rome. Londres a le sien. Petersbourg a le sien. Paris en a deux ou trois. Testament insignifiant, dernier radotage d'un grand art decrepit qui retombe en enfance avant de mourir. Si, au lieu de monuments caracteristiques comme ceux dont nous venons de parler nous examinons l'aspect general de l'art du seizieme au dix-huitieme siecle, nous remarquons les memes phenomenes de decroissance et d'etisie. A partir de Francois II, la forme architecturale de l'edifice s'efface de plus en plus et laisse saillir la forme geometrique, comme la charpente osseuse d'un malade amaigri. Les belles lignes de l'art font place aux froides et inexorables lignes du geometre. Un edifice n'est plus un edifice, c'est un polyedre. L'architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudite. Voici le fronton grec qui s'inscrit dans le fronton romain et reciproquement. C'est toujours le Pantheon dans le Parthenon, Saint-Pierre de Rome. Voici les maisons de brique de Henri IV a coins de pierre; la place Royale, la place Dauphine. Voici les eglises de Louis XIII, lourdes, trapues, surbaissees, ramassees, chargees d'un dome comme d'une bosse. Voici l'architecture mazarine, le mauvais pasticcio italien des Quatre-Nations. Voici les palais de Louis XIV, longues casernes a courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. Voici enfin Louis XV, avec les chicorees et les vermicelles, et toutes les verrues et tous les fungus qui defigurent cette vieille architecture caduque, edentee et coquette. De Francois II a Louis XV, le mal a cru en progression geometrique. L'art n'a plus que la peau sur les os. Il agonise miserablement. Cependant, que devient l'imprimerie? Toute cette vie qui s'en va de l'architecture vient chez elle. A mesure que l'architecture baisse, l'imprimerie s'enfle et grossit. Ce capital de forces que la pensee humaine depensait en edifices, elle le depense desormais en livres. Aussi des le seizieme siecle la presse, grandie au niveau de l'architecture decroissante, lutte avec elle et la tue. Au dix-septieme, elle est deja assez souveraine, assez triomphante, assez assise dans sa victoire pour donner au monde la fete d'un grand siecle litteraire. Au dix-huitieme, longtemps reposee a la cour de Louis XIV, elle ressaisit la vieille epee de Luther, en arme Voltaire, et court, tumultueuse, a l'attaque de cette ancienne Europe dont elle a deja tue l'expression architecturale. Au moment ou le dix-huitieme siecle s'acheve, elle a tout detruit. Au dix-neuvieme, elle va reconstruire. Or, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts represente reellement depuis trois siecles la pensee humaine? lequel la traduit? lequel exprime, non pas seulement ses manies litteraires et scolastiques, mais son vaste, profond, universel mouvement? Lequel se superpose constamment, sans rupture et sans lacune, au genre humain qui marche, monstre a mille pieds? L'architecture ou l'imprimerie? L'imprimerie. Qu'on ne s'y trompe pas, l'architecture est morte, morte sans retour, tuee par le livre imprime, tuee parce qu'elle dure moins, tuee parce qu'elle coute plus cher. Toute cathedrale est un milliard. Qu'on se represente maintenant quelle mise de fonds il faudrait pour recrire le livre architectural; pour faire fourmiller de nouveau sur le sol des milliers d'edifices; pour revenir a ces epoques ou la foule des monuments etait telle qu'au dire d'un temoin oculaire <>. _Erat enim ut si mundus, ipse excutiendo semet, rejecta vetustate, candidam ecclesiarum vestem indueret_ (GLABER RADULPHUS). Un livre est si tot fait, coute si peu, et peut aller si loin! Comment s'etonner que toute la pensee humaine s'ecoule par cette pente? Ce n'est pas a dire que l'architecture n'aura pas encore ca et la un beau monument, un chef-d'oeuvre isole. On pourra bien encore avoir de temps en temps, sous le regne de l'imprimerie, une colonne faite, je suppose, par toute une armee, avec des canons amalgames, comme on avait, sous le regne de l'architecture, des Iliades et des Romanceros, des Mahabahrata et des Niebelungen, faits par tout un peuple avec des rapsodies amoncelees et fondues. Le grand accident d'un architecte de genie pourra survenir au vingtieme siecle, comme celui de Dante au treizieme. Mais l'architecture ne sera plus l'art social, l'art collectif, l'art dominant. Le grand poeme, le grand edifice, le grand oeuvre de l'humanite ne se batira plus, il s'imprimera. Et desormais, si l'architecture se releve accidentellement, elle ne sera plus maitresse. Elle subira la loi de la litterature qui la recevait d'elle autrefois. Les positions respectives des deux arts seront interverties. Il est certain que dans l'epoque architecturale les poemes, rares, il est vrai, ressemblent aux monuments. Dans l'Inde, Vyasa est touffu, etrange, impenetrable comme une pagode. Dans l'orient egyptien, la poesie a, comme les edifices, la grandeur et la tranquillite des lignes; dans la Grece antique, la beaute, la serenite, le calme; dans l'Europe chretienne, la majeste catholique, la naivete populaire, la riche et luxuriante vegetation d'une epoque de renouvellement. La Bible ressemble aux Pyramides, l'Iliade au Parthenon, Homere a Phidias. Dante au treizieme siecle, c'est la derniere eglise romane; Shakespeare au seizieme, la derniere cathedrale gothique. Ainsi, pour resumer ce que nous avons dit jusqu'ici d'une facon necessairement incomplete et tronquee, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maconnerie et l'imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siecles, il est permis de regretter la majeste visible de l'ecriture de granit, ces gigantesques alphabets formules en colonnades, en pylones, en obelisques, ces especes de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passe depuis la pyramide jusqu'au clocher, de Cheops a Strasbourg. Il faut relire le passe sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre ecrit par l'architecture; mais il ne faut pas nier la grandeur de l'edifice qu'eleve a son tour l'imprimerie. Cet edifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a calcule qu'en superposant l'un a l'autre tous les volumes sortis de la presse depuis Gutenberg on comblerait l'intervalle de la terre a la lune; mais ce n'est pas de cette sorte de grandeur que nous voulons parler. Cependant, quand on cherche a recueillir dans sa pensee une image totale de l'ensemble des produits de l'imprimerie jusqu'a nos jours, cet ensemble ne nous apparait-il pas comme une immense construction, appuyee sur le monde entier, a laquelle l'humanite travaille sans relache, et dont la tete monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l'avenir? C'est la fourmiliere des intelligences. C'est la ruche ou toutes les imaginations, ces abeilles dorees, arrivent avec leur miel. L'edifice a mille etages. Ca et la, on voit deboucher sur ses rampes les cavernes tenebreuses de la science qui s'entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l'art fait luxurier a l'oeil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles. La chaque oeuvre individuelle, si capricieuse et si isolee qu'elle semble, a sa place et sa saillie. L'harmonie resulte du tout. Depuis la cathedrale de Shakespeare jusqu'a la mosquee de Byron, mille clochetons s'encombrent pele-mele sur cette metropole de la pensee universelle. A sa base, on a recrit quelques anciens titres de l'humanite que l'architecture n'avait pas enregistres. A gauche de l'entree, on a scelle le vieux bas-relief en marbre blanc d'Homere, a droite la Bible polyglotte dresse ses sept tetes. L'hydre du Romancero se herisse plus loin, et quelques autres formes hybrides, les Vedas et les Niebelungen. Du reste le prodigieux edifice demeure toujours inacheve. La presse, cette machine geante, qui pompe sans relache toute la seve intellectuelle de la societe, vomit incessamment de nouveaux materiaux pour son oeuvre. Le genre humain tout entier est sur l'echafaudage. Chaque esprit est macon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. Retif de la Bretonne apporte sa hottee de platras. Tous les jours une nouvelle assise s'eleve. Independamment du versement original et individuel de chaque ecrivain, il y a des contingents collectifs. Le dix-huitieme siecle donne _l'Encyclopedie_, la revolution donne le _Moniteur_. Certes, c'est la aussi une construction qui grandit et s'amoncelle en spirales sans fin; la aussi il y a confusion des langues, activite incessante, labeur infatigable, concours acharne de l'humanite tout entiere, refuge promis a l'intelligence contre un nouveau deluge, contre une submersion de barbares. C'est la seconde tour de Babel du genre humain. LIVRE SIXIEME I COUP D'OEIL IMPARTIAL SUR L'ANCIENNE MAGISTRATURE C'etait un fort heureux personnage, en l'an de grace 1482, que noble homme Robert d'Estouteville, chevalier, sieur de Beyne, baron d'Yvri et Saint-Andry en la Marche, conseiller et chambellan du roi, et garde de la prevote de Paris. Il y avait deja pres de dix-sept ans qu'il avait recu du roi, le 7 novembre 1465, l'annee de la comete[62], cette belle charge de prevot de Paris, qui etait reputee plutot seigneurie qu'office, _dignitas_, dit Joannes Loemnoeus, _quae cum non exigua potestate politiam concernente, atque praerogativis multis et juribus conjuncta est_[63]. La chose etait merveilleuse en 82 qu'un gentilhomme ayant commission du roi et dont les lettres d'institution remontaient a l'epoque du mariage de la fille naturelle de Louis XI avec monsieur le batard de Bourbon. Le meme jour ou Robert d'Estouteville avait remplace Jacques de Villiers dans la prevote de Paris, maitre Jean Dauvet remplacait messire Helye de Thorrettes dans la premiere presidence de la cour de parlement, Jean Jouvenel des Ursins supplantait Pierre de Morvilliers dans l'office de chancelier de France, Regnault des Dormans desappointait Pierre Puy de la charge de maitre des requetes ordinaires de l'hotel du roi. Or, sur combien de tetes la presidence, la chancellerie et la maitrise s'etaient-elles promenees depuis que Robert d'Estouteville avait la prevote de Paris! Elle lui avait ete _baillee en garde_, disaient les lettres patentes; et certes, il la gardait bien. Il s'y etait cramponne, il s'y etait incorpore, il s'y etait identifie. Si bien qu'il avait echappe a cette furie de changement qui possedait Louis XI, roi defiant, taquin et travailleur qui tenait a entretenir, par des institutions et des revocations frequentes, l'elasticite de son pouvoir. Il y a plus, le brave chevalier avait obtenu pour son fils la survivance de sa charge, et il y avait deja deux ans que le nom de noble homme Jacques d'Estouteville, ecuyer, figurait a cote du sien en tete du registre de l'ordinaire de la prevote de Paris. Rare, certes, et insigne faveur! Il est vrai que Robert d'Estouteville etait un bon soldat, qu'il avait loyalement leve le pennon contre _la ligue du bien public_, et qu'il avait offert a la reine un tres merveilleux cerf en confitures le jour de son entree a Paris en 14... Il avait de plus la bonne amitie de messire Tristan l'Hermite, prevot des marechaux de l'hotel du roi. C'etait donc une tres douce et plaisante existence que celle de messire Robert. D'abord, de fort bons gages, auxquels se rattachaient et pendaient, comme des grappes de plus a sa vigne, les revenus des greffes civil et criminel de la prevote, plus les revenus civils et criminels des auditoires d'Embas du Chatelet, sans compter quelque petit peage au pont de Mantes et de Corbeil, et les profits du tru sur l'esgrin de Paris, sur les mouleurs de buches et les mesureurs de sel. Ajoutez a cela le plaisir d'etaler dans les chevauchees de la ville et de faire ressortir sur les robes mi-parties rouge et tanne des echevins et des quarteniers son bel habit de guerre que vous pouvez encore admirer aujourd'hui sculpte sur son tombeau a l'abbaye de Valmont en Normandie, et son morion tout bossele a Montlhery. Et puis, n'etait-ce rien que d'avoir toute suprematie sur les sergents de la douzaine, le concierge et guette du Chatelet, les deux auditeurs du Chatelet, _auditores Castelleti_, les seize commissaires des seize quartiers, le geolier du Chatelet, les quatre sergents fieffes, les cent vingt sergents a cheval, les cent vingt sergents a verge, le chevalier du guet avec son guet, son sous-guet, son contre-guet et son arriere-guet? N'etait-ce rien que d'exercer haute et basse justice, droit de tourner, de pendre et de trainer, sans compter la menue juridiction en premier ressort, _in prima instantia_, comme disent les chartes, sur cette vicomte de Paris, si glorieusement apanagee de sept nobles bailliages? Peut-on rien imaginer de plus suave que de rendre arrets et jugements, comme faisait quotidiennement messire Robert d'Estouteville, dans le Grand-Chatelet, sous les ogives larges et ecrasees de Philippe-Auguste? et d'aller, comme il avait coutume chaque soir, en cette charmante maison sise rue Galilee dans le pourpris du Palais-Royal, qu'il tenait du chef de sa femme, madame Ambroise de Lore, se reposer de la fatigue d'avoir envoye quelque pauvre diable passer la nuit de son cote dans <>? Et non seulement messire Robert d'Estouteville avait sa justice particuliere de prevot et vicomte de Paris, mais encore il avait part, coup d'oeil et coup de dent dans la grande justice du roi. Il n'y avait pas de tete un peu haute qui ne lui eut passe par les mains avant d'echoir au bourreau. C'est lui qui avait ete querir a la Bastille Saint-Antoine pour le mener aux Halles, M. de Nemours, pour le mener en Greve M. de Saint-Pol, lequel rechignait et se recriait, a la grande joie de M. le prevot qui n'aimait pas M. le connetable. En voila, certes, plus qu'il n'en fallait pour faire une vie heureuse et illustre, et pour meriter un jour une page notable dans cette interessante histoire des prevots de Paris, ou l'on apprend que Oudard de Villeneuve avait une maison rue des Boucheries, que Guillaume de Hangest acheta la grande et petite Savoie, que Guillaume Thiboust donna aux religieuses de Sainte-Genevieve ses maisons de la rue Clopin, que Hugues Aubriot demeurait a l'hotel du Porc-epic, et autres faits domestiques. Toutefois, avec tant de motifs de prendre la vie en patience et en joie, messire Robert d'Estouteville s'etait eveille le matin du 7 janvier 1482 fort bourru et de massacrante humeur. D'ou venait cette humeur? c'est ce qu'il n'aurait pu dire lui-meme. Etait-ce que le ciel etait gris? que la boucle de son vieux ceinturon de Montlhery etait mal serree, et sanglait trop militairement son embonpoint de prevot? qu'il avait vu passer dans la rue sous sa fenetre des ribauds lui faisant nargue, allant quatre de bande, pourpoint sans chemise, chapeau sans fond, bissac et bouteille au cote? Etait-ce pressentiment vague des trois cent soixante-dix livres seize sols huit deniers que le futur roi Charles VIII devait l'annee suivante retrancher des revenus de la prevote? Le lecteur peut choisir; quant a nous, nous inclinerions a croire tout simplement qu'il etait de mauvaise humeur, parce qu'il etait de mauvaise humeur. D'ailleurs, c'etait un lendemain de fete, jour d'ennui pour tout le monde, et surtout pour le magistrat charge de balayer toutes les ordures, au propre et au figure, que fait une fete a Paris. Et puis, il devait tenir seance au Grand-Chatelet. Or, nous avons remarque que les juges s'arrangent en general de maniere a ce que leur jour d'audience soit aussi leur jour d'humeur, afin d'avoir toujours quelqu'un sur qui s'en decharger commodement, de par le roi, la loi et justice. Cependant l'audience avait commence sans lui. Ses lieutenants au civil, au criminel et au particulier faisaient sa besogne, selon l'usage; et des huit heures du matin, quelques dizaines de bourgeois et de bourgeoises entasses et foules dans un coin obscur de l'auditoire d'Embas du Chatelet, entre une forte barriere de chene et le mur, assistaient avec beatitude au spectacle varie et rejouissant de la justice civile et criminelle rendue par maitre Florian Barbedienne, auditeur au Chatelet, lieutenant de M. le prevot, un peu pele-mele, et tout a fait au hasard. La salle etait petite, basse, voutee. Une table fleurdelysee etait au fond, avec un grand fauteuil de bois de chene sculpte, qui etait au prevot et vide, et un escabeau a gauche pour l'auditeur, maitre Florian. Au-dessous se tenait le greffier, griffonnant. En face etait le peuple; et devant la porte et devant la table force sergents de la prevote, en hoquetons de camelot violet a croix blanches. Deux sergents du Parloir-aux-Bourgeois, vetus de leurs jaquettes de la Toussaint, mi-parties rouge et bleu, faisaient sentinelle devant une porte basse fermee qu'on apercevait au fond derriere la table. Une seule fenetre ogive, etroitement encaissee dans l'epaisse muraille, eclairait d'un rayon bleme de janvier deux grotesques figures, le capricieux demon de pierre sculpte en cul-de-lampe dans la clef de la voute, et le juge assis au fond de la salle sur les fleurs de lys. En effet, figurez-vous a la table prevotale, entre deux liasses de proces, accroupi sur ses coudes, le pied sur la queue de sa robe de drap brun plain, la face dans sa fourrure d'agneau blanc, dont ses sourcils semblaient detaches, rouge, reveche, clignant de l'oeil, portant avec majeste la graisse de ses joues, lesquelles se rejoignaient sous son menton, maitre Florian Barbedienne, auditeur au Chatelet. Or l'auditeur etait sourd. Leger defaut pour un auditeur. Maitre Florian n'en jugeait pas moins sans appel et tres congrument. Il est certain qu'il suffit qu'un juge ait l'air d'ecouter; et le venerable auditeur remplissait d'autant mieux cette condition, la seule essentielle en bonne justice, que son attention ne pouvait etre distraite par aucun bruit. Du reste, il avait dans l'auditoire un impitoyable controleur de ses faits et gestes dans la personne de notre ami Jehan Frollo du Moulin, ce petit ecolier d'hier, ce _pieton_ qu'on etait toujours sur de rencontrer partout dans Paris, excepte devant la chaire des professeurs. <> Ce n'etait rien moins. C'etait Quasimodo, sangle, cercle, ficele, garrotte et sous bonne garde. L'escouade de sergents qui l'environnait etait assistee du chevalier du guet en personne, portant brodees les armes de France sur la poitrine et les armes de la ville sur le dos. Il n'y avait rien du reste dans Quasimodo, a part sa difformite, qui put justifier cet appareil de hallebardes et d'arquebuses. Il etait sombre, silencieux et tranquille. A peine son oeil unique jetait-il de temps a autre sur les liens qui le chargeaient un regard sournois et colere. Il promena ce meme regard autour de lui, mais si eteint et si endormi que les femmes ne se le montraient du doigt que pour en rire. Cependant maitre Florian l'auditeur feuilleta avec attention le dossier de la plainte dressee contre Quasimodo, que lui presenta le greffier, et, ce coup d'oeil jete, parut se recueillir un instant. Grace a cette precaution qu'il avait toujours soin de prendre au moment de proceder a un interrogatoire, il savait d'avance les noms, qualites, delits du prevenu, faisait des repliques prevues a des reponses prevues, et parvenait a se tirer de toutes les sinuosites de l'interrogatoire, sans trop laisser deviner sa surdite. Le dossier du proces etait pour lui le chien de l'aveugle. S'il arrivait par hasard que son infirmite se trahit ca et la par quelque apostrophe incoherente ou quelque question inintelligible, cela passait pour profondeur parmi les uns, et pour imbecillite parmi les autres. Dans les deux cas, l'honneur de la magistrature ne recevait aucune atteinte; car il vaut encore mieux qu'un juge soit repute imbecile ou profond, que sourd. Il mettait donc grand soin a dissimuler sa surdite aux yeux de tous, et il y reussissait d'ordinaire si bien qu'il etait arrive a se faire illusion a lui-meme. Ce qui est du reste plus facile qu'on ne le croit. Tous les bossus vont tete haute, tous les begues perorent, tous les sourds parlent bas. Quant a lui, il se croyait tout au plus l'oreille un peu rebelle. C'etait la seule concession qu'il fit sur ce point a l'opinion publique, dans ses moments de franchise et d'examen de conscience. Ayant donc bien rumine l'affaire de Quasimodo, il renversa sa tete en arriere et ferma les yeux a demi, pour plus de majeste et d'impartialite, si bien qu'il etait tout a la fois en ce moment sourd et aveugle. Double condition sans laquelle il n'est pas de juge parfait. C'est dans cette magistrale attitude qu'il commenca l'interrogatoire. <> Or, voici un cas qui n'avait pas ete <>, celui ou un sourd aurait a interroger un sourd. Quasimodo, que rien n'avertissait de la question a lui adressee, continua de regarder le juge fixement et ne repondit pas. Le juge, sourd et que rien n'avertissait de la surdite de l'accuse, crut qu'il avait repondu, comme faisaient en general tous les accuses, et poursuivit avec son aplomb mecanique et stupide. <> Quasimodo ne repondit pas davantage a cette question. Le juge la crut satisfaite, et continua. <> Toujours meme silence. L'auditoire cependant commencait a chuchoter et a s'entre-regarder. <> A cette question malencontreuse, un eclat de rire s'eleva, du greffe a l'auditoire, si violent, si fou, si contagieux, si universel que force fut bien aux deux sourds de s'en apercevoir. Quasimodo se retourna en haussant sa bosse, avec dedain, tandis que maitre Florian, etonne comme lui et supposant que le rire des spectateurs avait ete provoque par quelque replique irreverente de l'accuse, rendue visible pour lui par ce haussement d'epaules, l'apostropha avec indignation. <> Cette sortie n'etait pas propre a arreter l'explosion de la gaiete generale. Elle parut a tous si heteroclite et si cornue que le fou rire gagna jusqu'aux sergents du Parloir-aux-Bourgeois, espece de valets de pique chez qui la stupidite etait d'uniforme. Quasimodo seul conserva son serieux, par la bonne raison qu'il ne comprenait rien a ce qui se passait autour de lui. Le juge, de plus en plus irrite, crut devoir continuer sur le meme ton, esperant par la frapper l'accuse d'une terreur qui reagirait sur l'auditoire et le ramenerait au respect. <> Il n'y a pas de raison pour qu'un sourd qui parle a un sourd s'arrete. Dieu sait ou et quand aurait pris terre maitre Florian, ainsi lance a toutes rames dans la haute eloquence, si la porte basse du fond ne s'etait ouverte tout a coup et n'avait donne passage a M. le prevot en personne. A son entree, maitre Florian ne resta pas court, mais faisant un demi-tour sur ses talons, et pointant brusquement sur le prevot la harangue dont il foudroyait Quasimodo le moment d'auparavant: <> Et il se rassit tout essouffle, essuyant de grosses gouttes de sueur qui tombaient de son front et trempaient comme larmes les parchemins etales devant lui. Messire Robert d'Estouteville fronca le sourcil et fit a Quasimodo un geste d'attention tellement imperieux et significatif, que le sourd en comprit quelque chose. Le prevot lui adressa la parole avec severite: <> Le pauvre diable, supposant que le prevot lui demandait son nom, rompit le silence qu'il gardait habituellement, et repondit avec une voix rauque et gutturale: <> La reponse coincidait si peu avec la question, que le fou rire recommenca a circuler, et que messire Robert s'ecria, rouge de colere: <> Pour le coup, c'etait trop fort; le prevot n'y put tenir. <> Le greffier se mit a rediger incontinent le jugement. <> s'ecria de son coin le petit ecolier Jehan Frollo du Moulin. Le prevot se retourna et fixa de nouveau sur Quasimodo ses yeux etincelants.--Je crois que le drole a dit _ventre-Dieu_! Greffier, ajoutez douze deniers parisis d'amende pour jurement, et que la fabrique de Saint-Eustache en aura la moitie. J'ai une devotion particuliere a Saint-Eustache. En quelques minutes, le jugement fut dresse. La teneur en etait simple et breve. La coutume de la prevote et vicomte de Paris n'avait pas encore ete travaillee par le president Thibaut Baillet et par Roger Barmne, l'avocat du roi. Elle n'etait pas obstruee alors par cette haute futaie de chicanes et de procedures que ces deux jurisconsultes y planterent au commencement du seizieme siecle. Tout y etait clair, expeditif, explicite. On y cheminait droit au but, et l'on apercevait tout de suite au bout de chaque sentier, sans broussailles et sans detour, la roue, le gibet ou le pilori. On savait du moins ou l'on allait. Le greffier presenta la sentence au prevot, qui y apposa son sceau, et sortit pour continuer sa tournee dans les auditoires, avec une disposition d'esprit qui dut peupler ce jour-la toutes les geoles de Paris. Jehan Frollo et Robin Poussepain riaient sous cape. Quasimodo regardait le tout d'un air indifferent et etonne. Cependant le greffier, au moment ou maitre Florian Barbedienne lisait a son tour le jugement pour le signer, se sentit emu de pitie pour le pauvre diable de condamne, et, dans l'espoir d'obtenir quelque diminution de peine, il s'approcha le plus pres qu'il put de l'oreille de l'auditeur et lui dit en lui montrant Quasimodo: <> Il esperait que cette communaute d'infirmite eveillerait l'interet de maitre Florian en faveur du condamne. Mais d'abord, nous avons deja observe que maitre Florian ne se souciait pas qu'on s'apercut de sa surdite. Ensuite, il avait l'oreille si dure qu'il n'entendit pas un mot de ce que lui dit le greffier; pourtant, il voulut avoir l'air d'entendre, et repondit: <> Et il signa la sentence ainsi modifiee. <> II LE TROU AUX RATS Que le lecteur nous permette de le ramener a la place de Greve, que nous avons quittee hier avec Gringoire pour suivre la Esmeralda. Il est dix heures du matin. Tout y sent le lendemain de fete. Le pave est couvert de debris, rubans, chiffons, plumes des panaches, gouttes de cire des flambeaux, miettes de la ripaille publique. Bon nombre de bourgeois _flanent_, comme nous disons, ca et la, remuant du pied les tisons eteints du feu de joie, s'extasiant devant la Maison-aux-Piliers, au souvenir des belles tentures de la veille, et regardant aujourd'hui les clous, dernier plaisir. Les vendeurs de cidre et de cervoise roulent leur barrique a travers les groupes. Quelques passants affaires vont et viennent. Les marchands causent et s'appellent du seuil des boutiques. La fete, les ambassadeurs, Coppenole, le pape des fous, sont dans toutes les bouches. C'est a qui glosera le mieux et rira le plus. Et cependant, quatre sergents a cheval qui viennent de se poster aux quatre cotes du pilori ont deja concentre autour d'eux une bonne portion du _populaire_ epars sur la place, qui se condamne a l'immobilite et a l'ennui dans l'espoir d'une petite execution. Si maintenant le lecteur, apres avoir contemple cette scene vive et criarde qui se joue sur tous les points de la place, porte ses regards vers cette antique maison demi-gothique, demi-romane, de la Tour-Roland qui fait le coin du quai au couchant, il pourra remarquer a l'angle de la facade un gros breviaire public a riches enluminures, garanti de la pluie par un petit auvent, et des voleurs par un grillage qui permet toutefois de le feuilleter. A cote de ce breviaire est une etroite lucarne ogive, fermee de deux barreaux de fer en croix, donnant sur la place, seule ouverture qui laisse arriver un peu d'air et de jour a une petite cellule sans porte pratiquee au rez-de-chaussee dans l'epaisseur du mur de la vieille maison, et pleine d'une paix d'autant plus profonde, d'un silence d'autant plus morne qu'une place publique, la plus populeuse et la plus bruyante de Paris, fourmille et glapit a l'entour. Cette cellule etait celebre dans Paris depuis pres de trois siecles que madame Rolande de la Tour-Roland, en deuil de son pere mort a la croisade, l'avait fait creuser dans la muraille de sa propre maison pour s'y enfermer a jamais, ne gardant de son palais que ce logis dont la porte etait muree et la lucarne ouverte, hiver comme ete, donnant tout le reste aux pauvres et a Dieu. La desolee demoiselle avait en effet attendu vingt ans la mort dans cette tombe anticipee, priant nuit et jour pour l'ame de son pere, dormant dans la cendre, sans meme avoir une pierre pour oreiller, vetue d'un sac noir, et ne vivant que de ce que la pitie des passants deposait de pain et d'eau sur le rebord de sa lucarne, recevant ainsi la charite apres l'avoir faite. A sa mort, au moment de passer dans l'autre sepulcre, elle avait legue a perpetuite celui-ci aux femmes affligees, meres, veuves ou filles, qui auraient beaucoup a prier pour autrui ou pour elles, et qui voudraient s'enterrer vives dans une grande douleur ou dans une grande penitence. Les pauvres de son temps lui avaient fait de belles funerailles de larmes et de benedictions; mais, a leur grand regret, la pieuse fille n'avait pu etre canonisee sainte, faute de protections. Ceux d'entre eux qui etaient un peu impies avaient espere que la chose se ferait en paradis plus aisement qu'a Rome, et avaient tout bonnement prie Dieu pour la defunte, a defaut du pape. La plupart s'etaient contentes de tenir la memoire de Rolande pour sacree et de faire reliques de ses haillons. La ville, de son cote, avait fonde, a l'intention de la demoiselle, un breviaire public qu'on avait scelle pres de la lucarne de la cellule, afin que les passants s'y arretassent de temps a autre, ne fut-ce que pour prier, que la priere fit songer a l'aumone, et que les pauvres recluses, heritieres du caveau de madame Rolande, n'y mourussent pas tout a fait de faim et d'oubli. Ce n'etait pas du reste chose tres rare dans les villes du moyen age que cette espece de tombeaux. On rencontrait souvent, dans la rue la plus frequentee, dans le marche le plus bariole et le plus assourdissant, tout au beau milieu, sous les pieds des chevaux, sous la roue des charrettes en quelque sorte, une cave, un puits, un cabanon mure et grille, au fond duquel priait jour et nuit un etre humain, volontairement devoue a quelque lamentation eternelle, a quelque grande expiation. Et toutes les reflexions qu'eveillerait en nous aujourd'hui cet etrange spectacle, cette horrible cellule, sorte d'anneau intermediaire de la maison et de la tombe, du cimetiere et de la cite, ce vivant retranche de la communaute humaine et compte desormais chez les morts, cette lampe consumant sa derniere goutte d'huile dans l'ombre, ce reste de vie vacillant dans une fosse, ce souffle, cette voix, cette priere eternelle dans une boite de pierre, cette face a jamais tournee vers l'autre monde, cet oeil deja illumine d'un autre soleil, cette oreille collee aux parois de la tombe, cette ame prisonniere dans ce corps, ce corps prisonnier dans ce cachot, et sous cette double enveloppe de chair et de granit le bourdonnement de cette ame en peine, rien de tout cela n'etait percu par la foule. La piete peu raisonneuse et peu subtile de ce temps-la ne voyait pas tant de facettes a un acte de religion. Elle prenait la chose en bloc, et honorait, venerait, sanctifiait au besoin le sacrifice, mais n'en analysait pas les souffrances et s'en apitoyait mediocrement. Elle apportait de temps en temps quelque pitance au miserable penitent, regardait par le trou s'il vivait encore, ignorait son nom, savait a peine depuis combien d'annees il avait commence a mourir, et a l'etranger qui les questionnait sur le squelette vivant qui pourrissait dans cette cave, les voisins repondaient simplement, si c'etait un homme: <>; si c'etait une femme: <>. On voyait tout ainsi alors, sans metaphysique, sans exageration, sans verre grossissant, a l'oeil nu. Le microscope n'avait pas encore ete invente, ni pour les choses de la matiere, ni pour les choses de l'esprit. D'ailleurs, bien qu'on s'en emerveillat peu, les exemples de cette espece de claustration au sein des villes etaient, en verite, frequents, comme nous le disions tout a l'heure. Il y avait dans Paris assez bon nombre de ces cellules a prier Dieu et a faire penitence; elles etaient presque toutes occupees. Il est vrai que le clerge ne se souciait pas de les laisser vides, ce qui impliquait tiedeur dans les croyants, et qu'on y mettait des lepreux quand on n'avait pas de penitents. Outre la logette de la Greve, il y en avait une a Montfaucon, une au charnier des Innocents, une autre je ne sais plus ou, au logis Clichon, je crois. D'autres encore a beaucoup d'endroits ou l'on en retrouve la trace dans les traditions, a defaut des monuments. L'Universite avait aussi la sienne. Sur la montagne Sainte-Genevieve une espece de Job du moyen age chanta pendant trente ans les sept Psaumes de la penitence sur un fumier, au fond d'une citerne, recommencant quand il avait fini, psalmodiant plus haut la nuit, _magna voce per umbras_[69], et aujourd'hui l'antiquaire croit entendre encore sa voix en entrant dans la rue du _Puits-qui-parle_. Pour nous en tenir a la loge de la Tour-Roland, nous devons dire qu'elle n'avait jamais chome de recluses. Depuis la mort de madame Rolande, elle avait ete rarement une annee ou deux vacante. Maintes femmes etaient venues y pleurer, jusqu'a la mort, des parents, des amants, des fautes. La malice parisienne qui se mele de tout, meme des choses qui la regardent le moins, pretendait qu'on y avait vu peu de veuves. Selon la mode de l'epoque, une legende latine, inscrite sur le mur, indiquait au passant lettre la destination pieuse de cette cellule. L'usage s'est conserve jusqu'au milieu du seizieme siecle d'expliquer un edifice par une breve devise ecrite au-dessus de la porte. Ainsi on lit encore en France au-dessus du guichet de la prison de la maison seigneuriale de Tourville: _Sileto et spera_[70]; en Irlande, sous l'ecusson qui surmonte la grande porte du chateau de Fortescue: _Forte scutum, salus ducum_[71]; en Angleterre, sur l'entree principale du manoir hospitalier des comtes Cowper: _Tuum est_[72]. C'est qu'alors tout edifice etait une pensee. Comme il n'y avait pas de porte a la cellule muree de la Tour-Roland, on avait grave en grosses lettres romanes au-dessus de la fenetre ces deux mots: TU, ORA[73]. Ce qui fait que le peuple, dont le bon sens ne voit pas tant de finesse dans les choses et traduit volontiers _Ludovico Magno_ par _Porte Saint-Denis_, avait donne a cette cavite noire, sombre et humide, le nom de _Trou aux Rats_. Explication moins sublime peut-etre que l'autre, mais en revanche plus pittoresque. III HISTOIRE D'UNE GALETTE AU LEVAIN DE MAIS A l'epoque ou se passe cette histoire, la cellule de la Tour-Roland etait occupee. Si le lecteur desire savoir par qui, il n'a qu'a ecouter la conversation de trois braves commeres qui, au moment ou nous avons arrete son attention sur le Trou aux Rats, se dirigeaient precisement du meme cote en remontant du Chatelet vers la Greve, le long de l'eau. Deux de ces femmes etaient vetues en bonnes bourgeoises de Paris. Leur fine gorgerette blanche, leur jupe de tiretaine rayee rouge et bleue, leurs chausses de tricot blanc, a coins brodes en couleur, bien tirees sur la jambe, leurs souliers carres de cuir fauve a semelles noires et surtout leur coiffure, cette espece de corne de clinquant surchargee de rubans et de dentelles que les champenoises portent encore, concurremment avec les grenadiers de la garde imperiale russe, annoncaient qu'elles appartenaient a cette classe de riches marchandes qui tient le milieu entre ce que les laquais appellent _une femme_ et ce qu'ils appellent _une dame_. Elles ne portaient ni bagues, ni croix d'or, et il etait aise de voir que ce n'etait pas chez elles pauvrete, mais tout ingenument peur de l'amende. Leur compagne etait attifee a peu pres de la meme maniere, mais il y avait dans sa mise et dans sa tournure ce je ne sais quoi qui sent la femme de notaire de province. On voyait a la maniere dont sa ceinture lui remontait au-dessus des hanches qu'elle n'etait pas depuis longtemps a Paris. Ajoutez a cela une gorgerette plissee, des noeuds de rubans sur les souliers, que les raies de la jupe etaient dans la largeur et non dans la longueur, et mille autres enormites dont s'indignait le bon gout. Les deux premieres marchaient de ce pas particulier aux Parisiennes qui font voir Paris a des provinciales. La provinciale tenait a sa main un gros garcon qui tenait a la sienne une grosse galette. Nous sommes fache d'avoir a ajouter que, vu la rigueur de la saison, il faisait de sa langue son mouchoir. L'enfant se faisait trainer, _non passibus aequis_, comme dit Virgile[74], et trebuchait a chaque moment, au grand recri de sa mere. Il est vrai qu'il regardait plus la galette que le pave. Sans doute quelque grave motif l'empechait d'y mordre (a la galette), car il se contentait de la considerer tendrement. Mais la mere eut du se charger de la galette. Il y avait cruaute a faire un Tantale du gros joufflu. Cependant les trois damoiselles (car le nom de _dames_ etait reserve alors aux femmes nobles) parlaient a la fois. <> Il est certain que la provinciale etait sur le point de se facher, pour l'honneur de son pilori. Heureusement la discrete damoiselle Oudarde Musnier detourna a temps la conversation. <> La bonne grosse Oudarde se preparait a repliquer, et la querelle en fut peut-etre venue aux coiffes, si Mahiette ne se fut ecriee tout a coup: <> Et elle se mit a courir sur le quai vers la Greve, jusqu'a ce qu'elle eut laisse le pont bien loin derriere elle. Cependant l'enfant, qu'elle trainait, tomba sur les genoux; elle s'arreta essoufflee. Oudarde et Gervaise la rejoignirent. <> Mahiette hochait la tete d'un air pensif. <> Oudarde fit un signe de tete affirmatif. <> Mahiette soupira, et essuya une larme qui roulait dans ses yeux. <> Mahiette poursuivit. <> Elle trouva sa porte plus grande ouverte qu'elle ne l'avait laissee, elle entra pourtant, la pauvre mere, et courut au lit...--L'enfant n'y etait plus, la place etait vide. Il n'y avait plus rien de l'enfant, sinon un de ses jolis petits souliers. Elle s'elanca hors de la chambre, se jeta au bas de l'escalier, et se mit a battre les murailles avec sa tete en criant: <> La rue etait deserte, la maison isolee; personne ne put lui rien dire. Elle alla par la ville, elle fureta toutes les rues, courut ca et la la journee entiere, folle, egaree, terrible, flairant aux portes et aux fenetres comme une bete farouche qui a perdu ses petits. Elle etait haletante, echevelee, effrayante a voir, et elle avait dans les yeux un feu qui sechait ses larmes. Elle arretait les passants et criait: <>--Elle rencontra M. le cure de Saint-Remy, et lui dit: <> C'etait dechirant, Oudarde; et j'ai vu un homme bien dur, maitre Ponce Lacabre, le procureur, qui pleurait. <> Le soir, elle rentra chez elle. Pendant son absence, une voisine avait vu deux egyptiennes y monter en cachette avec un paquet dans leurs bras, puis redescendre apres avoir referme la porte, et s'enfuir en hate. Depuis leur depart, on entendait chez Paquette des especes de cris d'enfant. La mere rit aux eclats, monta l'escalier comme avec des ailes, enfonca sa porte comme avec un canon d'artillerie, et entra...--Une chose affreuse, Oudarde! Au lieu de sa gentille petite Agnes, si vermeille et si fraiche, qui etait un don du bon Dieu, une facon de petit monstre, hideux, boiteux, borgne, contrefait, se trainait en piaillant sur le carreau. Elle cacha ses yeux avec horreur. <> On se hata d'emporter le petit pied-bot. Il l'aurait rendue folle. C'etait un monstrueux enfant de quelque egyptienne donnee au diable. Il paraissait avoir quatre ans environ, et parlait une langue qui n'etait point une langue humaine; c'etaient des mots qui ne sont pas possibles.--La Chantefleurie s'etait jetee sur le petit soulier, tout ce qui lui restait de tout ce qu'elle avait aime. Elle y demeura si longtemps immobile, muette, sans souffle, qu'on crut qu'elle y etait morte. Tout a coup elle trembla de tout son corps, couvrit sa relique de baisers furieux, et se degorgea en sanglots comme si son coeur venait de crever. Je vous assure que nous pleurions toutes aussi. Elle disait: <> Et cela vous tordait les entrailles. Je pleure encore d'y songer. Nos enfants, voyez-vous, c'est la moelle de nos os.--Mon pauvre Eustache! tu es si beau, toi! Si vous saviez comme il est gentil! Hier il me disait: Je veux etre gendarme, moi. O mon Eustache! si je te perdais!--La Chantefleurie se leva tout a coup et se mit a courir dans Reims en criant: <> Les egyptiens etaient partis.--Il faisait nuit noire. On ne put les poursuivre. Le lendemain, a deux lieues de Reims, dans une bruyere entre Gueux et Tilloy, on trouva les restes d'un grand feu, quelques rubans qui avaient appartenu a l'enfant de Paquette, des gouttes de sang, et des crottins de bouc. La nuit qui venait de s'ecouler etait precisement celle d'un samedi. On ne douta plus que les egyptiens n'eussent fait le sabbat dans cette bruyere, et qu'ils n'eussent devore l'enfant en compagnie de Belzebuth, comme cela se pratique chez les mahometans. Quand la Chantefleurie apprit ces choses horribles, elle ne pleura pas, elle remua les levres comme pour parler, mais ne put. Le lendemain, ses cheveux etaient gris. Le surlendemain, elle avait disparu. --Voila, en effet, une effroyable histoire, dit Oudarde, et qui ferait pleurer un Bourguignon! --Je ne m'etonne plus, ajouta Gervaise, que la peur des egyptiens vous talonne si fort! --Et vous avez d'autant mieux fait, reprit Oudarde, de vous sauver tout a l'heure avec votre Eustache, que ceux-ci aussi sont des egyptiens de Pologne. --Non pas, dit Gervaise. On dit qu'ils viennent d'Espagne et de Catalogne. --Catalogne? c'est possible, repondit Oudarde. Pologne, Catalogne, Valogne, je confonds toujours ces trois provinces-la. Ce qui est sur, c'est que ce sont des egyptiens. --Et qui ont certainement, ajouta Gervaise, les dents assez longues pour manger des petits enfants. Et je ne serais pas surprise que la Smeralda en mangeat aussi un peu, tout en faisant la petite bouche. Sa chevre blanche a des tours trop malicieux pour qu'il n'y ait pas quelque libertinage la-dessous.>> Mahiette marchait silencieusement. Elle etait absorbee dans cette reverie qui est en quelque sorte le prolongement d'un recit douloureux, et qui ne s'arrete qu'apres en avoir propage l'ebranlement, de vibration en vibration, jusqu'aux dernieres fibres du coeur. Cependant Gervaise lui adressa la parole: <> Mahiette ne repondit pas. Gervaise repeta sa question en lui secouant le bras et en l'appelant par son nom. Mahiette parut se reveiller de ses pensees. <> dit-elle en repetant machinalement les paroles dont l'impression etait toute fraiche dans son oreille; puis faisant effort pour ramener son attention au sens de ces paroles: <> Elle ajouta apres une pause: <> dit Oudarde. Oudarde, grosse et sensible femme, se serait fort bien satisfaite a soupirer de compagnie avec Mahiette. Mais Gervaise, plus curieuse, n'etait pas au bout de ses questions. <> Tout en parlant ainsi, les trois dignes bourgeoises etaient arrivees a la place de Greve. Dans leur preoccupation, elles avaient passe sans s'y arreter devant le breviaire public de la Tour-Roland, et se dirigeaient machinalement vers le pilori autour duquel la foule grossissait a chaque instant. Il est probable que le spectacle qui y attirait en ce moment tous les regards leur eut fait completement oublier le Trou aux Rats et la station qu'elles s'etaient propose d'y faire, si le gros Eustache de six ans que Mahiette trainait a sa main ne leur en eut rappele brusquement l'objet: <> Si Eustache eut ete plus adroit, c'est-a-dire moins gourmand, il aurait encore attendu, et ce n'est qu'au retour, dans l'Universite, au logis, chez maitre Andry Musnier, rue Madame-la-Valence, lorsqu'il y aurait eu les deux bras de la Seine et les cinq ponts de la Cite entre le Trou aux Rats et la galette, qu'il eut hasarde cette question timide: <> Cette meme question, imprudente au moment ou Eustache la fit, reveilla l'attention de Mahiette. <> Ce n'etait pas la le compte d'Eustache. <> dit-il en heurtant alternativement ses deux epaules de ses deux oreilles, ce qui est en pareil cas le signe supreme du mecontentement. Les trois femmes revinrent sur leurs pas, et, arrivees pres de la maison de la Tour-Roland, Oudarde dit aux deux autres: <> Elle alla seule a la lucarne. Au moment ou sa vue y penetra, une profonde pitie se peignit sur tous ses traits, et sa gaie et franche physionomie changea aussi brusquement d'expression et de couleur que si elle eut passe d'un rayon de soleil a un rayon de lune. Son oeil devint humide, sa bouche se contracta comme lorsqu'on va pleurer. Un moment apres, elle mit un doigt sur ses levres et fit signe a Mahiette de venir voir. Mahiette vint, emue, en silence et sur la pointe des pieds, comme lorsqu'on approche du lit d'un mourant. C'etait en effet un triste spectacle que celui qui s'offrait aux yeux des deux femmes, pendant qu'elles regardaient sans bouger ni souffler a la lucarne grillee du Trou aux Rats. La cellule etait etroite, plus large que profonde, voutee en ogive, et vue a l'interieur ressemblait assez a l'alveole d'une grande mitre d'eveque. Sur la dalle nue qui en formait le sol, dans un angle, une femme etait assise ou plutot accroupie. Son menton etait appuye sur ses genoux, que ses deux bras croises serraient fortement contre sa poitrine. Ainsi ramassee sur elle-meme, vetue d'un sac brun qui l'enveloppait tout entiere a larges plis, ses longs cheveux gris rabattus par devant tombant sur son visage le long de ses jambes jusqu'a ses pieds, elle ne presentait au premier aspect qu'une forme etrange, decoupee sur le fond tenebreux de la cellule, une espece de triangle noiratre, que le rayon de jour venant de la lucarne tranchait crument en deux nuances, l'une sombre, l'autre eclairee. C'etait un de ces spectres mi-partis d'ombre et de lumiere, comme on en voit dans les reves et dans l'oeuvre extraordinaire de Goya, pales, immobiles, sinistres, accroupis sur une tombe ou adosses a la grille d'un cachot. Ce n'etait ni une femme, ni un homme, ni un etre vivant, ni une forme definie; c'etait une figure; une sorte de vision sur laquelle s'entrecoupaient le reel et le fantastique, comme l'ombre et le jour. A peine sous ses cheveux repandus jusqu'a terre distinguait-on un profil amaigri et severe; a peine sa robe laissait-elle passer l'extremite d'un pied nu qui se crispait sur le pave rigide et gele. Le peu de forme humaine qu'on entrevoyait sous cette enveloppe de deuil faisait frissonner. Cette figure, qu'on eut crue scellee dans la dalle, paraissait n'avoir ni mouvement, ni pensee, ni haleine. Sous ce mince sac de toile, en janvier, gisante a nu sur un pave de granit, sans feu, dans l'ombre d'un cachot dont le soupirail oblique ne laissait arriver du dehors que la bise et jamais le soleil, elle ne semblait pas souffrir, pas meme sentir. On eut dit qu'elle s'etait faite pierre avec le cachot, glace avec la saison. Ses mains etaient jointes, ses yeux etaient fixes. A la premiere vue on la prenait pour un spectre, a la seconde pour une statue. Cependant par intervalles ses levres bleues s'entrouvraient a un souffle, et tremblaient, mais aussi mortes et aussi machinales que des feuilles qui s'ecartent au vent. Cependant de ses yeux mornes s'echappait un regard, un regard ineffable, un regard profond, lugubre, imperturbable, incessamment fixe a un angle de la cellule qu'on ne pouvait voir du dehors; un regard qui semblait rattacher toutes les sombres pensees de cette ame en detresse a je ne sais quel objet mysterieux. Telle etait la creature qui recevait de son habitacle le nom de _recluse_, et de son vetement le nom de _sachette_. Les trois femmes, car Gervaise s'etait reunie a Mahiette et a Oudarde, regardaient par la lucarne. Leur tete interceptait le faible jour du cachot, sans que la miserable qu'elles en privaient ainsi parut faire attention a elles. <> Cependant Mahiette considerait avec une anxiete toujours croissante cette tete have, fletrie, echevelee, et ses yeux se remplissaient de larmes. <>, murmurait-elle. Elle passa sa tete a travers les barreaux du soupirail, et parvint a faire arriver son regard jusque dans l'angle ou le regard de la malheureuse etait invariablement attache. Quand elle retira sa tete de la lucarne, son visage etait inonde de larmes. <> demanda-t-elle a Oudarde. Oudarde repondit: <> Alors, mettant un doigt sur sa bouche, elle fit signe a Oudarde stupefaite de passer sa tete par la lucarne et de regarder. Oudarde regarda, et vit, dans l'angle ou l'oeil de la recluse etait fixe avec cette sombre extase, un petit soulier de satin rose, brode de mille passequilles d'or et d'argent. Gervaise regarda apres Oudarde, et alors les trois femmes, considerant la malheureuse mere, se mirent a pleurer. Ni leurs regards cependant, ni leurs larmes n'avaient distrait la recluse. Ses mains restaient jointes, ses levres muettes, ses yeux fixes, et, pour qui savait son histoire, ce petit soulier regarde ainsi fendait le coeur. Les trois femmes n'avaient pas encore profere une parole; elles n'osaient parler, meme a voix basse. Ce grand silence, cette grande douleur, ce grand oubli ou tout avait disparu hors une chose, leur faisaient l'effet d'un maitre-autel de Paques ou de Noel. Elles se taisaient, elles se recueillaient, elles etaient pretes a s'agenouiller. Il leur semblait qu'elles venaient d'entrer dans une eglise le jour de Tenebres. Enfin Gervaise, la plus curieuse des trois, et par consequent la moins sensible, essaya de faire parler la recluse: <> Elle repeta cet appel jusqu'a trois fois, en haussant la voix a chaque fois. La recluse ne bougea pas. Pas un mot, pas un regard, pas un soupir, pas un signe de vie. Oudarde a son tour, d'une voix plus douce et plus caressante: <> Meme silence, meme immobilite. <>, reprit Mahiette. Il est certain que si l'ame n'avait pas encore quitte ce corps inerte, endormi, lethargique, du moins s'y etait-elle retiree et cachee a des profondeurs ou les perceptions des organes exterieurs n'arrivaient plus. <> Eustache, qui jusqu'a ce moment avait ete distrait par une petite voiture trainee par un gros chien, laquelle venait de passer, s'apercut tout a coup que ses trois conductrices regardaient quelque chose a la lucarne, et, la curiosite le prenant a son tour, il monta sur une borne, se dressa sur la pointe des pieds et appliqua son gros visage vermeil a l'ouverture en criant: <> A cette voix d'enfant, claire, fraiche, sonore, la recluse tressaillit. Elle tourna la tete avec le mouvement sec et brusque d'un ressort d'acier, ses deux longues mains decharnees vinrent ecarter ses cheveux sur son front, et elle fixa sur l'enfant des yeux etonnes, amers, desesperes. Ce regard ne fut qu'un eclair. <>, dit l'enfant avec gravite. Cependant cette secousse avait pour ainsi dire reveille la recluse. Un long frisson parcourut tout son corps de la tete aux pieds, ses dents claquerent, elle releva a demi sa tete et dit en serrant ses coudes contre ses hanches et en prenant ses pieds dans ses mains comme pour les rechauffer: <> Elle secoua la tete en signe de refus. <> Elle secoua de nouveau la tete, regarda Oudarde fixement et repondit: <> Oudarde insista. <> Elle repoussa le gateau que Mahiette lui presentait et dit: <> Elle refusa le surtout comme le flacon et le gateau, et repondit: <> Elle ajouta apres un silence: <> Et comme fatiguee d'en avoir tant dit, elle laissa retomber sa tete sur ses genoux. La simple et charitable Oudarde qui crut comprendre a ses dernieres paroles qu'elle se plaignait encore du froid, lui repondit naivement: <> Tous ses membres tremblerent, sa parole vibrait, ses yeux brillaient, elle s'etait levee sur les genoux. Elle etendit tout a coup sa main blanche et maigre vers l'enfant qui la regardait avec un regard etonne: <> Alors elle tomba la face contre terre, et son front frappa la dalle avec le bruit d'une pierre sur une pierre. Les trois femmes la crurent morte. Un moment apres pourtant, elle remua, et elles la virent se trainer sur les genoux et sur les coudes jusqu'a l'angle ou etait le petit soulier. Alors elles n'oserent regarder, elles ne la virent plus, mais elles entendirent mille baisers et mille soupirs meles a des cris dechirants et a des coups sourds comme ceux d'une tete qui heurte une muraille. Puis, apres un de ces coups, tellement violent qu'elles en chancelerent toutes les trois, elles n'entendirent plus rien. <> Mahiette, suffoquee jusque-la a ne pouvoir parler, fit un effort. <>, dit-elle. Puis se penchant vers la lucarne: <> Un enfant qui souffle ingenument sur la meche mal allumee d'un petard et se le fait eclater dans les yeux, n'est pas plus epouvante que ne le fut Mahiette, a l'effet de ce nom brusquement lance dans la cellule de soeur Gudule. La recluse tressaillit de tout son corps, se leva debout sur ses pieds nus, et sauta a la lucarne avec des yeux si flamboyants que Mahiette et Oudarde et l'autre femme et l'enfant reculerent jusqu'au parapet du quai. Cependant la sinistre figure de la recluse apparut collee a la grille du soupirail. <> En ce moment une scene qui se passait au pilori arreta son oeil hagard. Son front se plissa d'horreur, elle etendit hors de sa loge ses deux bras de squelette, et s'ecria avec une voix qui ressemblait a un rale: <> IV UNE LARME POUR UNE GOUTTE D'EAU Ces paroles etaient, pour ainsi dire, le point de jonction de deux scenes qui s'etaient jusque-la developpees parallelement dans le meme moment, chacune sur son theatre particulier, l'une, celle qu'on vient de lire, dans le Trou aux Rats, l'autre, qu'on va lire, sur l'echelle du pilori. La premiere n'avait eu pour temoins que les trois femmes avec lesquelles le lecteur vient de faire connaissance; la seconde avait eu pour spectateurs tout le public que nous avons vu plus haut s'amasser sur la place de Greve, autour du pilori et du gibet. Cette foule, a laquelle les quatre sergents, qui s'etaient postes des neuf heures du matin aux quatre coins du pilori, avaient fait esperer une execution telle quelle, non pas sans doute une pendaison, mais un fouet, un essorillement, quelque chose enfin, cette foule s'etait si rapidement accrue que les quatre sergents, investis de trop pres, avaient eu plus d'une fois besoin de la _serrer_, comme on disait alors a grands coups de boullaye et de croupe de cheval. Cette populace, disciplinee a l'attente des executions publiques, ne manifestait pas trop d'impatience. Elle se divertissait a regarder le pilori, espece de monument fort simple compose d'un cube de maconnerie de quelque dix pieds de haut, creux a l'interieur. Un degre fort roide en pierre brute qu'on appelait par excellence _l'echelle_ conduisait a la plate-forme superieure, sur laquelle on apercevait une roue horizontale en bois de chene plein. On liait le patient sur cette roue, a genoux et les bras derriere le dos. Une tige en charpente, que mettait en mouvement un cabestan cache dans l'interieur du petit edifice, imprimait une rotation a la roue, toujours maintenue dans le plan horizontal, et presentait de cette facon la face du condamne successivement a tous les points de la place. C'est ce qu'on appelait _tourner_ un criminel. Comme on voit, le pilori de la Greve etait loin d'offrir toutes les recreations du pilori des Halles. Rien d'architectural. Rien de monumental. Pas de toit a croix de fer, pas de lanterne octogone, pas de freles colonnettes allant s'epanouir au bord du toit en chapiteaux d'acanthes et de fleurs, pas de gouttieres chimeriques et monstrueuses, pas de charpente ciselee, pas de fine sculpture profondement fouillee dans la pierre. Il fallait se contenter de ces quatre pans de moellon avec deux contre-coeurs de gres, et d'un mechant gibet de pierre, maigre et nu, a cote. Le regal eut ete mesquin pour des amateurs d'architecture gothique. Il est vrai que rien n'etait moins curieux de monuments que les braves badauds du moyen age, et qu'ils se souciaient mediocrement de la beaute d'un pilori. Le patient arriva enfin lie au cul d'une charrette, et quand il eut ete hisse sur la plate-forme, quand on put le voir de tous les points de la place ficele a cordes et a courroies sur la roue du pilori, une huee prodigieuse melee de rires et d'acclamations, eclata dans la place. On avait reconnu Quasimodo. C'etait lui en effet. Le retour etait etrange. Pilorie sur cette meme place ou la veille il avait ete salue, acclame et conclame pape et prince des fous, en cortege du duc d'Egypte, du roi de Thunes et de l'empereur de Galilee. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y avait pas un esprit dans la foule, pas meme lui, tour a tour le triomphant et le patient, qui degageat nettement ce rapprochement dans sa pensee. Gringoire et sa philosophie manquaient a ce spectacle. Bientot Michel Noiret, trompette-jure du roi notre sire, fit faire silence aux manants et cria l'arret, suivant l'ordonnance et commandement de M. le prevot. Puis il se replia derriere la charrette avec ses gens en hoquetons de livree. Quasimodo, impassible, ne sourcillait pas. Toute resistance lui etait rendue impossible par ce qu'on appelait alors, en style de chancellerie criminelle, _la vehemence et la fermete des attaches_, ce qui veut dire que les lanieres et les chainettes lui entraient probablement dans la chair. C'est au reste une tradition de geole et de chiourme qui ne s'est pas perdue, et que les menottes conservent encore precieusement parmi nous, peuple civilise, doux, humain (le bagne et la guillotine entre parentheses). Il s'etait laisse mener et pousser, porter, jucher, lier et relier. On ne pouvait rien deviner sur sa physionomie qu'un etonnement de sauvage ou d'idiot. On le savait sourd, on l'eut dit aveugle. On le mit a genoux sur la planche circulaire, il s'y laissa mettre. On le depouilla de chemise et de pourpoint jusqu'a la ceinture, il se laissa faire. On l'enchevetra sous un nouveau systeme de courroies et d'ardillons, il se laissa boucler et ficeler. Seulement de temps a autre il soufflait bruyamment, comme un veau dont la tete pend et ballotte au rebord de la charrette du boucher. <> Ce fut un fou rire dans la foule quand on vit a nu la bosse de Quasimodo, sa poitrine de chameau, ses epaules calleuses et velues. Pendant toute cette gaiete, un homme a la livree de la ville, de courte taille et de robuste mine, monta sur la plate-forme et vint se placer pres du patient. Son nom circula bien vite dans l'assistance. C'etait maitre Pierrat Torterue, tourmenteur-jure du Chatelet. Il commenca par deposer sur un angle du pilori un sablier noir dont la capsule superieure etait pleine de sable rouge qu'elle laissait fuir dans le recipient inferieur, puisa il ota son surtout mi-parti, et l'on vit pendre a sa main droite un fouet mince et effile de longues lanieres blanches, luisantes, noueuses, tressees, armees d'ongles de metal. De la main gauche il repliait negligemment sa chemise autour de son bras droit jusqu'a l'aisselle. Cependant Jehan Frollo criait en elevant sa tete blonde et frisee au-dessus de la foule (il etait monte pour cela sur les epaules de Robin Poussepain): <> Et la foule de rire, surtout les enfants et les jeunes filles. Enfin le tourmenteur frappa du pied. La roue se mit a tourner. Quasimodo chancela sous ses liens. La stupeur qui se peignit brusquement sur son visage difforme fit redoubler a l'entour les eclats de rire. Tout a coup, au moment ou la roue dans sa revolution presenta a maitre Pierrat le dos montueux de Quasimodo, maitre Pierrat leva le bras, les fines lanieres sifflerent aigrement dans l'air comme une poignee de couleuvres, et retomberent avec furie sur les epaules du miserable. Quasimodo sauta sur lui-meme, comme reveille en sursaut. Il commencait a comprendre. Il se tordit dans ses liens; une violente contraction de surprise et de douleur decomposa les muscles de sa face; mais il ne jeta pas un soupir. Seulement il tourna la tete en arriere, a droite, puis a gauche, en la balancant comme fait un taureau pique au flanc par un taon. Un second coup suivit le premier, puis un troisieme, et un autre, et un autre, et toujours. La roue ne cessait pas de tourner ni les coups de pleuvoir. Bientot le sang jaillit, on le vit ruisseler par mille filets sur les noires epaules du bossu, et les greles lanieres, dans leur rotation qui dechirait l'air, l'eparpillaient en gouttes dans la foule. Quasimodo avait repris, en apparence du moins, son impassibilite premiere. Il avait essaye d'abord sourdement et sans grande secousse exterieure de rompre ses liens. On avait vu son oeil s'allumer, ses muscles se roidir, ses membres se ramasser, et les courroies et les chainettes se tendre. L'effort etait puissant, prodigieux, desespere; mais les vieilles genes de la prevote resisterent. Elles craquerent, et voila tout. Quasimodo retomba epuise. La stupeur fit place sur ses traits a un sentiment d'amer et profond decouragement. Il ferma son oeil unique, laissa tomber sa tete sur sa poitrine et fit le mort. Des lors il ne bougea plus. Rien ne put lui arracher un mouvement. Ni son sang qui ne cessait de couler, ni les coups qui redoublaient de furie, ni la colere du tourmenteur qui s'excitait lui-meme et s'enivrait de l'execution, ni le bruit des horribles lanieres plus acerees et plus sifflantes que des pattes de bigailles. Enfin un huissier du Chatelet vetu de noir, monte sur un cheval noir, en station a cote de l'echelle depuis le commencement de l'execution, etendit sa baguette d'ebene vers le sablier. Le tourmenteur s'arreta. La roue s'arreta. L'oeil de Quasimodo se rouvrit lentement. La flagellation etait finie. Deux valets du tourmenteur-jure laverent les epaules saignantes du patient, les frotterent de je ne sais quel onguent qui ferma sur-le-champ toutes les plaies, et lui jeterent sur le dos une sorte de pagne jaune taille en chasuble. Cependant Pierrat Torterue faisait degoutter sur le pave les lanieres rouges et gorgees de sang. Tout n'etait pas fini pour Quasimodo. Il lui restait encore a subir cette heure de pilori que maitre Florian Barbedienne avait si judicieusement ajoutee a la sentence de messire Robert d'Estouteville; le tout a la plus grande gloire du vieux jeu de mots physiologique et psychologique de Jean de Cumene: _Surdus absurdus_[75]. On retourna donc le sablier, et on laissa le bossu attache sur la planche pour que justice fut faite jusqu'au bout. Le peuple, au moyen age surtout, est dans la societe ce qu'est l'enfant dans la famille. Tant qu'il reste dans cet etat d'ignorance premiere, de minorite morale et intellectuelle, on peut dire de lui comme de l'enfant: _Cet age est sans pitie._ Nous avons deja fait voir que Quasimodo etait generalement hai, pour plus d'une bonne raison, il est vrai. Il y avait a peine un spectateur dans cette foule qui n'eut ou ne crut avoir sujet de se plaindre du mauvais bossu de Notre-Dame. La joie avait ete universelle de le voir paraitre au pilori; et la rude execution qu'il venait de subir et la piteuse posture ou elle l'avait laisse, loin d'attendrir la populace, avaient rendu sa haine plus mechante en l'armant d'une pointe de gaiete. Aussi, une fois la _vindicte publique_ satisfaite, comme jargonnent encore aujourd'hui les bonnets carres, ce fut le tour des mille vengeances particulieres. Ici comme dans la grand-salle, les femmes surtout eclataient. Toutes lui gardaient quelque rancune, les unes de sa malice, les autres de sa laideur. Les dernieres etaient les plus furieuses. <> Et les deux ecoliers, Jehan du Moulin, Robin Poussepain, chantaient a tue-tete le vieux refrain populaire: _Une hart_ _Pour le pendard!_ _Un fagot_ _Pour le magot!_ Mille autres injures pleuvaient, et les huees, et les imprecations, et les rires, et les pierres ca et la. Quasimodo etait sourd, mais il voyait clair, et la fureur publique n'etait pas moins energiquement peinte sur les visages que dans les paroles. D'ailleurs les coups de pierre expliquaient les eclats de rire. Il tint bon d'abord. Mais peu a peu cette patience, qui s'etait roidie sous le fouet du tourmenteur, flechit et lacha pied a toutes ces piqures d'insectes. Le boeuf des Asturies, qui s'est peu emu des attaques du picador, s'irrite des chiens et des banderilles. Il promena d'abord lentement un regard de menace sur la foule. Mais garrotte comme il l'etait, son regard fut impuissant a chasser ces mouches qui mordaient sa plaie. Alors il s'agita dans ses entraves, et ses soubresauts furieux firent crier sur ses ais la vieille roue du pilori. De tout cela, les derisions et les huees s'accrurent. Alors le miserable, ne pouvant briser son collier de bete fauve enchainee, redevint tranquille. Seulement par intervalles un soupir de rage soulevait toutes les cavites de sa poitrine. Il n'y avait sur son visage ni honte, ni rougeur. Il etait trop loin de l'etat de societe et trop pres de l'etat de nature pour savoir ce que c'est que la honte. D'ailleurs, a ce point de difformite, l'infamie est-elle chose sensible? Mais la colere, la haine, le desespoir abaissaient lentement sur ce visage hideux un nuage de plus en plus sombre, de plus en plus charge d'une electricite qui eclatait en mille eclairs dans l'oeil du cyclope. Cependant ce nuage s'eclaircit un moment, au passage d'une mule qui traversait la foule et qui portait un pretre. Du plus loin qu'il apercut cette mule et ce pretre, le visage du pauvre patient s'adoucit. A la fureur qui le contractait succeda un sourire etrange, plein d'une douceur, d'une mansuetude, d'une tendresse ineffables. A mesure que le pretre approchait, ce sourire devenait plus net, plus distinct, plus radieux. C'etait comme la venue d'un sauveur que le malheureux saluait. Toutefois, au moment ou la mule fut assez pres du pilori pour que son cavalier put reconnaitre le patient, le pretre baissa les yeux, rebroussa brusquement chemin, piqua des deux, comme s'il avait eu hate de se debarrasser de reclamations humiliantes et fort peu de souci d'etre salue et reconnu d'un pauvre diable en pareille posture. Ce pretre etait l'archidiacre dom Claude Frollo. Le nuage retomba plus sombre sur le front de Quasimodo. Le sourire s'y mela encore quelque temps, mais amer, decourage, profondement triste. Le temps s'ecoulait. Il etait la depuis une heure et demie au moins, dechire, maltraite, moque sans relache, et presque lapide. Tout a coup il s'agita de nouveau dans ses chaines avec un redoublement de desespoir dont trembla toute la charpente qui le portait, et, rompant le silence qu'il avait obstinement garde jusqu'alors, il cria avec une voix rauque et furieuse qui ressemblait plutot a un aboiement qu'a un cri humain et qui couvrit le bruit des huees: <> Cette exclamation de detresse, loin d'emouvoir les compassions, fut un surcroit d'amusement au bon populaire parisien qui entourait l'echelle, et qui, il faut le dire, pris en masse et comme multitude, n'etait alors guere moins cruel et moins abruti que cette horrible tribu des truands chez laquelle nous avons deja mene le lecteur, et qui etait tout simplement la couche la plus inferieure du peuple. Pas une voix ne s'eleva autour du malheureux patient, si ce n'est pour lui faire raillerie de sa soif. Il est certain qu'en ce moment il etait grotesque et repoussant plus encore que pitoyable, avec sa face empourpree et ruisselante, son oeil egare, sa bouche ecumante de colere et de souffrance, et sa langue a demi tiree. Il faut dire encore que, se fut-il trouve dans la cohue quelque bonne ame charitable de bourgeois ou de bourgeoise qui eut ete tentee d'apporter un verre d'eau a cette miserable creature en peine, il regnait autour des marches infames du pilori un tel prejuge de honte et d'ignominie qu'il eut suffi pour repousser le bon Samaritain. Au bout de quelques minutes, Quasimodo promena sur la foule un regard desespere, et repeta d'une voix plus dechirante encore: <> Et tous de rire. <> Une femme lui lancait une pierre a la tete: <> repeta pour la troisieme fois Quasimodo pantelant. En ce moment, il vit s'ecarter la populace. Une jeune fille bizarrement vetue sortit de la foule. Elle etait accompagnee d'une petite chevre blanche a cornes dorees et portait un tambour de basque a la main. L'oeil de Quasimodo etincela. C'etait la bohemienne qu'il avait essaye d'enlever la nuit precedente, algarade pour laquelle il sentait confusement qu'on le chatiait en cet instant meme; ce qui du reste n'etait pas le moins du monde, puisqu'il n'etait puni que du malheur d'etre sourd et d'avoir ete juge par un sourd. Il ne douta pas qu'elle ne vint se venger aussi, et lui donner son coup comme tous les autres. Il la vit en effet monter rapidement l'echelle. La colere et le depit le suffoquaient. Il eut voulu pouvoir faire crouler le pilori, et si l'eclair de son oeil eut pu foudroyer, l'egyptienne eut ete mise en poudre avant d'arriver sur la plate-forme. Elle s'approcha, sans dire une parole, du patient qui se tordait vainement pour lui echapper, et, detachant une gourde de sa ceinture, elle la porta doucement aux levres arides du miserable. Alors, dans cet oeil jusque-la si sec et si brule, on vit rouler une grosse larme qui tomba lentement le long de ce visage difforme et longtemps contracte par le desespoir. C'etait la premiere peut-etre que l'infortune eut jamais versee. Cependant il oubliait de boire. L'egyptienne fit sa petite moue avec impatience, et appuya en souriant le goulot a la bouche dentue de Quasimodo. Il but a longs traits. Sa soif etait ardente. Quand il eut fini, le miserable allongea ses levres noires, sans doute pour baiser la belle main qui venait de l'assister. Mais la jeune fille, qui n'etait pas sans defiance peut-etre et se souvenait de la violente tentative de la nuit, retira sa main avec le geste effraye d'un enfant qui craint d'etre mordu par une bete. Alors le pauvre sourd fixa sur elle un regard plein de reproche et d'une tristesse inexprimable. C'eut ete partout un spectacle touchant que cette belle fille, fraiche, pure, charmante, et si faible en meme temps, ainsi pieusement accourue au secours de tant de misere, de difformite et de mechancete. Sur un pilori, ce spectacle etait sublime. Tout ce peuple lui-meme en fut saisi et se mit a battre des mains en criant: <> C'est dans ce moment que la recluse apercut, de la lucarne de son trou, l'egyptienne sur le pilori et lui jeta son imprecation sinistre: <> V FIN DE L'HISTOIRE DE LA GALETTE La Esmeralda palit, et descendit du pilori en chancelant. La voix de la recluse la poursuivit encore: <>, dit le peuple en murmurant; et il n'en fut rien de plus. Car ces sortes de femmes etaient redoutees, ce qui les faisait sacrees. On ne s'attaquait pas volontiers alors a qui priait jour et nuit. L'heure etait venue de remmener Quasimodo. On le detacha, et la foule se dispersa. Pres du Grand-Pont, Mahiette, qui s'en revenait avec ses deux compagnes, s'arreta brusquement: <> LIVRE SEPTIEME I DU DANGER DE CONFIER SON SECRET A UNE CHEVRE Plusieurs semaines s'etaient ecoulees. On etait aux premiers jours de mars. Le soleil, que Dubartas, ce classique ancetre de la periphrase, n'avait pas encore nomme _le grand-duc des chandelles_, n'en etait pas moins joyeux et rayonnant pour cela. C'etait une de ces journees de printemps qui ont tant de douceur et de beaute que tout Paris, repandu dans les places et les promenades, les fete comme des dimanches. Dans ces jours de clarte, de chaleur et de serenite, il y a une certaine heure surtout ou il faut admirer le portail de Notre-Dame. C'est le moment ou le soleil, deja incline vers le couchant, regarde presque en face la cathedrale. Ses rayons, de plus en plus horizontaux, se retirent lentement du pave de la place, et remontent le long de la facade a pic dont ils font saillir les mille rondes-bosses sur leur ombre, tandis que la grande rose centrale flamboie comme un oeil de cyclope enflamme des reverberations de la forge. On etait a cette heure-la. Vis-a-vis la haute cathedrale rougie par le couchant, sur le balcon de pierre pratique au-dessus du porche d'une riche maison gothique qui faisait l'angle de la place et de la rue du Parvis, quelques belles jeunes filles riaient et devisaient avec toute sorte de grace et de folie. A la longueur du voile qui tombait, du sommet de leur coiffe pointue enroulee de perles, jusqu'a leurs talons, a la finesse de la chemisette brodee qui couvrait leurs epaules en laissant voir, selon la mode engageante d'alors, la naissance de leurs belles gorges de vierges, a l'opulence de leurs jupes de dessous, plus precieuses encore que leur surtout (recherche merveilleuse!), a la gaze, a la soie, au velours dont tout cela etait etoffe, et surtout a la blancheur de leurs mains qui les attestait oisives et paresseuses, il etait aise de deviner de nobles et riches heritieres. C'etait en effet damoiselle Fleur-de-Lys de Gondelaurier et ses compagnes, Diane de Christeuil, Amelotte de Montmichel, Colombe de Gaillefontaine, et la petite de Champchevrier; toutes filles de bonne maison, reunies en ce moment chez la dame veuve de Gondelaurier, a cause de monseigneur de Beaujeu et de madame sa femme, qui devaient venir au mois d'avril a Paris, et y choisir des accompagneresses d'honneur pour madame la Dauphine Marguerite, lorsqu'on l'irait recevoir en Picardie des mains des flamands. Or, tous les hobereaux de trente lieues a la ronde briguaient cette faveur pour leurs filles, et bon nombre d'entre eux les avaient deja amenees ou envoyees a Paris. Celles-ci avaient ete confiees par leurs parents a la garde discrete et venerable de madame Aloise de Gondelaurier, veuve d'un ancien maitre des arbaletriers du roi, retiree avec sa fille unique, en sa maison de la place du parvis Notre-Dame, a Paris. Le balcon ou etaient ces jeunes filles s'ouvrait sur une chambre richement tapissee d'un cuir de Flandre de couleur fauve imprime a rinceaux d'or. Les solives qui rayaient parallelement le plafond amusaient l'oeil par mille bizarres sculptures peintes et dorees. Sur des bahuts ciseles, de splendides emaux chatoyaient ca et la; une hure de sanglier en faience couronnait un dressoir magnifique dont les deux degres annoncaient que la maitresse du logis etait femme ou veuve d'un chevalier banneret. Au fond, a cote d'une haute cheminee armoriee et blasonnee du haut en bas, etait assise, dans un riche fauteuil de velours rouge, la dame de Gondelaurier, dont les cinquante-cinq ans n'etaient pas moins ecrits sur son vetement que sur son visage. A cote d'elle se tenait debout un jeune homme d'assez fiere mine, quoique un peu vaine et bravache, un de ces beaux garcons dont toutes les femmes tombent d'accord, bien que les hommes graves et physionomistes en haussent les epaules. Ce jeune cavalier portait le brillant habit de capitaine des archers de l'ordonnance du roi, lequel ressemble beaucoup trop au costume de Jupiter, qu'on a deja pu admirer au premier livre de cette histoire, pour que nous en fatiguions le lecteur d'une seconde description. Les damoiselles etaient assises, partie dans la chambre, partie sur le balcon, les unes sur des carreaux de velours d'Utrecht a cornieres d'or, les autres sur des escabeaux de bois de chene sculptes a fleurs et a figures. Chacune d'elles tenait sur ses genoux un pan d'une grande tapisserie a l'aiguille, a laquelle elles travaillaient en commun, et dont un bon bout trainait sur la natte qui recouvrait le plancher. Elles causaient entre elles avec cette voix chuchotante et ces demi-rires etouffes d'un conciliabule de jeunes filles au milieu desquelles il y a un jeune homme. Le jeune homme, dont la presence suffisait pour mettre en jeu tous ces amours-propres feminins, paraissait, lui, s'en soucier mediocrement; et tandis que c'etait parmi les belles a qui attirerait son attention, il paraissait surtout occupe a fourbir avec son gant de peau de daim l'ardillon de son ceinturon. De temps en temps la vieille dame lui adressait la parole tout bas, et il lui repondait de son mieux avec une sorte de politesse gauche et contrainte. Aux sourires, aux petits signes d'intelligence de madame Aloise, aux clins d'yeux qu'elle detachait vers sa fille Fleur-de-Lys, en parlant bas au capitaine, il etait facile de voir qu'il s'agissait de quelque fiancaille consommee, de quelque mariage prochain sans doute entre le jeune homme et Fleur-de-Lys. Et a la froideur embarrassee de l'officier, il etait facile de voir que, de son cote du moins, il ne s'agissait plus d'amour. Toute sa mine exprimait une pensee de gene et d'ennui que nos sous-lieutenants de garnison traduiraient admirablement aujourd'hui par: Quelle chienne de corvee! La bonne dame, fort entetee de sa fille, comme une pauvre mere qu'elle etait, ne s'apercevait pas du peu d'enthousiasme de l'officier, et s'evertuait a lui faire remarquer tout bas les perfections infinies avec lesquelles Fleur-de-Lys piquait son aiguille ou devidait son echeveau. <>, repondait le jeune homme; et il retombait dans son silence distrait et glacial. Un moment apres, il fallait se pencher de nouveau, et dame Aloise lui disait: <> Nous pouvons affirmer a nos lecteurs que la timidite n'etait ni la vertu ni le defaut du capitaine. Il essaya pourtant de faire ce qu'on lui demandait. <> Il etait evident que Fleur-de-Lys voyait beaucoup plus clair que sa mere aux manieres froides et distraites du capitaine. Il sentit la necessite de faire quelque conversation. <>, dit Fleur-de-Lys sans lever les yeux. Le capitaine prit un coin de la tapisserie: <>, repondit-elle. Il y avait toujours une intonation un peu boudeuse dans les breves paroles de Fleur-de-Lys. Le jeune homme comprit qu'il etait indispensable de lui dire quelque chose a l'oreille, une fadaise, une galanterie, n'importe quoi. Il se pencha donc, mais il ne put rien trouver dans son imagination de plus tendre et de plus intime que ceci: <> Fleur-de-Lys leva sur lui ses beaux yeux pleins de reproche: <> dit-elle a voix basse. Cependant la bonne dame Aloise, ravie de les voir ainsi penches et chuchotant, disait en jouant avec les fermoirs de son livre d'heures: <> Le capitaine, de plus en plus gene, se rabattit sur la tapisserie: <> s'ecria-t-il. A ce propos, Colombe de Gaillefontaine, une autre belle blonde a peau blanche, bien colletee de damas bleu, hasarda timidement une parole qu'elle adressa a Fleur-de-Lys, dans l'espoir que le beau capitaine y repondrait: <> Madame de Gondelaurier poursuivait: <> En ce moment, Berangere de Champchevrier, svelte petite fille de sept ans, qui regardait dans la place par les trefles du balcon, s'ecria: <> En effet, on entendait le frissonnement sonore d'un tambour de basque. <> crierent ses vives compagnes; et elles coururent toutes au bord du balcon, tandis que Fleur-de-Lys, reveuse de la froideur de son fiance, les suivait lentement et que celui-ci, soulage par cet incident qui coupait court a une conversation embarrassee, s'en revenait au fond de l'appartement de l'air satisfait d'un soldat releve de service. C'etait pourtant un charmant et gentil service que celui de la belle Fleur-de-Lys, et il lui avait paru tel autrefois; mais le capitaine s'etait blase peu a peu; la perspective d'un mariage prochain le refroidissait davantage de jour en jour. D'ailleurs, il etait d'humeur inconstante et, faut-il le dire? de gout un peu vulgaire. Quoique de fort noble naissance, il avait contracte sous le harnois plus d'une habitude de soudard. La taverne lui plaisait, et ce qui s'ensuit. Il n'etait a l'aise que parmi les gros mots, les galanteries militaires, les faciles beautes et les faciles succes. Il avait pourtant recu de sa famille quelque education et quelques manieres; mais il avait trop jeune couru le pays, trop jeune tenu garnison, et tous les jours le vernis du gentilhomme s'effacait au dur frottement de son baudrier de gendarme. Tout en la visitant encore de temps en temps, par un reste de respect humain, il se sentait doublement gene chez Fleur-de-Lys; d'abord, parce qu'a force de disperser son amour dans toutes sortes de lieux il en avait fort peu reserve pour elle; ensuite, parce qu'au milieu de tant de belles dames roides, epinglees et decentes, il tremblait sans cesse que sa bouche habituee aux jurons ne prit tout d'un coup le mors aux dents et ne s'echappat en propos de taverne. Qu'on se figure le bel effet! Du reste, tout cela se melait chez lui a de grandes pretentions d'elegance, de toilette et de belle mine. Qu'on arrange ces choses comme on pourra. Je ne suis qu'historien. Il se tenait donc depuis quelques moments, pensant ou ne pensant pas, appuye en silence au chambranle sculpte de la cheminee, quand Fleur-de-Lys, se tournant soudain, lui adressa la parole. Apres tout, la pauvre jeune fille ne le boudait qu'a son coeur defendant. <> Il percait un secret desir de reconciliation dans cette douce invitation qu'elle lui adressait de venir pres d'elle, et dans ce soin de l'appeler par son nom. Le capitaine Phoebus de Chateaupers (car c'est lui que le lecteur a sous les yeux depuis le commencement de ce chapitre) s'approcha a pas lents du balcon. <> Phoebus regarda, et dit: <> demanda Berangere. Sans bouger de son fauteuil, dame Aloise prit la parole: <> Mademoiselle de Gondelaurier savait a quel point le capitaine etait choque des facons de parler surannees de sa mere. En effet, il commencait a ricaner en disant entre ses dents: <> <> Toutes les jeunes filles leverent les yeux. Un homme en effet etait accoude sur la balustrade culminante de la tour septentrionale, donnant sur la Greve. C'etait un pretre. On distinguait nettement son costume, et son visage appuye sur ses deux mains. Du reste, il ne bougeait non plus qu'une statue. Son oeil fixe plongeait dans la place. C'etait quelque chose de l'immobilite d'un milan qui vient de decouvrir un nid de moineaux et qui le regarde. <> Et se penchant a la balustrade du balcon, il se mit a crier: <> La danseuse ne tambourinait pas en ce moment. Elle tourna la tete vers le point d'ou lui venait cet appel, son regard brillant se fixa sur Phoebus, et elle s'arreta tout court. <> repeta le capitaine; et il lui fit signe du doigt de venir. La jeune fille le regarda encore, puis elle rougit comme si une flamme lui etait montee dans les joues, et, prenant son tambourin sous son bras, elle se dirigea, a travers les spectateurs ebahis, vers la porte de la maison ou Phoebus l'appelait, a pas lents, chancelante, et avec le regard trouble d'un oiseau qui cede a la fascination d'un serpent. Un moment apres, la portiere de tapisserie se souleva, et la bohemienne parut sur le seuil de la chambre, rouge, interdite, essoufflee, ses grands yeux baisses, et n'osant faire un pas de plus. Berangere battit des mains. Cependant la danseuse restait immobile sur le seuil de la porte. Son apparition avait produit sur ce groupe de jeunes filles un effet singulier. Il est certain qu'un vague et indistinct desir de plaire au bel officier les animait toutes a la fois, que le splendide uniforme etait le point de mire de toutes leurs coquetteries, et que, depuis qu'il etait present, il y avait entre elles une certaine rivalite secrete, sourde, qu'elles s'avouaient a peine a elles-memes, et qui n'en eclatait pas moins a chaque instant dans leurs gestes et leurs propos. Neanmoins, comme elles etaient toutes a peu pres dans la meme mesure de beaute, elles luttaient a armes egales, et chacune pouvait esperer la victoire. L'arrivee de la bohemienne rompit brusquement cet equilibre. Elle etait d'une beaute si rare qu'au moment ou elle parut a l'entree de l'appartement il sembla qu'elle y repandait une sorte de lumiere qui lui etait propre. Dans cette chambre resserree, sous ce sombre encadrement de tentures et de boiseries, elle etait incomparablement plus belle et plus rayonnante que dans la place publique. C'etait comme un flambeau qu'on venait d'apporter du grand jour dans l'ombre. Les nobles damoiselles en furent malgre elles eblouies. Chacune se sentit en quelque sorte blessee dans sa beaute. Aussi leur front de bataille, qu'on nous passe l'expression, changea-t-il sur-le-champ, sans qu'elles se disent un seul mot. Mais elles s'entendaient a merveille. Les instincts de femmes se comprennent et se repondent plus vite que les intelligences d'hommes. Il venait de leur arriver une ennemie: toutes le sentaient, toutes se ralliaient. Il suffit d'une goutte de vin pour rougir tout un verre d'eau; pour teindre d'une certaine humeur toute une assemblee de jolies femmes, il suffit de la survenue d'une femme plus jolie,--surtout lorsqu'il n'y a qu'un homme. Aussi l'accueil fait a la bohemienne fut-il merveilleusement glacial. Elles la considererent du haut en bas, puis s'entre-regarderent, et tout fut dit. Elles s'etaient comprises. Cependant la jeune fille attendait qu'on lui parlat, tellement emue qu'elle n'osait lever les paupieres. Le capitaine rompit le silence le premier. <> Cette observation, qu'un admirateur plus delicat eut du moins faite a voix basse, n'etait pas de nature a dissiper les jalousies feminines qui se tenaient en observation devant la bohemienne. Fleur-de-Lys repondit au capitaine avec une doucereuse affectation de dedain: <> Les autres chuchotaient. Enfin, madame Aloise, qui n'etait pas la moins jalouse, parce qu'elle l'etait pour sa fille, adressa la parole a la danseuse: <> repeta avec une dignite comique Berangere, qui lui fut venue a la hanche. L'egyptienne s'avanca vers la noble dame. <> Elle l'interrompit en levant sur lui un sourire et un regard pleins d'une douceur infinie: <>, dit la bohemienne. Il y avait, dans l'accent dont cet _oh! non_, fut prononce a la suite de cet _oh! oui_, quelque chose d'ineffable dont Fleur-de-Lys fut blessee. <> dit la bohemienne chez qui ces paroles ravivaient le souvenir de la scene du pilori. Le capitaine eclata de rire. <> Il s'arreta tout court. <> ajouta a demi-voix Fleur-de-Lys, dont le depit croissait de moment en moment. Ce depit ne diminua point quand elle vit le capitaine, enchante de la bohemienne et surtout de lui-meme, pirouetter sur le talon en repetant avec une grosse galanterie naive et soldatesque: <>, dit Diane de Christeuil, avec son rire de belles dents. Cette reflexion fut un trait de lumiere pour les autres. Elle leur fit voir le cote attaquable de l'egyptienne. Ne pouvant mordre sur sa beaute, elles se jeterent sur son costume. <> C'etait vraiment un spectacle digne d'un spectateur plus intelligent que Phoebus, de voir comme ces belles filles, avec leurs langues envenimees et irritees, serpentaient, glissaient et se tordaient autour de la danseuse des rues. Elles etaient cruelles et gracieuses. Elles fouillaient, elles furetaient malignement de la parole dans sa pauvre et folle toilette de paillettes et d'oripeaux. C'etaient des rires, des ironies, des humiliations sans fin. Les sarcasmes pleuvaient sur l'egyptienne, et la bienveillance hautaine, et les regards mechants. On eut cru voir de ces jeunes dames romaines qui s'amusaient a enfoncer des epingles d'or dans le sein d'une belle esclave. On eut dit d'elegantes levrettes chasseresses tournant, les narines ouvertes, les yeux ardents, autour d'une pauvre biche des bois que le regard du maitre leur interdit de devorer. Qu'etait-ce, apres tout, devant ces filles de grande maison, qu'une miserable danseuse de place publique! Elles ne semblaient tenir aucun compte de sa presence, et parlaient d'elle, devant elle, a elle-meme, a haute voix, comme de quelque chose d'assez malpropre, d'assez abject et d'assez joli. La bohemienne n'etait pas insensible a ces piqures d'epingle. De temps en temps une pourpre de honte, un eclair de colere enflammait ses yeux ou ses joues; une parole dedaigneuse semblait hesiter sur ses levres; elle faisait avec mepris cette petite grimace que le lecteur lui connait; mais elle se taisait. Immobile, elle attachait sur Phoebus un regard resigne, triste et doux. Il y avait aussi du bonheur et de la tendresse dans ce regard. On eut dit qu'elle se contenait, de peur d'etre chassee. Phoebus, lui, riait, et prenait le parti de la bohemienne avec un melange d'impertinence et de pitie. <> dit Phoebus. A cette reponse, nonchalamment jetee par le capitaine comme une pierre perdue qu'on ne regarde meme pas tomber, Colombe se prit a rire, et Diane, et Amelotte, et Fleur-de-Lys, a qui il vint en meme temps une larme dans les yeux. La bohemienne, qui avait baisse a terre son regard aux paroles de Colombe de Gaillefontaine, le releva rayonnant de joie et de fierte, et le fixa de nouveau sur Phoebus. Elle etait bien belle en ce moment. La vieille dame, qui observait cette scene, se sentait offensee et ne comprenait pas. <> C'etait la chevre qui venait d'arriver a la recherche de sa maitresse, et qui, en se precipitant vers elle, avait commence par embarrasser ses cornes dans le monceau d'etoffe que les vetements de la noble dame entassaient sur ses pieds quand elle etait assise. Ce fut une diversion. La bohemienne, sans dire une parole, la degagea. <> s'ecria Berangere en sautant de joie. La bohemienne s'accroupit a genoux, et appuya contre sa joue la tete caressante de la chevre. On eut dit qu'elle lui demandait pardon de l'avoir quittee ainsi. Cependant Diane s'etait penchee a l'oreille de Colombe. <> Diane et Colombe s'adresserent vivement a l'egyptienne. <> Et elle se remit a caresser la jolie bete en repetant: <> En ce moment Fleur-de-Lys remarqua un sachet de cuir brode suspendu au cou de la chevre. <> demanda-t-elle a l'egyptienne. L'egyptienne leva ses grands yeux vers elle, et lui repondit gravement: <>, pensa Fleur-de-Lys. Cependant la bonne dame s'etait levee avec humeur. <> La bohemienne, sans repondre, se dirigea lentement vers la porte. Mais plus elle en approchait, plus son pas se ralentissait. Un invincible aimant semblait la retenir. Tout a coup elle tourna ses yeux humides de larmes sur Phoebus, et s'arreta. <>, dit la danseuse sans le quitter du regard. A ce nom etrange, un fou rire eclata parmi les jeunes filles. <> Cependant, depuis quelques minutes, sans qu'on fit attention a elle, Berangere avait attire la chevre dans un coin de la chambre avec un massepain. En un instant, elles avaient ete toutes deux bonnes amies. La curieuse enfant avait detache le sachet suspendu au cou de la chevre, l'avait ouvert, et avait vide sur la natte ce qu'il contenait. C'etait un alphabet dont chaque lettre etait inscrite separement sur une petite tablette de buis. A peine ces joujoux furent-ils etales sur la natte que l'enfant vit avec surprise la chevre, dont c'etait la sans doute un des _miracles_, tirer certaines lettres avec sa patte d'or et les disposer, en les poussant doucement, dans un ordre particulier. Au bout d'un instant, cela fit un mot que la chevre semblait exercee a ecrire, tant elle hesita peu a le former, et Berangere s'ecria tout a coup en joignant les mains avec admiration: <> Fleur-de-Lys accourut et tressaillit. Les lettres disposees sur le plancher formaient ce mot: _PHOEBUS._ <>, repondit Berangere. Il etait impossible d'en douter; l'enfant ne savait pas ecrire. <> pensa Fleur-de-Lys. Cependant, au cri de l'enfant, tout le monde etait accouru, et la mere, et les jeunes filles, et la bohemienne, et l'officier. La bohemienne vit la sottise que venait de faire la chevre. Elle devint rouge, puis pale, et se mit a trembler comme une coupable devant le capitaine, qui la regardait avec un sourire de satisfaction et d'etonnement. <<_Phoebus_! chuchotaient les jeunes filles stupefaites, c'est le nom du capitaine! --Vous avez une merveilleuse memoire!>> dit Fleur-de-Lys a la bohemienne petrifiee. Puis eclatant en sanglots: <> Et elle entendait une voix plus amere encore lui dire au fond du coeur: <> Elle tomba evanouie. <> La Esmeralda ramassa en un clin d'oeil les malencontreuses lettres, fit signe a Djali, et sortit par une porte, tandis qu'on emportait Fleur-de-Lys par l'autre. Le capitaine Phoebus, reste seul, hesita un moment entre les deux portes; puis il suivit la bohemienne. II QU'UN PRETRE ET UN PHILOSOPHE SONT DEUX Le pretre que les jeunes filles avaient remarque au haut de la tour septentrionale penche sur la place et si attentif a la danse de la bohemienne, c'etait en effet l'archidiacre Claude Frollo. Nos lecteurs n'ont pas oublie la cellule mysterieuse que l'archidiacre s'etait reservee dans cette tour. (Je ne sais, pour le dire en passant, si ce n'est pas la meme dont on peut voir encore aujourd'hui l'interieur par une petite lucarne carree, ouverte au levant a hauteur d'homme, sur la plate-forme d'ou s'elancent les tours: un bouge, a present nu, vide et delabre, dont les murs mal platres sont _ornes_ ca et la, a l'heure qu'il est, de quelques mechantes gravures jaunes representant des facades de cathedrales. Je presume que ce trou est habite concurremment par les chauves-souris et les araignees, et que par consequent il s'y fait aux mouches une double guerre d'extermination.) Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'archidiacre montait l'escalier de la tour, et s'enfermait dans cette cellule, ou il passait quelquefois des nuits entieres. Ce jour-la, au moment ou, parvenu devant la porte basse du reduit, il mettait dans la serrure la petite clef compliquee qu'il portait toujours sur lui dans l'escarcelle pendue a son cote, un bruit de tambourin et de castagnettes etait arrive a son oreille. Ce bruit venait de la place du Parvis. La cellule, nous l'avons deja dit, n'avait qu'une lucarne donnant sur la croupe de l'eglise. Claude Frollo avait repris precipitamment la clef, et un instant apres il etait sur le sommet de la tour, dans l'attitude sombre et recueillie ou les damoiselles l'avaient apercu. Il etait la, grave, immobile, absorbe dans un regard et dans une pensee. Tout Paris etait sous ses pieds, avec les mille fleches de ses edifices et son circulaire horizon de molles collines, avec son fleuve qui serpente sous ses ponts et son peuple qui ondule dans ses rues, avec le nuage de ses fumees, avec la chaine montueuse de ses toits qui presse Notre-Dame de ses mailles redoublees. Mais dans toute cette ville, l'archidiacre ne regardait qu'un point du pave, la place du Parvis; dans toute cette foule, qu'une figure, la bohemienne. Il eut ete difficile de dire de quelle nature etait ce regard, et d'ou venait la flamme qui en jaillissait. C'etait un regard fixe, et pourtant plein de trouble et de tumulte. Et a l'immobilite profonde de tout son corps, a peine agite par intervalles d'un frisson machinal, comme un arbre au vent, a la roideur de ses coudes plus marbre que la rampe ou ils s'appuyaient, a voir le sourire petrifie qui contractait son visage, on eut dit qu'il n'y avait plus dans Claude Frollo que les yeux de vivant. La bohemienne dansait. Elle faisait tourner son tambourin a la pointe de son doigt, et le jetait en l'air en dansant des sarabandes provencales; agile, legere, joyeuse et ne sentant pas le poids du regard redoutable qui tombait a plomb sur sa tete. La foule fourmillait autour d'elle; de temps en temps, un homme accoutre d'une casaque jaune et rouge faisait faire le cercle, puis revenait s'asseoir sur une chaise a quelques pas de la danseuse, et prenait la tete de la chevre sur ses genoux. Cet homme semblait etre le compagnon de la bohemienne. Claude Frollo, du point eleve ou il etait place, ne pouvait distinguer ses traits. Du moment ou l'archidiacre eut apercu cet inconnu, son attention sembla se partager entre la danseuse et lui, et son visage devint de plus en plus sombre. Tout a coup il se redressa, et un tremblement parcourut tout son corps: <> Alors il se replongea sous la voute tortueuse de l'escalier en spirale, et redescendit. En passant devant la porte de la sonnerie qui etait entr'ouverte, il vit une chose qui le frappa, il vit Quasimodo qui, penche a une ouverture de ces auvents d'ardoises qui ressemblent a d'enormes jalousies, regardait aussi lui, dans la place. Il etait en proie a une contemplation si profonde qu'il ne prit pas garde au passage de son pere adoptif. Son oeil sauvage avait une expression singuliere. C'etait un regard charme et doux. <> Il continua de descendre. Au bout de quelques minutes, le soucieux archidiacre sortit dans la place par la porte qui est au bas de la tour. <> A la place de l'egyptienne, sur ce meme tapis dont les arabesques s'effacaient le moment d'auparavant sous le dessin capricieux de sa danse, l'archidiacre ne vit plus que l'homme rouge et jaune, qui, pour gagner a son tour quelques testons, se promenait autour du cercle, les coudes sur les hanches, la tete renversee, la face rouge, le cou tendu, avec une chaise entre les dents. Sur cette chaise, il avait attache un chat qu'une voisine avait prete et qui jurait fort effraye. <> La voix severe de l'archidiacre frappa le pauvre diable d'une telle commotion qu'il perdit l'equilibre avec tout son edifice, et que la chaise et le chat tomberent pele-mele sur la tete des assistants, au milieu d'une huee inextinguible. Il est probable que maitre Pierre Gringoire (car c'etait bien lui) aurait eu un facheux compte a solder avec la voisine au chat, et toutes les faces contuses et egratignees qui l'entouraient, s'il ne se fut hate de profiter du tumulte pour se refugier dans l'eglise, ou Claude Frollo lui avait fait signe de le suivre. La cathedrale etait deja obscure et deserte. Les contre-nefs etaient pleines de tenebres, et les lampes des chapelles commencaient a s'etoiler, tant les voutes devenaient noires. Seulement la grande rose de la facade, dont les mille couleurs etaient trempees d'un rayon de soleil horizontal, reluisait dans l'ombre comme un fouillis de diamants et repercutait a l'autre bout de la nef son spectre eblouissant. Quand ils eurent fait quelques pas, dom Claude s'adossa a un pilier et regarda Gringoire fixement. Ce regard n'etait pas celui que Gringoire craignait, honteux qu'il etait d'avoir ete surpris par une personne grave et docte dans ce costume de baladin. Le coup d'oeil du pretre n'avait rien de moqueur et d'ironique; il etait serieux, tranquille et percant. L'archidiacre rompit le silence le premier. <> Un tas de gueux, qui sont devenus mes bons amis, m'ont appris vingt sortes de tours herculeens, et maintenant je donne tous les soirs a mes dents le pain qu'elles ont gagne dans la journee a la sueur de mon front. Apres tout, _concedo_, je concede que c'est un triste emploi de mes facultes intellectuelles, et que l'homme n'est pas fait pour passer sa vie a tambouriner et a mordre des chaises. Mais, reverend maitre, il ne suffit pas de passer sa vie, il faut la gagner.>> Dom Claude ecoutait en silence. Tout a coup son oeil enfonce prit une telle expression sagace et penetrante que Gringoire se sentit pour ainsi dire fouille jusqu'au fond de l'ame par ce regard. <> L'oeil tenebreux du pretre s'enflamma. <> dit le pretre. Gringoire se hata de lui conter le plus succinctement possible tout ce que le lecteur sait deja, son aventure de la Cour des Miracles et son mariage au pot casse. Il parait du reste que ce mariage n'avait eu encore aucun resultat, et que chaque soir la bohemienne lui escamotait sa nuit de noces comme le premier jour. <> L'archidiacre serra Gringoire de questions. La Esmeralda etait, au jugement de Gringoire, une creature inoffensive et charmante, jolie, a cela pres d'une moue qui lui etait particuliere; une fille naive et passionnee, ignorante de tout, et enthousiaste de tout; ne sachant pas encore la difference d'une femme a un homme, meme en reve; faite comme cela; folle surtout de danse, de bruit, de grand air; une espece de femme abeille, ayant des ailes invisibles aux pieds, et vivant dans un tourbillon. Elle devait cette nature a la vie errante qu'elle avait toujours menee. Gringoire etait parvenu a savoir que, tout enfant, elle avait parcouru l'Espagne et la Catalogne, jusqu'en Sicile; il croyait meme qu'elle avait ete emmenee, par la caravane de zingari dont elle faisait partie, dans le royaume d'Alger, pays situe en Achaie, laquelle Achaie touche d'un cote a la petite Albanie et a la Grece, de l'autre a la mer des Siciles, qui est le chemin de Constantinople. Les bohemes, disait Gringoire, etaient vassaux du roi d'Alger, en sa qualite de chef de la nation des Maures blancs. Ce qui etait certain, c'est que la Esmeralda etait venue en France tres jeune encore par la Hongrie. De tous ces pays, la jeune fille avait rapporte des lambeaux de jargons bizarres, des chants et des idees etrangeres, qui faisaient de son langage quelque chose d'aussi bigarre que son costume moitie parisien, moitie africain. Du reste, le peuple des quartiers qu'elle frequentait l'aimait pour sa gaiete, pour sa gentillesse, pour ses vives allures, pour ses danses et pour ses chansons. Dans toute la ville, elle ne se croyait haie que de deux personnes, dont elle parlait souvent avec effroi: la sachette de la Tour-Roland, une vilaine recluse qui avait on ne sait quelle rancune aux egyptiennes, et qui maudissait la pauvre danseuse chaque fois qu'elle passait devant sa lucarne; et un pretre qui ne la rencontrait jamais sans lui jeter des regards et des paroles qui lui faisaient peur. Cette derniere circonstance troubla fort l'archidiacre, sans que Gringoire fit grande attention a ce trouble; tant il avait suffi de deux mois pour faire oublier a l'insouciant poete les details singuliers de cette soiree ou il avait fait la rencontre de l'egyptienne, et la presence de l'archidiacre dans tout cela. Au demeurant, la petite danseuse ne craignait rien; elle ne disait pas la bonne aventure, ce qui la mettait a l'abri de ces proces de magie si frequemment intentes aux bohemiennes. Et puis, Gringoire lui tenait lieu de frere, sinon de mari. Apres tout, le philosophe supportait tres patiemment cette espece de mariage platonique. C'etait toujours un gite et du pain. Chaque matin, il partait de la truanderie, le plus souvent avec l'egyptienne, il l'aidait a faire dans les carrefours sa recolte de targes et de petits-blancs; chaque soir il rentrait avec elle sous le meme toit, la laissait se verrouiller dans sa logette, et s'endormait du sommeil du juste. Existence fort douce, a tout prendre, disait-il, et fort propice a la reverie. Et puis, en son ame et conscience, le philosophe n'etait pas tres sur d'etre eperdument amoureux de la bohemienne. Il aimait presque autant la chevre. C'etait une charmante bete, douce, intelligente, spirituelle, une chevre savante. Rien de plus commun au moyen age que ces animaux savants dont on s'emerveillait fort et qui menaient frequemment leurs instructeurs au fagot. Pourtant les sorcelleries de la chevre aux pattes dorees etaient de bien innocentes malices. Gringoire les expliqua a l'archidiacre que ces details paraissaient vivement interesser. Il suffisait, dans la plupart des cas, de presenter le tambourin a la chevre de telle ou telle facon pour obtenir d'elle la momerie qu'on souhaitait. Elle avait ete dressee a cela par la bohemienne, qui avait a ces finesses un talent si rare qu'il lui avait suffi de deux mois pour enseigner a la chevre a ecrire avec des lettres mobiles le mot _Phoebus_. <<_Phoebus_! dit le pretre; pourquoi _Phoebus_? --Je ne sais, repondit Gringoire. C'est peut-etre un mot qu'elle croit doue de quelque vertu magique et secrete. Elle le repete souvent a demi-voix quand elle se croit seule. --Etes-vous sur, reprit Claude avec son regard penetrant, que ce n'est qu'un mot et que ce n'est pas un nom? --Nom de qui? dit le poete. --Que sais-je? dit le pretre. --Voila ce que j'imagine, messire. Ces bohemes sont un peu guebres et adorent le soleil. De la Phoebus. --Cela ne me semble pas si clair qu'a vous, maitre Pierre. --Au demeurant, cela ne m'importe. Qu'elle marmotte son Phoebus a son aise. Ce qui est sur, c'est que Djali m'aime deja presque autant qu'elle. --Qu'est-ce que cette Djali? --C'est la chevre.>> L'archidiacre posa son menton sur sa main, et parut un moment reveur. Tout a coup il se retourna brusquement vers Gringoire. <> Dom Claude fronca le sourcil. <> La pale figure de l'archidiacre devint rouge comme la joue d'une jeune fille. Il resta un moment sans repondre, puis avec un embarras visible: <> Et le front du pretre se rembrunit. <> cria le pretre avec un regard terrible, et, poussant par les epaules Gringoire emerveille, il s'enfonca a grands pas sous les plus sombres arcades de la cathedrale. III LES CLOCHES Depuis la matinee du pilori, les voisins de Notre-Dame avaient cru remarquer que l'ardeur carillonneuse de Quasimodo s'etait fort refroidie. Auparavant c'etaient des sonneries a tout propos, de longues aubades qui duraient de prime a complies, des volees de beffroi pour une grand-messe, de riches gammes promenees sur les clochettes pour un mariage, pour un bapteme, et s'entremelant dans l'air comme une broderie de toutes sortes de sons charmants. La vieille eglise, toute vibrante et toute sonore, etait dans une perpetuelle joie de cloches. On y sentait sans cesse la presence d'un esprit de bruit et de caprice qui chantait par toutes ces bouches de cuivre. Maintenant cet esprit semblait avoir disparu; la cathedrale paraissait morne et gardait volontiers le silence. Les fetes et les enterrements avaient leur simple sonnerie, seche et nue, ce que le rituel exigeait, rien de plus. Du double bruit que fait une eglise, l'orgue au dedans, la cloche au dehors, il ne restait que l'orgue. On eut dit qu'il n'y avait plus de musicien dans les clochers. Quasimodo y etait toujours pourtant. Que s'etait-il donc passe en lui? Etait-ce que la honte et le desespoir du pilori duraient encore au fond de son coeur, que les coups de fouet du tourmenteur se repercutaient sans fin dans son ame, et que la tristesse d'un pareil traitement avait tout eteint chez lui, jusqu'a sa passion pour les cloches? ou bien, etait-ce que Marie avait une rivale dans le coeur du sonneur de Notre-Dame, et que la grosse cloche et ses quatorze soeurs etaient negligees pour quelque chose de plus aimable et de plus beau? Il arriva que, dans cette gracieuse annee 1482, l'Annonciation tomba un mardi 25 mars. Ce jour-la, l'air etait si pur et si leger que Quasimodo se sentit revenir quelque amour de ses cloches. Il monta donc dans la tour septentrionale, tandis qu'en bas le bedeau ouvrait toutes larges les portes de l'eglise, lesquelles etaient alors d'enormes panneaux de fort bois couverts de cuir, bordes de clous de fer dore et encadres de sculptures <>. Parvenu dans la haute cage de la sonnerie, Quasimodo considera quelque temps avec un triste hochement de tete les six campaniles, comme s'il gemissait de quelque chose d'etranger qui s'etait interpose dans son coeur entre elles et lui. Mais quand il les eut mises en branle, quand il sentit cette grappe de cloches remuer sous sa main, quand il vit, car il ne l'entendait pas, l'octave palpitante monter et descendre sur cette echelle sonore comme un oiseau qui saute de branche en branche, quand le diable musique, ce demon qui secoue un trousseau etincelant de strettes, de trilles et d'arpeges, se fut empare du pauvre sourd, alors il redevint heureux, il oublia tout, et son coeur qui se dilatait fit epanouir son visage. Il allait et venait, il frappait des mains, il courait d'une corde a l'autre, il animait les six chanteurs de la voix et du geste, comme un chef d'orchestre qui eperonne des virtuoses intelligents. <> Il etait tout occupe d'aiguillonner ses cloches, qui sautaient toutes les six a qui mieux mieux et secouaient leurs croupes luisantes comme un bruyant attelage de mules espagnoles pique ca et la par les apostrophes du sagal. Tout a coup, en laissant tomber son regard entre les larges ecailles ardoisees qui recouvrent a une certaine hauteur le mur a pic du clocher, il vit dans la place une jeune fille bizarrement accoutree, qui s'arretait, qui developpait a terre un tapis ou une petite chevre venait se poser, et un groupe de spectateurs qui s'arrondissait a l'entour. Cette vue changea subitement le cours de ses idees, et figea son enthousiasme musical comme un souffle d'air fige une resine en fusion. Il s'arreta, tourna le dos au carillon, et s'accroupit derriere l'auvent d'ardoise, en fixant sur la danseuse ce regard reveur, tendre et doux, qui avait deja une fois etonne l'archidiacre. Cependant les cloches oubliees s'eteignirent brusquement toutes a la fois, au grand desappointement des amateurs de sonnerie, lesquels ecoutaient de bonne foi le carillon de dessus le Pont-au-Change, et s'en allerent stupefaits comme un chien a qui l'on a montre un os et a qui l'on donne une pierre. IV _ANANKE_ Il advint que par une belle matinee de ce meme mois de mars, je crois que c'etait le samedi 29, jour de saint Eustache, notre jeune ami l'ecolier Jehan Frollo du Moulin s'apercut en s'habillant que ses gregues qui contenaient sa bourse ne rendaient aucun son metallique. <> Il s'habilla tristement. Une pensee lui etait venue tout en ficelant ses bottines, mais il la repoussa d'abord; cependant elle revint, et il mit son gilet a l'envers, signe evident d'un violent combat interieur. Enfin il jeta rudement son bonnet a terre et s'ecria: <> Alors il endossa precipitamment sa casaque a mahoitres fourrees, ramassa son bonnet et sortit en desespere. Il descendit la rue de la Harpe vers la Cite. En passant devant la rue de la Huchette, l'odeur de ces admirables broches qui tournaient incessamment vint chatouiller son appareil olfactif, et il donna un regard d'amour a la cyclopeenne rotisserie qui arracha un jour au cordelier Calatagirone cette pathetique exclamation: _Veramente, queste rotisserie sono cosa stupenda_[81]! Mais Jehan n'avait pas de quoi dejeuner, et il s'enfonca avec un profond soupir sous le porche du Petit-Chatelet, enorme double-trefle de tours massives qui gardait l'entree de la Cite. Il ne prit pas meme le temps de jeter une pierre en passant, comme c'etait l'usage, a la miserable statue de ce Perinet Leclerc qui avait livre le Paris de Charles VI aux Anglais, crime que son effigie, la face ecrasee de pierres et souillee de boue, a expie pendant trois siecles au coin des rues de la Harpe et de Bussy, comme a un pilori eternel. Le Petit-Pont traverse, la rue Neuve-Sainte-Genevieve enjambee, Jehan de Molendino se trouva devant Notre-Dame. Alors son indecision le reprit, et il se promena quelques instants autour de la statue de M. Legris, en se repetant avec angoisse: <> Il arreta un bedeau qui sortait du cloitre. <> Jehan frappa dans ses mains. <> Determine par cette reflexion, il s'enfonca resolument sous la petite porte noire, et se mit a monter la vis de Saint-Gilles qui mene aux etages superieurs de la tour. <> Parvenu sur la galerie des colonnettes, il souffla un moment, et jura contre l'interminable escalier par je ne sais combien de millions de charretees de diables, puis il reprit son ascension par l'etroite porte de la tour septentrionale aujourd'hui interdite au public. Quelques moments apres avoir depasse la cage des cloches, il rencontra un petit palier pratique dans un renfoncement lateral et sous la voute une basse porte ogive dont une meurtriere, percee en face dans la paroi circulaire de l'escalier, lui permit d'observer l'enorme serrure et la puissante armature de fer. Les personnes qui seraient curieuses aujourd'hui de visiter cette porte la reconnaitront a cette inscription, gravee en lettres blanches dans la muraille noire: J'ADORE CORALIE, 1829. SIGNE UGENE. _Signe_ est dans le texte. <> La clef etait dans la serrure. La porte etait tout contre. Il la poussa mollement, et passa sa tete par l'entrouverture. Le lecteur n'est pas sans avoir feuillete l'oeuvre admirable de Rembrandt, ce Shakespeare de la peinture. Parmi tant de merveilleuses gravures, il y a en particulier une eau-forte qui represente, a ce qu'on suppose, le docteur Faust, et qu'il est impossible de contempler sans eblouissement. C'est une sombre cellule. Au milieu est une table chargee d'objets hideux, tetes de mort, spheres, alambics, compas, parchemins hieroglyphiques. Le docteur est devant cette table, vetu de sa grosse houppelande et coiffe jusqu'aux sourcils de son bonnet fourre. On ne le voit qu'a mi-corps. Il est a demi leve de son immense fauteuil, ses poings crispes s'appuient sur la table, et il considere avec curiosite et terreur un grand cercle lumineux, forme de lettres magiques, qui brille sur le mur du fond comme le spectre solaire dans la chambre noire. Ce soleil cabalistique semble trembler a l'oeil et remplit la blafarde cellule de son rayonnement mysterieux. C'est horrible et c'est beau. Quelque chose d'assez semblable a la cellule de Faust s'offrit a la vue de Jehan quand il eut hasarde sa tete par la porte entre-baillee. C'etait de meme un reduit sombre et a peine eclaire. Il y avait aussi un grand fauteuil et une grande table, des compas, des alambics, des squelettes d'animaux pendus au plafond, une sphere roulant sur le pave, des hippocephales pele-mele avec des bocaux ou tremblaient des feuilles d'or, des tetes de mort posees sur des velins bigarres de figures et de caracteres, de gros manuscrits empiles tout ouverts sans pitie pour les angles cassants du parchemin, enfin, toutes les ordures de la science, et partout, sur ce fouillis, de la poussiere et des toiles d'araignee; mais il n'y avait point de cercle de lettres lumineuses, point de docteur en extase contemplant la flamboyante vision comme l'aigle regarde son soleil. Pourtant la cellule n'etait point deserte. Un homme etait assis dans le fauteuil et courbe sur la table. Jehan, auquel il tournait le dos, ne pouvait voir que ses epaules et le derriere de son crane; mais il n'eut pas de peine a reconnaitre cette tete chauve a laquelle la nature avait fait une tonsure eternelle, comme si elle avait voulu marquer par un symbole exterieur l'irresistible vocation clericale de l'archidiacre. Jehan reconnut donc son frere. Mais la porte s'etait ouverte si doucement que rien n'avait averti dom Claude de sa presence. Le curieux ecolier en profita pour examiner quelques instants a loisir la cellule. Un large fourneau, qu'il n'avait pas remarque au premier abord, etait a gauche du fauteuil, au-dessous de la lucarne. Le rayon de jour qui penetrait par cette ouverture traversait une ronde toile d'araignee, qui inscrivait avec gout sa rosace delicate dans l'ogive de la lucarne, et au centre de laquelle l'insecte architecte se tenait immobile comme le moyeu de cette roue de dentelle. Sur le fourneau etaient accumules en desordre toutes sortes de vases, des fioles de gres, des cornues de verre, des matras de charbon. Jehan observa en soupirant qu'il n'y avait pas un poelon. <> pensa-t-il. Du reste, il n'y avait pas de feu dans le fourneau, et il paraissait meme qu'on n'en avait pas allume depuis longtemps. Un masque de verre, que Jehan remarqua parmi les ustensiles d'alchimie, et qui servait sans doute a preserver le visage de l'archidiacre lorsqu'il elaborait quelque substance redoutable, etait dans un coin, couvert de poussiere, et comme oublie. A cote gisait un soufflet non moins poudreux, et dont la feuille superieure portait cette legende incrustee en lettres de cuivre: SPIRA, SPERA[82]. D'autres legendes etaient ecrites, selon la mode des hermetiques, en grand nombre sur les murs; les unes tracees a l'encre, les autres gravees avec une pointe de metal. Du reste, lettres gothiques, lettres hebraiques, lettres grecques et lettres romaines pele-mele, les inscriptions debordant au hasard, celles-ci sur celles-la, les plus fraiches effacant les plus anciennes, et toutes s'enchevetrant les unes dans les autres comme les branches d'une broussaille, comme les piques d'une melee. C'etait, en effet, une assez confuse melee de toutes les philosophies, de toutes les reveries, de toutes les sagesses humaines. Il y en avait une ca et la qui brillait sur les autres comme un drapeau parmi les fers de lance. C'etait, la plupart du temps, une breve devise latine ou grecque, comme les formulait si bien le moyen age: _Unde? inde_[83]?--_Homo homini monstrum_[84].--_Astra, castra, nomen, numen_[85].--_Mega biblion,_ _mega kakon_[86].--_Sapere aude_[87].--_Flat ubi vult_[88],--etc.; quelquefois un mot denue de tout sens apparent: _Anankophagia_[89], ce qui cachait peut-etre une allusion amere au regime du cloitre; quelquefois une simple maxime de discipline clericale formulee en un hexametre reglementaire: _Coelestem dominum, terrestrem dicito domnum_[90]. Il y avait aussi _passim_[91] des grimoires hebraiques, auxquels Jehan, deja fort peu grec, ne comprenait rien, et le tout etait traverse a tout propos par des etoiles, des figures d'hommes ou d'animaux et des triangles qui s'intersectaient, ce qui ne contribuait pas peu a faire ressembler la muraille barbouillee de la cellule a une feuille de papier sur laquelle un singe aurait promene une plume chargee d'encre. L'ensemble de la logette, du reste, presentait un aspect general d'abandon et de delabrement; et le mauvais etat des ustensiles laissait supposer que le maitre etait deja depuis assez longtemps distrait de ses travaux par d'autres preoccupations. Ce maitre cependant, penche sur un vaste manuscrit orne de peintures bizarres, paraissait tourmente par une idee qui venait sans cesse se meler a ses meditations. C'est du moins ce que Jehan jugea en l'entendant s'ecrier, avec les intermittences pensives d'un songe-creux qui reve tout haut: <>--... Oui, le sage a raison; en effet, la Maria, la Sophia, la Esmeral...--Damnation! toujours cette pensee!>> Et il ferma le livre avec violence. Il passa la main sur son front, comme pour chasser l'idee qui l'obsedait. Puis il prit sur la table un clou et un petit marteau dont le manche etait curieusement peint de lettres cabalistiques. <> Et il jeta le marteau avec colere. Puis il s'affaissa tellement sur le fauteuil et sur la table, que Jehan le perdit de vue derriere l'enorme dossier. Pendant quelques minutes, il ne vit plus que son poing convulsif crispe sur un livre. Tout a coup dom Claude se leva, prit un compas, et grava en silence sur la muraille en lettres capitales ce mot grec: _ANANKE_ <> L'archidiacre vint se rasseoir dans son fauteuil, et posa sa tete sur ses deux mains, comme fait un malade dont le front est lourd et brulant. L'ecolier observait son frere avec surprise. Il ne savait pas, lui qui mettait son coeur en plein air, lui qui n'observait de loi au monde que la bonne loi de nature, lui qui laissait s'ecouler ses passions par ses penchants, et chez qui le lac des grandes emotions etait toujours a sec, tant il y pratiquait largement chaque matin de nouvelles rigoles, il ne savait pas avec quelle furie cette mer des passions humaines fermente et bouillonne lorsqu'on lui refuse toute issue, comme elle s'amasse, comme elle s'enfle, comme elle deborde, comme elle creuse le coeur, comme elle eclate en sanglots interieurs et en sourdes convulsions, jusqu'a ce qu'elle ait dechire ses digues et creve son lit. L'enveloppe austere et glaciale de Claude Frollo, cette froide surface de vertu escarpee et inaccessible, avait toujours trompe Jehan. Le joyeux ecolier n'avait jamais songe a ce qu'il y a de lave bouillante, furieuse et profonde sous le front de neige de l'Etna. Nous ne savons s'il se rendit compte subitement de ces idees, mais, tout evapore qu'il etait, il comprit qu'il avait vu ce qu'il n'aurait pas du voir, qu'il venait de surprendre l'ame de son frere aine dans une de ses plus secretes attitudes, et qu'il ne fallait pas que Claude s'en apercut. Voyant que l'archidiacre etait retombe dans son immobilite premiere, il retira sa tete tres doucement, et fit quelque bruit de pas derriere la porte, comme quelqu'un qui arrive et qui avertit de son arrivee. <> L'ecolier entra hardiment. L'archidiacre, qu'une pareille visite genait fort en pareil lieu, tressaillit sur son fauteuil. <> Le visage de dom Claude avait repris son expression severe. <> Jehan n'osa ajouter tout haut: <> Ce dernier membre de sa phrase resta inedit. <> soupira l'ecolier. Dom Claude fit decrire un quart de cercle a son fauteuil, et regarda Jehan fixement. <> C'etait un exorde redoutable. Jehan se prepara a un rude choc. <> Jehan ne repondit pas. <> L'ecolier releva resolument les yeux. <> Une legere rougeur vint s'epanouir sur les jaunes pommettes de l'archidiacre, comme la bouffee de fumee qui annonce au dehors les secretes commotions d'un volcan. L'ecolier le remarqua a peine. <> Dom Claude redevint pale, et l'ecolier poursuivit avec insouciance: <> L'archidiacre demeurait silencieux. Cette lecon de grec l'avait rendu reveur. Le petit Jehan, qui avait toutes les finesses d'un enfant gate, jugea le moment favorable pour hasarder sa requete. Il prit donc une voix extremement douce, et commenca: <> Mais toute cette caressante hypocrisie n'eut point sur le severe grand frere son effet accoutume. Cerbere ne mordit pas au gateau de miel. Le front de l'archidiacre ne se derida pas d'un pli. <> A cette declaration effrontee, la physionomie de l'archidiacre prit tout a fait l'expression pedagogique et paternelle. <> Cette question fit briller une lueur d'espoir aux yeux de Jehan. Il reprit sa mine chatte et doucereuse. <> Il est certain que Jehan avait tres mal choisi ses deux noms d'amis. Il le sentit trop tard. <> Jehan rompit la glace encore une fois. <>_Anagneia_, dit Jehan. Cette citation, que l'ecolier empruntait, peut-etre avec malice, a la muraille de la cellule, fit sur le pretre un effet singulier. Il se mordit les levres, et sa colere s'eteignit dans la rougeur. <> L'ecolier tenta encore un effort. <> L'ecolier resta un moment silencieux, le doigt a l'oreille, l'oeil fixe a terre, et la mine fachee. Tout a coup il se retourna vers Claude avec la vive prestesse d'un hoche-queue. <> Et ici, il partit d'un eclat de rire si bouffon et si violent qu'il en fit sourire l'archidiacre. C'etait la faute de Claude en effet! pourquoi avait-il tant gate cet enfant? <> L'archidiacre etait promptement revenu a sa severite premiere. <> Dom Claude hocha son chef ride. <<_Qui non laborat..._>> Jehan ne le laissa pas achever. <> Et sur ce, il jeta son bonnet au mur et fit claquer ses doigts comme des castagnettes. L'archidiacre le regarda d'un air sombre. <> En ce moment le bruit d'un pas se fit entendre dans l'escalier. <> L'ecolier se blottit sous le fourneau. La, il lui vint une idee feconde. <> dit l'archidiacre en lui jetant avec colere son escarcelle. Jehan se renfonca sous le fourneau, et la porte s'ouvrit. V LES DEUX HOMMES VETUS DE NOIR Le personnage qui entra avait une robe noire et la mine sombre. Ce qui frappa au premier coup d'oeil notre ami Jehan (qui, comme on s'en doute bien, s'etait arrange dans son coin de maniere a pouvoir tout voir et tout entendre selon son bon plaisir), c'etait la parfaite tristesse du vetement et du visage de ce nouveau venu. Il y avait pourtant quelque douceur repandue sur cette figure, mais une douceur de chat ou de juge, une douceur doucereuse. Il etait fort gris, ride, touchait aux soixante ans, clignait des yeux, avait le sourcil blanc, la levre pendante et de grosses mains. Quand Jehan vit que ce n'etait que cela, c'est-a-dire sans doute un medecin ou un magistrat, et que cet homme avait le nez tres loin de la bouche, signe de betise, il se rencoigna dans son trou, desespere d'avoir a passer un temps indefini en si genante posture et en si mauvaise compagnie. L'archidiacre cependant ne s'etait pas meme leve pour ce personnage. Il lui avait fait signe de s'asseoir sur un escabeau voisin de la porte, et, apres quelques moments d'un silence qui semblait continuer une meditation anterieure, il lui avait dit avec quelque protection: <> avait repondu l'homme noir. Il y avait dans les deux manieres dont fut prononce d'une part ce _maitre Jacques_, de l'autre ce _maitre_ par excellence, la difference du monseigneur au monsieur, du _domine_ au _domne_. C'etait evidemment l'abord du docteur et du disciple. <> Dom Claude fit un geste d'impatience. <> En parlant ainsi, maitre Jacques deroulait un parchemin. <>, dit l'archidiacre. Et jetant les yeux sur cette pancarte: <> C'etait un vase de la famille de ceux qui couvraient le fourneau de dom Claude. <> L'archidiacre se mit a examiner le vase. <> L'archidiacre etait excessivement pale. <>, balbutia-t-il d'une voix a peine articulee. Puis il reprit avec effort: <> Dom Claude semblait plonge dans une sombre distraction. Il se tourna vers Charmolue. <> Dom Claude, abime en lui-meme, ne l'ecoutait plus. Charmolue, en suivant la direction de son regard, vit qu'il s'etait fixe machinalement a la grande toile d'araignee qui tapissait la lucarne. En ce moment, une mouche etourdie qui cherchait le soleil de mars vint se jeter a travers ce filet et s'y englua. A l'ebranlement de sa toile, l'enorme araignee fit un mouvement brusque hors de sa cellule centrale, puis d'un bond elle se precipita sur la mouche, qu'elle plia en deux avec ses antennes de devant, tandis que sa trompe hideuse lui fouillait la tete. <> dit le procureur du roi en cour d'eglise, et il leva la main pour la sauver. L'archidiacre, comme reveille en sursaut, lui retint le bras avec une violence convulsive. <> Le procureur se retourna effare. Il lui semblait qu'une pince de fer lui avait pris le bras. L'oeil du pretre etait fixe, hagard, flamboyant, et restait attache au petit groupe horrible de la mouche et de l'araignee. <> L'archidiacre ne l'entendait pas. <> Il se tut. Ces dernieres idees, qui l'avaient insensiblement ramene de lui-meme a la science, paraissaient l'avoir calme. Jacques Charmolue le fit tout a fait revenir au sentiment de la realite, en lui adressant cette question: <> L'archidiacre hocha la tete avec un sourire amer. <> En ce moment un bruit de machoire et de mastication qui partait de dessous le fourneau vint frapper l'oreille inquiete de Charmolue. <> demanda-t-il. C'etait l'ecolier qui, fort gene et fort ennuye dans sa cachette, etait parvenu a y decouvrir une vieille croute et un triangle de fromage moisi, et s'etait mis a manger le tout sans facon, en guise de consolation et de dejeuner. Comme il avait grand-faim, il faisait grand bruit, et il accentuait fortement chaque bouchee, ce qui avait donne l'eveil et l'alarme au procureur. <> Cette explication satisfit Charmolue. <> Cependant dom Claude, qui craignait quelque nouvelle algarade de Jehan, rappela a son digne disciple qu'ils avaient quelques figures du portail a etudier ensemble, et tous deux sortirent de la cellule, au grand _ouf_! de l'ecolier, qui commencait a craindre serieusement que son genou ne prit l'empreinte de son menton. VI EFFET QUE PEUVENT PRODUIRE SEPT JURONS EN PLEIN AIR <<_Te Deum laudamus_[100]! s'ecria maitre Jehan en sortant de son trou, voila les deux chats-huants partis. Och! och! Hax! pax! max! les puces! les chiens enrages! le diable! j'en ai assez de leur conversation! La tete me bourdonne comme un clocher. Du fromage moisi par-dessus le marche! Sus! descendons, prenons l'escarcelle du grand frere, et convertissons toutes ces monnaies en bouteilles!>> Il jeta un coup d'oeil de tendresse et d'admiration dans l'interieur de la precieuse escarcelle, rajusta sa toilette, frotta ses bottines, epousseta ses pauvres manches-mahoitres toutes grises de cendre, siffla un air, pirouetta une gambade, examina s'il ne restait pas quelque chose a prendre dans la cellule, grapilla ca et la sur le fourneau quelque amulette de verroterie bonne a donner en guise de bijou a Isabeau la Thierrye, enfin ouvrit la porte, que son frere avait laissee ouverte par une derniere indulgence, et qu'il laissa ouverte a son tour par une derniere malice, et descendit l'escalier circulaire en sautillant comme un oiseau. Au milieu des tenebres de la vis il coudoya quelque chose qui se rangea en grognant, il presuma que c'etait Quasimodo, et cela lui parut si drole qu'il descendit le reste de l'escalier en se tenant les cotes de rire. En debouchant sur la place, il riait encore. Il frappa du pied quand il se retrouva a terre. <> Il fit quelques pas, et apercut les deux chats-huants, c'est-a-dire dom Claude et maitre Jacques Charmolue, en contemplation devant une sculpture du portail. Il s'approcha d'eux sur la pointe des pieds, et entendit l'archidiacre qui disait tout bas a Charmolue: <> <> En ce moment il entendit une voix forte et sonore articuler derriere lui une serie formidable de jurons. <> Ce nom de Phoebus arriva aux oreilles de l'archidiacre au moment ou il expliquait au procureur du roi le dragon qui cache sa queue dans un bain d'ou sort de la fumee et une tete de roi. Dom Claude tressaillit, s'interrompit, a la grande stupeur de Charmolue, se retourna, et vit son frere Jehan qui abordait un grand officier a la porte du logis Gondelaurier. C'etait en effet monsieur le capitaine Phoebus de Chateaupers. Il etait adosse a l'angle de la maison de sa fiancee, et il jurait comme un paien. <> demanda l'ecolier. Cette proposition calma le capitaine. <> Jehan etala l'escarcelle aux yeux du capitaine, avec majeste et simplicite. Cependant l'archidiacre, qui avait laisse la Charmolue ebahi, etait venu jusqu'a eux et s'etait arrete a quelques pas, les observant tous deux sans qu'ils prissent garde a lui, tant la contemplation de l'escarcelle les absorbait. Phoebus s'ecria: <> Jehan repondit froidement: <> Et, sans ajouter une parole, il vida l'escarcelle sur une borne voisine, de l'air d'un Romain sauvant la patrie. <> Jehan demeurait digne et impassible. Quelques liards avaient roule dans la boue; le capitaine, dans son enthousiasme, se baissa pour les ramasser. Jehan le retint: <> Phoebus compta la monnaie et se tournant avec solennite vers Jehan: <> Jehan rejeta en arriere sa tete blonde et bouclee, et dit en fermant a demi des yeux dedaigneux: <>, dit l'ecolier; et prenant le bras de Phoebus: <> Les deux amis se mirent en route vers _La Pomme d'Eve_. Il est inutile de dire qu'ils avaient d'abord ramasse l'argent et que l'archidiacre les suivait. L'archidiacre les suivait, sombre et hagard. Etait-ce la le Phoebus dont le nom maudit, depuis son entrevue avec Gringoire, se melait a toutes ses pensees? il ne le savait, mais, enfin, c'etait un Phoebus, et ce nom magique suffisait pour que l'archidiacre suivit a pas de loup les deux insouciants compagnons, ecoutant leurs paroles et observant leurs moindres gestes avec une anxiete attentive. Du reste, rien de plus facile que d'entendre tout ce qu'ils disaient, tant ils parlaient haut, fort peu genes de mettre les passants de moitie dans leurs confidences. Ils parlaient duels, filles, cruches, folies. Au detour d'une rue, le bruit d'un tambour de basque leur vint d'un carrefour voisin. Dom Claude entendit l'officier qui disait a l'ecolier: <> Ici l'archidiacre vit Phoebus ricaner, se pencher a l'oreille de Jehan, et lui dire quelques mots tout bas. Puis Phoebus eclata de rire et secoua la tete d'un air triomphant. <> L'archidiacre entendit toute cette conversation. Ses dents claquerent. Un frisson, visible aux yeux, parcourut tout son corps. Il s'arreta un moment, s'appuya a une borne comme un homme ivre, puis il reprit la piste des deux joyeux droles. Au moment ou il les rejoignit, ils avaient change de conversation. Il les entendit chanter a tue-tete le vieux refrain: Les enfants des Petits-Carreaux Se font pendre comme des veaux. VII LE MOINE BOURRU L'illustre cabaret de _La Pomme d'Eve_ etait situe dans l'Universite, au coin de la rue de la Rondelle et de la rue du Batonnier. C'etait une salle au rez-de-chaussee, assez vaste et fort basse, avec une voute dont la retombee centrale s'appuyait sur un gros pilier de bois peint en jaune; des tables partout, de luisants brocs d'etain accroches au mur, toujours force buveurs, des filles a foison, un vitrage sur la rue, une vigne a la porte, et au-dessus de cette porte une criarde planche de tole, enluminee d'une pomme et d'une femme, rouillee par la pluie et tournant au vent sur une broche de fer. Cette facon de girouette qui regardait le pave etait l'enseigne. La nuit tombait. Le carrefour etait noir. Le cabaret plein de chandelles flamboyait de loin comme une forge dans l'ombre. On entendait le bruit des verres, des ripailles, des jurements, des querelles qui s'echappait par les carreaux casses. A travers la brume que la chaleur de la salle repandait sur la devanture vitree, on voyait fourmiller cent figures confuses, et de temps en temps un eclat de rire sonore s'en detachait. Les passants qui allaient a leurs affaires longeaient sans y jeter les yeux cette vitre tumultueuse. Seulement, par intervalles, quelque petit garcon en guenilles se haussait sur la pointe des pieds jusqu'a l'appui de la devanture et jetait dans le cabaret la vieille huee goguenarde dont on poursuivait alors les ivrognes: <> Un homme cependant se promenait imperturbablement devant la bruyante taverne, y regardant sans cesse, et ne s'en ecartant pas plus qu'un piquier de sa guerite. Il avait un manteau jusqu'au nez. Ce manteau, il venait de l'acheter au fripier qui avoisinait _La Pomme d'Eve_, sans doute pour se garantir du froid des soirees de mars, peut-etre pour cacher son costume. De temps en temps il s'arretait devant le vitrage trouble a mailles de plomb, il ecoutait, regardait, et frappait du pied. Enfin la porte du cabaret s'ouvrit. C'est ce qu'il paraissait attendre. Deux buveurs en sortirent. Le rayon de lumiere qui s'echappa de la porte empourpra un moment leurs joviales figures. L'homme au manteau s'alla mettre en observation sous un porche de l'autre cote de la rue. <>, disait l'autre. L'autre repondit en chancelant: <> Le lecteur a sans doute deja reconnu nos deux braves amis, le capitaine et l'ecolier. Il parait que l'homme qui les guettait dans l'ombre les avait reconnus aussi, car il suivait a pas lents tous les zigzags que l'ecolier faisait faire au capitaine, lequel, buveur plus aguerri, avait conserve tout son sang-froid. En les ecoutant attentivement, l'homme au manteau put saisir dans son entier l'interessante conversation que voici: <> s'ecria Phoebus, et il poussa rudement l'ecolier ivre, lequel glissa contre le mur et tomba mollement sur le pave de Philippe-Auguste. Par un reste de cette pitie fraternelle qui n'abandonne jamais le coeur d'un buveur, Phoebus roula Jehan avec le pied sur un de ces oreillers du pauvre que la providence tient prets au coin de toutes les bornes de Paris, et que les riches fletrissent dedaigneusement du nom de _tas d'ordures_. Le capitaine arrangea la tete de Jehan sur un plan incline de trognons de choux, et a l'instant meme l'ecolier se mit a ronfler avec une basse-taille magnifique. Cependant toute rancune n'etait pas eteinte au coeur du capitaine. <> dit-il au pauvre clerc endormi, et il s'eloigna. L'homme au manteau, qui n'avait cesse de le suivre, s'arreta un moment devant l'ecolier gisant, comme si une indecision l'agitait; puis, poussant un profond soupir, il s'eloigna aussi a la suite du capitaine. Nous laisserons, comme eux, Jehan dormir sous le regard bienveillant de la belle etoile, et nous les suivrons aussi, s'il plait au lecteur. En debouchant dans la rue Saint-Andre-des-Arcs, le capitaine Phoebus s'apercut que quelqu'un le suivait. Il vit, en detournant par hasard les yeux, une espece d'ombre qui rampait derriere lui le long des murs. Il s'arreta, elle s'arreta. Il se remit en marche, l'ombre se remit en marche. Cela ne l'inquieta que fort mediocrement. <> Devant la facade du college d'Autun il fit halte. C'est a ce college qu'il avait ebauche ce qu'il appelait ses etudes, et, par une habitude d'ecolier taquin qui lui etait restee, il ne passait jamais devant la facade sans faire subir a la statut du cardinal Pierre Bertrand, sculptee a droite du portail, l'espece d'affront dont se plaint si amerement Priape dans la satire d'Horace _Olim truncus eram ficulnus_[103]. Il y avait mis tant d'acharnement que l'inscription _Eduensis episcopus_ en etait presque effacee. Il s'arreta donc devant la statue comme a son ordinaire. La rue etait tout a fait deserte. Au moment ou il renouait nonchalamment ses aiguillettes, le nez au vent, il vit l'ombre qui s'approchait de lui a pas lents, si lents qu'il eut tout le temps d'observer que cette ombre avait un manteau et un chapeau. Arrivee pres de lui, elle s'arreta et demeura plus immobile que la statue du cardinal Bertrand. Cependant elle attachait sur Phoebus deux yeux fixes pleins de cette lumiere vague qui sort la nuit de la prunelle d'un chat. Le capitaine etait brave et se serait fort peu soucie d'un larron l'estoc au poing. Mais cette statue qui marchait, cet homme petrifie le glacerent. Il courait alors par le monde je ne sais quelles histoires du moine bourru, rodeur nocturne des rues de Paris, qui lui revinrent confusement en memoire. Il resta quelques minutes stupefait, et rompit enfin le silence, en s'efforcant de rire. <> La main de l'ombre sortit de dessous son manteau et s'abattit sur le bras de Phoebus avec la pesanteur d'une serre d'aigle. En meme temps l'ombre parla: <>, dit Phoebus allegrement. Toute son insouciance lui etait revenue par degres. A ce nom, la serre de l'ombre secoua avec fureur le bras de Phoebus. <> Qui eut pu voir en ce moment le visage enflamme du capitaine, le bond qu'il fit en arriere, si violent qu'il se degagea de la tenaille qui l'avait saisi, la fiere mine dont il jeta sa main a la garde de son epee, et devant cette colere la morne immobilite de l'homme au manteau, qui eut vu cela eut ete effraye. C'etait quelque chose du combat de don Juan et de la statue. <> dit l'ombre froidement. Le capitaine grinca des dents. Moine bourru, fantome, superstitions, il avait tout oublie en ce moment. Il ne voyait plus qu'un homme et qu'une insulte. <> balbutia-t-il d'une voix etouffee de rage. Il tira son epee, puis begayant, car la colere fait trembler comme la peur: <> Cependant l'autre ne bougeait. Quand il vit son adversaire en garde et pret a se fendre: <> Les emportements des hommes comme Phoebus sont des soupes au lait dont une goutte d'eau froide affaisse l'ebullition. Cette simple parole fit baisser l'epee qui etincelait a la main du capitaine. <> Il remit l'epee au fourreau. <> Ici Phoebus se gratta l'oreille. <> Phoebus sentit la main froide de l'inconnu glisser dans la sienne une large piece de monnaie. Il ne put s'empecher de prendre cet argent et de serrer cette main. <> Ils se remirent a marcher rapidement. Au bout de quelques minutes, le bruit de la riviere leur annonca qu'ils etaient sur le pont Saint-Michel, alors charge de maisons. <> Le compagnon ne repondit rien. Depuis qu'ils marchaient cote a cote, il, n'avait dit mot. Phoebus s'arreta devant une porte basse et heurta rudement. Une lumiere parut aux fentes de la porte. <> repondit le capitaine. La porte s'ouvrit sur-le-champ, et laissa voir aux arrivants une vieille femme et une vieille lampe qui tremblaient toutes deux. La vieille etait pliee en deux, vetue de guenilles, branlante du chef, percee a petits yeux, coiffee d'un torchon, ridee partout, aux mains, a la face, au cou; ses levres rentraient sous ses gencives, et elle avait tout autour de la bouche des pinceaux de poils blancs qui lui donnaient la mine embabouinee d'un chat. L'interieur du bouge n'etait pas moins delabre qu'elle. C'etaient des murs de craie, des solives noires au plafond, une cheminee demantelee, des toiles d'araignee a tous les coins, au milieu un troupeau chancelant de tables et d'escabelles boiteuses, un enfant sale dans les cendres, et dans le fond un escalier ou plutot une echelle de bois qui aboutissait a une trappe au plafond. En penetrant dans ce repaire, le mysterieux compagnon de Phoebus haussa son manteau jusqu'a ses yeux. Cependant le capitaine, tout en jurant comme un sarrasin, se hata de _faire dans un ecu reluire le soleil_[104], comme dit notre admirable Regnier. <>, dit-il. La vieille le traita de monseigneur, et serra l'ecu dans un tiroir. C'etait la piece que l'homme au manteau noir avait donnee a Phoebus. Pendant qu'elle tournait le dos, le petit garcon chevelu et deguenille qui jouait dans les cendres s'approcha adroitement du tiroir, y prit l'ecu, et mit a la place une feuille seche qu'il avait arrachee d'un fagot. La vieille fit signe aux deux gentilshommes, comme elle les nommait, de la suivre, et monta l'echelle devant eux. Parvenue a l'etage superieur, elle posa sa lampe sur un coffre, et Phoebus, en habitue de la maison, ouvrit une porte qui donnait sur un bouge obscur. <>, dit-il a son compagnon. L'homme au manteau obeit sans repondre une parole. La porte retomba sur lui. Il entendit Phoebus la refermer au verrou, et un moment apres redescendre l'escalier avec la vieille. La lumiere avait disparu. VIII UTILITE DES FENETRES QUI DONNENT SUR LA RIVIERE Claude Frollo (car nous presumons que le lecteur, plus intelligent que Phoebus, n'a vu dans toute cette aventure d'autre moine bourru que l'archidiacre), Claude Frollo tatonna quelques instants dans le reduit tenebreux ou le capitaine l'avait verrouille. C'etait un de ces recoins comme les architectes en reservent quelquefois au point de jonction du toit et du mur d'appui. La coupe verticale de ce chenil, comme l'avait si bien nomme Phoebus, eut donne un triangle. Du reste il n'y avait ni fenetre ni lucarne, et le plan incline du toit empechait qu'on s'y tint debout. Claude s'accroupit donc dans la poussiere et dans les platras qui s'ecrasaient sous lui. Sa tete etait brulante. En furetant autour de lui avec ses mains il trouva a terre un morceau de vitre cassee qu'il appuya sur son front et dont la fraicheur le soulagea un peu. Que se passait-il en ce moment dans l'ame obscure de l'archidiacre? lui et Dieu seul l'ont pu savoir. Selon quel ordre fatal disposait-il dans sa pensee la Esmeralda, Phoebus, Jacques Charmolue, son jeune frere si aime abandonne par lui dans la boue, sa soutane d'archidiacre, sa reputation peut-etre, trainee chez la Falourdel, toutes ces images, toutes ces aventures? Je ne pourrais le dire. Mais il est certain que ces idees formaient dans son esprit un groupe horrible. Il attendait depuis un quart d'heure; il lui semblait avoir vieilli d'un siecle. Tout a coup il entendit craquer les ais de l'escalier de bois. Quelqu'un montait. La trappe se rouvrit, une lumiere reparut. Il y avait a la porte vermoulue de son bouge une fente assez large, il y colla son visage. De cette facon il pouvait voir tout ce qui se passait dans la chambre voisine. La vieille a face de chat sortit d'abord de la trappe, sa lampe a la main, puis Phoebus retroussant sa moustache, puis une troisieme personne, cette belle et gracieuse figure, la Esmeralda. Le pretre la vit sortir de terre comme une eblouissante apparition. Claude trembla, un nuage se repandit sur ses yeux, ses arteres battirent avec force, tout bruissait et tournait autour de lui. Il ne vit et n'entendit plus rien. Quand il revint a lui, Phoebus et la Esmeralda etaient seuls, assis sur le coffre de bois a cote de la lampe qui faisait saillir aux yeux de l'archidiacre ces deux jeunes figures, et un miserable grabat au fond du galetas. A cote du grabat il y avait une fenetre dont le vitrail, defonce comme une toile d'araignee sur laquelle la pluie a tombe, laissait voir a travers ses mailles rompues un coin du ciel et la lune couchee au loin sur un edredon de molles nuees. La jeune fille etait rouge, interdite, palpitante. Ses longs cils baisses ombrageaient ses joues de pourpre. L'officier, sur lequel elle n'osait lever les yeux, rayonnait. Machinalement, et avec un geste charmant de gaucherie, elle tracait du bout du doigt sur le banc des lignes incoherentes, et elle regardait son doigt. On ne voyait pas son pied, la petite chevre etait accroupie dessus. Le capitaine etait mis fort galamment; il avait au col et aux poignets des touffes de doreloterie: grande elegance d'alors. Dom Claude ne parvint pas sans peine a entendre ce qu'ils se disaient, a travers le bourdonnement de son sang qui bouillait dans ses tempes. (Chose assez banale qu'une causerie d'amoureux. C'est un _je vous aime_ perpetuel. Phrase musicale fort nue et fort insipide pour les indifferents qui ecoutent, quand elle n'est pas ornee de quelque _fioriture_. Mais Claude n'ecoutait pas en indifferent.) <> La jeune fille le regarda avec effroi: <> En parlant ainsi, elle fixait sur le capitaine ses grands yeux noirs humides de joie et de tendresse. <> s'ecria Phoebus. La Esmeralda resta un moment silencieuse, puis une larme sortit de ses yeux, un soupir de ses levres, et elle dit: <> Il y avait autour de la jeune fille un tel parfum de chastete, un tel charme de vertu que Phoebus ne se sentait pas completement a l'aise aupres d'elle. Cependant cette parole l'enhardit. <> dit-il avec transport, et il jeta son bras autour de la taille de l'egyptienne. Il n'attendait que cette occasion. Le pretre le vit, et essaya du bout du doigt la pointe d'un poignard qu'il tenait cache dans sa poitrine. <> dit le capitaine, et il degaina sa rapiere en souriant. L'egyptienne regarda la poignee, la lame, examina avec une curiosite adorable le chiffre de la garde, et baisa l'epee en lui disant: <> Phoebus profita encore de l'occasion pour deposer sur son beau cou ploye un baiser qui fit redresser la jeune fille ecarlate comme une cerise. Le pretre en grinca des dents dans ses tenebres. <> Le capitaine se leva pour lui complaire, en la grondant avec un sourire de satisfaction: <> Phoebus vint se rasseoir pres d'elle, mais beaucoup plus pres qu'auparavant. <> L'egyptienne lui donna quelques petits coups de sa jolie main sur la bouche avec un enfantillage plein de folie, de grace et de gaiete. <> Le capitaine avait tant de fois repete cette phrase, en mainte conjoncture pareille, qu'il la debita tout d'une haleine sans faire une seule faute de memoire. A cette declaration passionnee, l'egyptienne leva au sale plafond qui tenait lieu de ciel un regard plein d'un bonheur angelique. <> Phoebus trouva <> bon pour lui derober un nouveau baiser qui alla torturer dans son coin le miserable archidiacre. <> La jalouse fille l'interrompit: <> Depuis quelques instants la jeune fille, absorbee dans ses charmantes pensees, revait au son de sa voix sans ecouter le sens de ses paroles. <> dit la jeune fille tendrement. Elle redevint pensive et silencieuse. Le capitaine, enhardi par sa douceur, lui prit la taille sans qu'elle resistat, puis se mit a delacer a petit bruit le corsage de la pauvre enfant, et derangea si fort sa gorgerette que le pretre haletant vit sortir de la gaze la belle epaule nue de la bohemienne, ronde et brune, comme la lune qui se leve dans la brume a l'horizon. La jeune fille laissait faire Phoebus. Elle ne paraissait pas s'en apercevoir. L'oeil du hardi capitaine etincelait. Tout a coup elle se tourna vers lui: <>, repondit-elle. La figure du capitaine prit une expression melangee de surprise, de dedain, d'insouciance et de passion libertine. <> La bohemienne devint pale et laissa tristement retomber sa tete sur sa poitrine. <> En parlant ainsi de sa voix la plus douce, il s'approchait extremement pres de l'egyptienne, ses mains caressantes avaient repris leur poste autour de cette taille si fine et si souple, son oeil s'allumait de plus en plus, et tout annoncait que monsieur Phoebus touchait evidemment a l'un de ces moments ou Jupiter lui-meme fait tant de sottises que le bon Homere est oblige d'appeler un nuage a son secours. Dom Claude cependant voyait tout. La porte etait faite de douves de poincon toutes pourries, qui laissaient entre elles de larges passages a son regard d'oiseau de proie. Ce pretre a peau brune et a larges epaules, jusque-la condamne a l'austere virginite du cloitre, frissonnait et bouillait devant cette scene d'amour, de nuit et de volupte. La jeune et belle fille livree en desordre a cet ardent jeune homme lui faisait couler du plomb fondu dans les veines. Il se passait en lui des mouvements extraordinaires. Son oeil plongeait avec une jalousie lascive sous toutes ces epingles defaites. Qui eut pu voir en ce moment la figure du malheureux collee aux barreaux vermoulus eut cru voir une face de tigre regardant du fond d'une cage quelque chacal qui devore une gazelle. Sa prunelle eclatait comme une chandelle a travers les fentes de la porte. Tout a coup, Phoebus enleva d'un geste rapide la gorgerette de l'egyptienne. La pauvre enfant, qui etait restee pale et reveuse, se reveilla comme en sursaut. Elle s'eloigna brusquement de l'entreprenant officier, et jetant un regard sur sa gorge et ses epaules nues, rouge et confuse et muette de honte, elle croisa ses deux beaux bras sur son sein pour le cacher. Sans la flamme qui embrasait ses joues, a la voir ainsi silencieuse et immobile, on eut dit une statue de la pudeur. Ses yeux restaient baisses. Cependant le geste du capitaine avait mis a decouvert l'amulette mysterieuse qu'elle portait au cou. <> Phoebus recula et dit d'un ton froid: <> En parlant ainsi, elle jetait ses bras autour du cou de l'officier, elle le regardait du bas en haut suppliante et avec un beau sourire tout en pleurs, sa gorge delicate se frottait au pourpoint de drap et aux rudes broderies. Elle tordait sur ses genoux son beau corps demi-nu. Le capitaine, enivre, colla ses levres ardentes a ces belles epaules africaines. La jeune fille, les yeux perdus au plafond, renversee en arriere, fremissait toute palpitante sous ce baiser. Tout a coup, au-dessus de la tete de Phoebus, elle vit une autre tete, une figure livide, verte, convulsive, avec un regard de damne. Pres de cette figure il y avait une main qui tenait un poignard. C'etait la figure et la main du pretre. Il avait brise la porte et il etait la. Phoebus ne pouvait le voir. La jeune fille resta immobile, glacee, muette sous l'epouvantable apparition, comme une colombe qui leverait la tete au moment ou l'orfraie regarde dans son nid avec ses yeux ronds. Elle ne put meme pousser un cri. Elle vit le poignard s'abaisser sur Phoebus et se relever fumant. <> Elle s'evanouit. Au moment ou ses yeux se fermaient, ou tout sentiment se dispersait en elle, elle crut sentir s'imprimer sur ses levres un attouchement de feu, un baiser plus brulant que le fer rouge du bourreau. Quand elle reprit ses sens, elle etait entouree de soldats du guet, on emportait le capitaine baigne dans son sang, le pretre avait disparu, la fenetre du fond de la chambre, qui donnait sur la riviere, etait toute grande ouverte, on ramassait un manteau qu'on supposait appartenir a l'officier, et elle entendait dire autour d'elle: <> LIVRE HUITIEME I L'ECU CHANGE EN FEUILLE SECHE Gringoire et toute la Cour des Miracles etaient dans une mortelle inquietude. On ne savait depuis un grand mois ce qu'etait devenue la Esmeralda, ce qui contristait fort le duc d'Egypte et ses amis les truands, ni ce qu'etait devenue sa chevre, ce qui redoublait la douleur de Gringoire. Un soir, l'egyptienne avait disparu, et depuis lors n'avait plus donne signe de vie. Toutes recherches avaient ete inutiles. Quelques sabouleux taquins disaient a Gringoire l'avoir rencontree ce soir-la aux environs du pont Saint-Michel s'en allant avec un officier; mais ce mari a la mode de Boheme etait un philosophe incredule, et d'ailleurs il savait mieux que personne a quel point sa femme etait vierge. Il avait pu juger quelle pudeur inexpugnable resultait des deux vertus combinees de l'amulette et de l'egyptienne, et il avait mathematiquement calcule la resistance de cette chastete a la seconde puissance. Il etait donc tranquille de ce cote. Aussi ne pouvait-il s'expliquer cette disparition. C'etait un chagrin profond. Il en eut maigri, si la chose eut ete possible. Il en avait tout oublie, jusqu'a ses gouts litteraires, jusqu'a son grand ouvrage _De figuris regularibus et irregularibus_, qu'il comptait faire imprimer au premier argent qu'il aurait. (Car il radotait d'imprimerie, depuis qu'il avait vu le _Didascalon_ de Hugues de Saint-Victor imprime avec les celebres caracteres de Vindelin de Spire.) Un jour qu'il passait tristement devant la Tournelle criminelle, il apercut quelque foule a l'une des portes du Palais de Justice. <> Il n'osa pas dire au jeune homme qu'il connaissait son frere l'archidiacre, vers lequel il n'etait pas retourne depuis la scene de l'eglise, negligence qui l'embarrassait. L'ecolier passa son chemin, et Gringoire se mit a suivre la foule qui montait l'escalier de la grand'chambre. Il estimait qu'il n'est rien de tel que le spectacle d'un proces criminel pour dissiper la melancolie, tant les juges sont ordinairement d'une betise rejouissante. Le peuple auquel il s'etait mele marchait et se coudoyait en silence. Apres un lent et insipide pietinement sous un long couloir sombre, qui serpentait dans le palais comme le canal intestinal du vieil edifice, il parvint aupres d'une porte basse qui debouchait sur une salle que sa haute taille lui permit d'explorer du regard par-dessus les tetes ondoyantes de la cohue. La salle etait vaste et sombre, ce qui la faisait paraitre plus vaste encore. Le jour tombait; les longues fenetres ogives ne laissaient plus penetrer qu'un pale rayon qui s'eteignait avant d'atteindre jusqu'a la voute, enorme treillis de charpentes sculptees, dont les mille figures semblaient remuer confusement dans l'ombre. Il y avait deja plusieurs chandelles allumees ca et la sur des tables et rayonnant sur des tetes de greffiers affaisses dans des paperasses. La partie anterieure de la salle etait occupee par la foule; a droite et a gauche il y avait des hommes de robe a des tables; au fond, sur une estrade, force juges dont les dernieres rangees s'enfoncaient dans les tenebres; faces immobiles et sinistres. Les murs etaient semes de fleurs de lys sans nombre. On distinguait vaguement un grand christ au-dessus des juges, et partout des piques et des hallebardes au bout desquelles la lumiere des chandelles mettait des pointes de feu. <> poursuivit Gringoire, lequel, nous l'avons deja dit, n'aimait pas la magistrature. Ce qui tenait peut-etre a la rancune qu'il gardait au Palais de Justice depuis sa mesaventure dramatique. <> Ici les voisins imposerent silence aux deux causeurs. On ecoutait une deposition importante. <>--C'est ma chambre d'en haut, messeigneurs, ma plus propre. Ils me donnent un ecu. Je serre l'ecu dans mon tiroir, et je dis: <>--Nous montons. Arrives a la chambre d'en haut, pendant que je tournais le dos, l'homme noir disparait. Cela m'ebahit un peu. L'officier, qui etait beau comme un grand seigneur, redescend avec moi. Il sort. Le temps de filer un quart d'echeveau, il rentre avec une belle jeune fille, une poupee qui eut brille comme un soleil si elle eut ete coiffee. Elle avait avec elle un bouc, un grand bouc, noir ou blanc, je ne sais plus. Voila qui me fait songer. La fille, cela ne me regarde pas, mais le bouc!... Je n'aime pas ces betes-la, elles ont une barbe et des cornes. Cela ressemble a un homme. Et puis, cela sent le samedi. Cependant, je ne dis rien. J'avais l'ecu. C'est juste, n'est-ce pas, monsieur le juge? Je fais monter la fille et le capitaine a la chambre d'en haut, et je les laisse seuls, c'est-a-dire avec le bouc. Je descends et je me remets a filer.--Il faut vous dire que ma maison a un rez-de-chaussee et un premier, elle donne par derriere sur la riviere, comme les autres maisons du pont, et la fenetre du rez-de-chaussee et la fenetre du premier s'ouvrent sur l'eau.--J'etais donc en train de filer. Je ne sais pourquoi je pensais a ce moine bourru que le bouc m'avait remis en tete, et puis la belle fille etait un peu farouchement attifee.--Tout a coup, j'entends un cri en haut, et choir quelque chose sur le carreau, et que la fenetre s'ouvre. Je cours a la mienne qui est au-dessous, et je vois passer devant mes yeux une masse noire qui tombe dans l'eau. C'etait un fantome habille en pretre. Il faisait clair de lune. Je l'ai tres bien vu. Il nageait du cote de la Cite. Alors, toute tremblante, j'appelle le guet. Ces messieurs de la douzaine entrent, et meme dans le premier moment, ne sachant pas de quoi il s'agissait, comme ils etaient en joie, ils m'ont battue. Je leur ai explique. Nous montons, et qu'est-ce que nous trouvons? ma pauvre chambre tout en sang, le capitaine etendu de son long avec un poignard dans le cou, la fille faisant la morte, et le bouc tout effarouche.--Bon, dis-je, j'en aurai pour plus de quinze jours a laver le plancher. Il faudra gratter, ce sera terrible.--On a emporte l'officier, pauvre jeune homme! et la fille toute debraillee.--Attendez. Le pire, c'est que le lendemain, quand j'ai voulu prendre l'ecu pour acheter les tripes, j'ai trouve une feuille seche a la place.>> La vieille se tut. Un murmure d'horreur circula dans l'auditoire. <> Gringoire lui-meme n'etait pas eloigne de trouver tout cet ensemble effrayant et vraisemblable. <> Le magistrat qui avait fait a Gringoire l'effet d'un crocodile se leva. <> Un huissier transmit la feuille morte au crocodile qui fit un signe de tete lugubre et la passa au president qui la renvoya au procureur du roi en cour d'eglise, de facon qu'elle fit le tour de la salle. <> Un conseiller prit la parole. <> La vieille reflechit un moment et dit: <> Une rumeur parcourut la foule. <> Cependant maitre Philippe Lheulier, l'avocat extraordinaire du roi, intervint de nouveau. <> Cette observation concluante parut dissiper tous les doutes de Gringoire et des autres sceptiques de l'auditoire. <> A ce nom l'accusee se leva. Sa tete depassa la foule. Gringoire epouvante reconnut la Esmeralda. Elle etait pale; ses cheveux, autrefois si gracieusement nattes et pailletes de sequins, tombaient en desordre; ses levres etaient bleues; ses yeux creux effrayaient. Helas! <> La malheureuse retomba sur sa sellette, sans voix, sans larmes, blanche comme une figure de cire. Le president se baissa vers un homme place a ses pieds, qui avait un bonnet d'or et une robe noire, une chaine au cou et une verge a la main. <> Tous les yeux se tournerent vers une petite porte qui s'ouvrit, et, a la grande palpitation de Gringoire, donna passage a une jolie chevre aux cornes et aux pieds d'or. L'elegante bete s'arreta un moment sur le seuil, tendant le cou, comme si, dressee a la pointe d'une roche, elle eut eu sous les yeux un immense horizon. Tout a coup elle apercut la bohemienne, et, sautant par-dessus la table et la tete d'un greffier, en deux bonds elle fut a ses genoux. Puis elle se roula gracieusement sur les pieds de sa maitresse, sollicitant un mot ou une caresse; mais l'accusee resta immobile, et la pauvre Djali elle-meme n'eut pas un regard. <> Jacques Charmolue intervint. <> C'etait en effet la seconde accusee. Rien de plus simple alors qu'un proces de sorcellerie intente a un animal. On trouve, entre autres, dans les comptes de la prevote pour 1466, un curieux detail des frais du proces de Gillet-Soulart et de sa truie, _executes pour leurs demerites_, a Corbeil. Tout y est, le cout des fosses pour mettre la truie, les cinq cents bourrees de cotrets pris sur le port de Morsant, les trois pintes de vin et le pain, dernier repas du patient fraternellement partage par le bourreau, jusqu'aux onze jours de garde et de nourriture de la truie a huit deniers parisis chaque. Quelquefois meme on allait plus loin que les betes. Les capitulaires de Charlemagne et de Louis le Debonnaire infligent de graves peines aux fantomes enflammes qui se permettraient de paraitre dans l'air. Cependant le procureur en cour d'eglise s'etait ecrie: <> Gringoire eut la sueur froide. Charmolue prit sur une table le tambour de basque de la bohemienne, et, le presentant d'une certaine facon a la chevre, il lui demanda: <> La chevre le regarda d'un oeil intelligent, leva son pied dore et frappa sept coups. Il etait en effet sept heures. Un mouvement de terreur parcourut la foule. Gringoire n'y put tenir. <> dit aigrement l'huissier. Jacques Charmolue, a l'aide des memes manoeuvres du tambourin, fit faire a la chevre plusieurs autres momeries, sur la date du jour, le mois de l'annee, etc., dont le lecteur a deja ete temoin. Et, par une illusion d'optique propre aux debats judiciaires, ces memes spectateurs, qui peut-etre avaient plus d'une fois applaudi dans le carrefour aux innocentes malices de Djali, en furent effrayes sous les voutes du Palais de Justice. La chevre etait decidement le diable. Ce fut bien pis encore, quand, le procureur du roi ayant vide sur le carreau un certain sac de cuir plein de lettres mobiles que Djali avait au cou, on vit la chevre extraire avec sa patte de l'alphabet epars ce nom fatal: _Phoebus_. Les sortileges dont le capitaine avait ete victime parurent irresistiblement demontres, et, aux yeux de tous, la bohemienne, cette ravissante danseuse qui avait tant de fois ebloui les passants de sa grace, ne fut plus qu'une effroyable stryge. Du reste, elle ne donnait aucun signe de vie. Ni les gracieuses evolutions de Djali, ni les menaces du parquet, ni les sourdes imprecations de l'auditoire, rien n'arrivait plus a sa pensee. Il fallut, pour la reveiller, qu'un sergent la secouat sans pitie et que le president elevat solennellement la voix: <> dit-elle d'un accent terrible, et elle s'etait levee et son oeil etincelait. Le president continua carrement: <> Elle repondit d'une voix entrecoupee: <>, dit le jugea. Maitre Jacques Charmolue prit la parole avec douceur: <>, dit le president. La malheureuse fremit de tout son corps. Elle se leva pourtant a l'ordre des pertuisaniers, et marcha d'un pas assez ferme, precedee de Charmolue et des pretres de l'officialite, entre deux rangs de hallebardes, vers une porte batarde qui s'ouvrit subitement et se referma sur elle, ce qui fit au triste Gringoire l'effet d'une gueule horrible qui venait de la devorer. Quand elle disparut, on entendit un belement plaintif. C'etait la petite chevre qui pleurait. L'audience fut suspendue. Un conseiller ayant fait observer que messieurs etaient fatigues et que ce serait bien long d'attendre jusqu'a la fin de la torture, le president repondit qu'un magistrat doit savoir se sacrifier a son devoir. <> II SUITE DE L'ECU CHANGE EN FEUILLE SECHE Apres quelques degres montes et descendus dans des couloirs si sombres qu'on les eclairait de lampes en plein jour, la Esmeralda, toujours entouree de son lugubre cortege, fut poussee par les sergents du palais dans une chambre sinistre. Cette chambre, de forme ronde, occupait le rez-de-chaussee de l'une de ces grosses tours qui percent encore, dans notre siecle, la couche d'edifices modernes dont le nouveau Paris a recouvert l'ancien. Pas de fenetre a ce caveau, pas d'autre ouverture que l'entree, basse et battue d'une enorme porte de fer. La clarte cependant n'y manquait point. Un four etait pratique dans l'epaisseur du mur. Un gros feu y etait allume, qui remplissait le caveau de ses rouges reverberations, et depouillait de tout rayonnement une miserable chandelle posee dans un coin. La herse de fer qui servait a fermer le four, levee en ce moment, ne laissait voir, a l'orifice du soupirail flamboyant sur le mur tenebreux, que l'extremite inferieure de ses barreaux, comme une rangee de dents noires, aigues et espacees, ce qui faisait ressembler la fournaise a l'une de ces bouches de dragons qui jettent des flammes dans les legendes. A la lumiere qui s'en echappait, la prisonniere vit tout autour de la chambre des instruments effroyables dont elle ne comprenait pas l'usage. Au milieu gisait un matelas de cuir presque pose a terre, sur lequel pendait une courroie a boucle, rattachee a un anneau de cuivre que mordait un monstre camard sculpte dans la clef de la voute. Des tenailles, des pinces, de larges fers de charrue, encombraient l'interieur du four et rougissaient pele-mele sur la braise. La sanglante lueur de la fournaise n'eclairait dans toute la chambre qu'un fouillis de choses horribles. Ce tartare s'appelait simplement _la chambre de la question_. Sur le lit etait nonchalamment assis Pierrat Torterue, le tourmenteur-jure. Ses valets, deux gnomes a face carree, a tablier de cuir, a brayes de toile, remuaient la ferraille sur les charbons. La pauvre fille avait eu beau recueillir son courage. En penetrant dans cette chambre, elle eut horreur. Les sergents du bailli du Palais se rangerent d'un cote, les pretres de l'officialite de l'autre. Un greffier, une ecritoire et une table etaient dans un coin. Maitre Jacques Charmolue s'approcha de l'egyptienne avec un sourire tres doux. <> Pierrat se leva avec un grognement. <> Cependant la Esmeralda restait debout. Ce lit de cuir, ou s'etaient tordus tant de miserables, l'epouvantait. La terreur lui glacait la moelle des os. Elle etait la, effaree et stupide. A un signe de Charmolue, les deux valets la prirent et la poserent assise sur le lit. Ils ne lui firent aucun mal, mais quand ces hommes la toucherent, quand ce cuir la toucha, elle sentit tout son sang refluer vers son coeur. Elle jeta un regard egare autour de la chambre. Il lui sembla voir se mouvoir et marcher de toutes parts vers elle, pour lui grimper le long du corps et la mordre et la pincer, tous ces difformes outils de la torture, qui etaient, parmi les instruments de tout genre qu'elle avait vus jusqu'alors, ce que sont les chauves-souris, les mille-pieds et les araignees parmi les insectes et les oiseaux. <>, repondit une robe noire qu'elle n'avait pas encore apercue. Elle frissonna. <> Cette fois elle ne put que faire un signe de tete. La voix lui manqua. <> Charmolue hesita un moment avec la grimace ambigue d'un poete qui cherche une rime. <>, dit-il enfin. L'infortunee se sentit si profondement abandonnee de Dieu et des hommes que sa tete tomba sur sa poitrine comme une chose inerte qui n'a pas de force en soi. Le tourmenteur et le medecin s'approcherent d'elle a la fois. En meme temps, les deux valets se mirent a fouiller dans leur hideux arsenal. Au cliquetis de ces affreuses ferrailles, la malheureuse enfant tressaillit comme une grenouille morte qu'on galvanise. <> Puis elle se replongea dans son immobilite et dans son silence de marbre. Ce spectacle eut dechire tout autre coeur que des coeurs de juges. On eut dit une pauvre ame pecheresse questionnee par Satan sous l'ecarlate guichet de l'enfer. Le miserable corps auquel allait se cramponner cette effroyable fourmiliere de scies, de roues et de chevalets, l'etre qu'allaient manier ces apres mains de bourreaux et de tenailles, c'etait donc cette douce, blanche et fragile creature. Pauvre grain de mil que la justice humaine donnait a moudre aux epouvantables meules de la torture! Cependant les mains calleuses des valets de Pierrat Torterue avaient brutalement mis a nu cette jambe charmante, ce petit pied qui avaient tant de fois emerveille les passants de leur gentillesse et de leur beaute dans les carrefours de Paris. <> grommela le tourmenteur en considerant ces formes si gracieuses et si delicates. Si l'archidiacre eut ete present, certes, il se fut souvenu en ce moment de son symbole de l'araignee et de la mouche. Bientot la malheureuse vit, a travers un nuage qui se repandait sur ses yeux, approcher le _brodequin_, bientot elle vit son pied emboite entre les ais ferres disparaitre sous l'effrayant appareil. Alors la terreur lui rendit de la force. <> cria-t-elle avec emportement. Et, se dressant tout echevelee: <> Elle s'elanca hors du lit pour se jeter aux pieds du procureur du roi, mais sa jambe etait prise dans le lourd bloc de chene et de ferrures, et elle s'affaissa sur le brodequin, plus brisee qu'une abeille qui aurait un plomb sur l'aile. A un signe de Charmolue, on la replaca sur le lit, et deux grosses mains assujettirent a sa fine ceinture la courroie qui pendait de la voute. <> demanda Charmolue avec son imperturbable benignite. --Je suis innocente. --Alors, madamoiselle, comment expliquez-vous les circonstances a votre charge? --Helas, monseigneur! je ne sais. --Vous niez donc? --Tout! --Faites>>, dit Charmolue a Pierrat. Pierrat tourna la poignee du cric, le brodequin se resserra, et la malheureuse poussa un de ces horribles cris qui n'ont d'orthographe dans aucune langue humaine. <> Elle n'avait pas calcule ses forces en affrontant la question. Pauvre enfant dont la vie jusqu'alors avait ete si joyeuse, si suave, si douce, la premiere douleur l'avait vaincue. <>, dit-elle. Et elle retomba sur le lit de cuir, mourante, pliee en deux, se laissant pendre a la courroie bouclee sur sa poitrine. <> Jacques Charmolue eleva la voix. <> Elle leva sur le magistrat ses grands yeux fixes, et repondit comme machinalement, sans convulsion et sans secousse: <> Il etait evident que tout etait brise en elle. <>, dit Charmolue. Et s'adressant aux tortionnaires: <> Quand la prisonniere fut _dechaussee_, le procureur en cour d'eglise examina son pied encore engourdi par la douleur. <> Puis il se tourna vers ses acolytes de l'officialite. <> III FIN DE L'ECU CHANGE EN FEUILLE SECHE Quand elle rentra, pale et boitant, dans la salle d'audience, un murmure general de plaisir l'accueillit. De la part de l'auditoire, c'etait ce sentiment d'impatience satisfaite qu'on eprouve au theatre a l'expiration du dernier entracte de la comedie, lorsque la toile se releve et que la fin va commencer. De la part des juges, c'etait espoir de bientot souper. La petite chevre aussi bela de joie. Elle voulut courir vers sa maitresse, mais on l'avait attachee au banc. La nuit etait tout a fait venue. Les chandelles, dont on n'avait pas augmente le nombre, jetaient si peu de lumiere qu'on ne voyait pas les murs de la salle. Les tenebres y enveloppaient tous les objets d'une sorte de brume. Quelques faces apathiques de juges y ressortaient a peine. Vis-a-vis d'eux, a l'extremite de la longue salle, ils pouvaient voir un point de blancheur vague se detacher sur le fond sombre. C'etait l'accusee. Elle s'etait trainee a sa place. Quand Charmolue se fut installe magistralement a la sienne, il s'assit, puis se releva, et dit, sans laisser percer trop de vanite de son succes: <> Son coeur se serra. On l'entendit sangloter dans l'ombre. <> Maitre Charmolue exhiba un effrayant cahier, et se mit a lire avec force gestes et l'accentuation exageree de la plaidoirie une oraison en latin ou toutes les preuves du proces s'echafaudaient sur des periphrases ciceroniennes flanquees de citations de Plaute, son comique favori. Nous regrettons de ne pouvoir offrir a nos lecteurs ce morceau remarquable. L'orateur le debitait avec une action merveilleuse. Il n'avait pas acheve l'exorde, que deja la sueur lui sortait du front et les yeux de la tete. Tout a coup, au beau milieu d'une periode, il s'interrompit, et son regard, d'ordinaire assez doux et meme assez bete, devint foudroyant. <> En parlant ainsi, il designait de la main la petite chevre, qui, voyant gesticuler Charmolue, avait cru en effet qu'il etait a propos d'en faire autant, et s'etait assise sur le derriere, reproduisant de son mieux, avec ses pattes de devant et sa tete barbue, la pantomime pathetique du procureur du roi en cour d'eglise. C'etait, si l'on s'en souvient, un de ses plus gentils talents. Cet incident, cette derniere _preuve_, fit grand effet. On lia les pattes a la chevre, et le procureur du roi reprit le fil de son eloquence. Cela fut tres long, mais la peroraison etait admirable. En voici la derniere phrase; qu'on y ajoute la voix enrouee et le geste essouffle de maitre Charmolue: <<_Ideo, Domni, coram stryga demonstrata, crimine patente, intentione criminis existente, in nomine sanctae ecclesiae Nostrae-Dominae Parisiensis, quae est in saisina habendi omnimodam altam et bassam justitiam in illa hac intemerata Civitatis insula, tenore praesentium declaramus nos requirere, primo, aliquandam pecuniarium indemnitatem; secundo, amendationem honorabilem ante portalium maximum Nostrae-Dominae, ecclesia cathedralis; tertio, sententiam in virtute cujus ista stryga cum sua capella, seu in trivio vulgariter dicto la Greve, seu in insula exeunte in fluvio Sequanae, juxta pointam jardini regalis, executatae sint_[105]!>> Il remit son bonnet, et se rassit. <<_Eheu_! soupira Gringoire navre, _bassa latinitas_[106]!>> Un autre homme en robe noire se leva pres de l'accusee. C'etait son avocat. Les juges, a jeun, commencerent a murmurer. <> Plaise a la chambre condamner ma cliente a l'amende. --Texte abroge, dit l'avocat du roi extraordinaire. --_Nego_[107], repliqua l'avocat. --Aux voix! dit un conseiller; le crime est patent, et il est tard.>> On alla aux voix sans quitter la salle. Les juges _opinerent du bonnet_, ils etaient presses. On voyait leurs tetes chaperonnees se decouvrir l'une apres l'autre dans l'ombre a la question lugubre que leur adressait tout bas le president. La pauvre accusee avait l'air de les regarder, mais son oeil trouble ne voyait plus. Puis le greffier se mit a ecrire; puis il passa au president un long parchemin. Alors la malheureuse entendit le peuple se remuer, les piques s'entre-choquer et une voix glaciale qui disait: <> murmura-t-elle, et elle sentit de rudes mains qui l'emportaient. IV <> Au moyen age, quand un edifice etait complet, il y en avait presque autant dans la terre que dehors. A moins d'etre batis sur pilotis, comme Notre-Dame, un palais, une forteresse, une eglise avaient toujours un double fond. Dans les cathedrales, c'etait en quelque sorte une autre cathedrale souterraine, basse, obscure, mysterieuse, aveugle et muette, sous la nef superieure qui regorgeait de lumiere et retentissait d'orgues et de cloches jour et nuit; quelquefois c'etait un sepulcre. Dans les palais, dans les bastilles, c'etait une prison, quelquefois aussi un sepulcre, quelquefois les deux ensemble. Ces puissantes batisses, dont nous avons explique ailleurs le mode de formation et de _vegetation_, n'avaient pas simplement des fondations, mais, pour ainsi dire, des racines qui s'allaient ramifiant dans le sol en chambres, en galeries, en escaliers comme la construction d'en haut. Ainsi, eglises, palais, bastilles avaient de la terre a mi-corps. Les caves d'un edifice etaient un autre edifice ou l'on descendait au lieu de monter, et qui appliquait ses etages souterrains sous le monceau d'etages exterieurs du monument, comme ces forets et ces montagnes qui se renversent dans l'eau miroitante d'un lac au-dessous des forets et des montagnes du bord. A la bastille Saint-Antoine, au Palais de Justice de Paris, au Louvre, ces edifices souterrains etaient des prisons. Les etages de ces prisons, en s'enfoncant dans le sol, allaient se retrecissant et s'assombrissant. C'etaient autant de zones ou s'echelonnaient les nuances de l'horreur. Dante n'a rien pu trouver de mieux pour son enfer. Ces entonnoirs de cachots aboutissaient d'ordinaire a un cul de basse-fosse a fond de cuve ou Dante a mis Satan, ou la societe mettait le condamne a mort. Une fois une miserable existence enterree la, adieu le jour, l'air, la vie, _ogni speranza_. Elle n'en sortait que pour le gibet ou le bucher. Quelquefois elle y pourrissait. La justice humaine appelait cela oublier. Entre les hommes et lui, le condamne sentait peser sur sa tete un entassement de pierres et de geoliers, et la prison tout entiere, la massive bastille n'etait plus qu'une enorme serrure compliquee qui le cadenassait hors du monde vivant. C'est dans un fond de cuve de ce genre, dans les oubliettes creusees par saint Louis, dans _l'in-pace_ de la Tournelle, qu'on avait, de peur d'evasion sans doute, depose la Esmeralda condamnee au gibet, avec le colossal Palais de Justice sur la tete. Pauvre mouche qui n'eut pu remuer le moindre de ses moellons! Certes, la providence et la societe avaient ete egalement injustes, un tel luxe de malheur et de torture n'etait pas necessaire pour briser une si frele creature. Elle etait la, perdue dans les tenebres, ensevelie, enfouie, muree. Qui l'eut pu voir en cet etat, apres l'avoir vue rire et danser au soleil, eut fremi. Froide comme la nuit, froide comme la mort, plus un souffle d'air dans ses cheveux, plus un bruit humain a son oreille, plus une lueur de jour dans ses yeux, brisee en deux, ecrasee de chaines, accroupie pres d'une cruche et d'un pain sur un peu de paille dans la mare d'eau qui se formait sous elle des suintements du cachot, sans mouvement, presque sans haleine, elle n'en etait meme plus a souffrir. Phoebus, le soleil, midi, le grand air, les rues de Paris, les danses aux applaudissements, les doux babillages d'amour avec l'officier, puis le pretre, la matrulle, le poignard, le sang, la torture, le gibet, tout cela repassait bien encore dans son esprit, tantot comme une vision chantante et doree, tantot comme un cauchemar difforme; mais ce n'etait plus qu'une lutte horrible et vague qui se perdait dans les tenebres, ou qu'une musique lointaine qui se jouait la-haut sur la terre, et qu'on n'entendait plus a la profondeur ou la malheureuse etait tombee. Depuis qu'elle etait la, elle ne veillait ni ne dormait. Dans cette infortune, dans ce cachot, elle ne pouvait pas plus distinguer la veille du sommeil, le reve de la realite, que le jour de la nuit. Tout cela etait mele, brise, flottant, repandu confusement dans sa pensee. Elle ne sentait plus, elle ne savait plus, elle ne pensait plus. Tout au plus elle songeait. Jamais creature vivante n'avait ete engagee si avant dans le neant. Ainsi engourdie, gelee, petrifiee, a peine avait-elle remarque deux ou trois fois le bruit d'une trappe qui s'etait ouverte quelque part au-dessus d'elle, sans meme laisser passer un peu de lumiere, et par laquelle une main lui avait jete une croute de pain noir. C'etait pourtant l'unique communication qui lui restat avec les hommes, la visite periodique du geolier. Une seule chose occupait encore machinalement son oreille: au-dessus de sa tete l'humidite filtrait a travers les pierres moisies de la voute, et a intervalles egaux une goutte d'eau s'en detachait. Elle ecoutait stupidement le bruit que faisait cette goutte d'eau en tombant dans la mare a cote d'elle. Cette goutte d'eau tombant dans cette mare, c'etait la le seul mouvement qui remuat encore autour d'elle, la seule horloge qui marquat le temps, le seul bruit qui vint jusqu'a elle de tout le bruit qui se fait sur la surface de la terre. Pour tout dire, elle sentait aussi de temps en temps, dans ce cloaque de fange et de tenebres, quelque chose de froid qui lui passait ca et la sur le pied ou sur le bras, et elle frissonnait. Depuis combien de temps y etait-elle, elle ne le savait. Elle avait souvenir d'un arret de mort prononce quelque part contre quelqu'un, puis qu'on l'avait emportee, elle, et qu'elle s'etait reveillee dans la nuit et dans le silence, glacee. Elle s'etait trainee sur les mains, alors des anneaux de fer lui avaient coupe la cheville du pied, et des chaines avaient sonne. Elle avait reconnu que tout etait muraille autour d'elle, qu'il y avait au-dessous d'elle une dalle couverte d'eau et une botte de paille. Mais ni lampe, ni soupirail. Alors, elle s'etait assise sur cette paille, et quelquefois, pour changer de posture, sur la derniere marche d'un degre de pierre qu'il y avait dans son cachot. Un moment, elle avait essaye de compter les noires minutes que lui mesurait la goutte d'eau, mais bientot ce triste travail d'un cerveau malade s'etait rompu de lui-meme dans sa tete et l'avait laissee dans la stupeur. Un jour enfin ou une nuit (car minuit et midi avaient meme couleur dans ce sepulcre), elle entendit au-dessus d'elle un bruit plus fort que celui que faisait d'ordinaire le guichetier quand il lui apportait son pain et sa cruche. Elle leva la tete, et vit un rayon rougeatre passer a travers les fentes de l'espece de porte ou de trappe pratiquee dans la voute de _l'in-pace_. En meme temps la lourde ferrure cria, la trappe grinca sur ses gonds rouilles, tourna, et elle vit une lanterne, une main et la partie inferieure du corps de deux hommes, la porte etant trop basse pour qu'elle put apercevoir leurs tetes. La lumiere la blessa si vivement qu'elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, la porte etait refermee, le falot etait pose sur un degre de l'escalier, un homme, seul, etait debout devant elle. Une cagoule noire lui tombait jusqu'aux pieds, un caffardum de meme couleur lui cachait le visage. On ne voyait rien de sa personne, ni sa face ni ses mains. C'etait un long suaire noir qui se tenait debout, et sous lequel on sentait remuer quelque chose. Elle regarda fixement quelques minutes cette espece de spectre. Cependant, elle ni lui ne parlaient. On eut dit deux statues qui se confrontaient. Deux choses seulement semblaient vivre dans le caveau; la meche de la lanterne qui petillait a cause de l'humidite de l'atmosphere, et la goutte d'eau de la voute qui coupait cette crepitation irreguliere de son clapotement monotone et faisait trembler la lumiere de la lanterne en moires concentriques sur l'eau huileuse de la mare. Enfin la prisonniere rompit le silence: <> Le mot, l'accent, le son de voix, la firent tressaillir. Le pretre poursuivit en articulant sourdement: <> Sa tete, qui s'etait levee avec joie, revint frapper sa poitrine. <>, repondit-elle. Elle prit ses pieds avec ses mains, geste habituel aux malheureux qui ont froid et que nous avons deja vu faire a la recluse de la Tour-Roland, et ses dents claquaient. Le pretre parut promener de dessous son capuchon ses yeux dans le cachot. <> Tout a coup elle se mit a pleurer comme un enfant. <> En parlant ainsi, le pretre lui prit le bras. La malheureuse etait gelee jusque dans les entrailles, cependant cette main lui fit une impression de froid. <> Le pretre releva son capuchon. Elle regarda. C'etait ce visage sinistre qui la poursuivait depuis si longtemps, cette tete de demon qui lui etait apparue chez la Falourdel au-dessus de la tete adoree de son Phoebus, cet oeil qu'elle avait vu pour la derniere fois briller pres d'un poignard. Cette apparition, toujours si fatale pour elle, et qui l'avait ainsi poussee de malheur en malheur jusqu'au supplice, la tira de son engourdissement. Il lui sembla que l'espece de voile qui s'etait epaissi sur sa memoire se dechirait. Tous les details de sa lugubre aventure, depuis la scene nocturne chez la Falourdel jusqu'a sa condamnation a la Tournelle, lui revinrent a la fois dans l'esprit, non pas vagues et confus comme jusqu'alors, mais distincts, crus, tranches, palpitants, terribles. Ces souvenirs a demi effaces, et presque obliteres par l'exces de la souffrance, la sombre figure qu'elle avait devant elle les raviva, comme l'approche du feu fait ressortir toutes fraiches sur le papier blanc les lettres invisibles qu'on y a tracees avec de l'encre sympathique. Il lui sembla que toutes les plaies de son coeur se rouvraient et saignaient a la fois. <> Puis elle laissa tomber ses bras decourages, et resta assise, la tete baissee, l'oeil fixe a terre, muette, et continuant de trembler. Le pretre la regardait de l'oeil d'un milan qui a longtemps plane en rond du plus haut du ciel autour d'une pauvre alouette tapie dans les bles, qui a longtemps retreci en silence les cercles formidables de son vol, et tout a coup s'est abattu sur sa proie comme la fleche de l'eclair, et la tient pantelante dans sa griffe. Elle se mit a murmurer tout bas: <> Et elle enfoncait sa tete avec terreur entre ses epaules, comme la brebis qui attend le coup de massue du boucher. <> dit-il enfin. Elle ne repondit pas. <> repeta-t-il. Ses levres se contracterent comme si elle souriait. <> Ici, eclatant en sanglots et levant les yeux sur le pretre: <> cria le pretre. Ses larmes s'arreterent subitement. Elle le regarda avec un regard d'idiot. Lui etait tombe a genoux et la couvait d'un oeil de flamme. <> dit la malheureuse en fremissant. Il reprit: <> Tous deux resterent quelques minutes silencieux, ecrases sous la pesanteur de leurs emotions, lui insense, elle stupide. <> Ici le pretre s'arreta, et la prisonniere entendit sortir de sa poitrine des soupirs qui faisaient un bruit de rale et d'arrachement. Il reprit: <<...Un jour, j'etais appuye a la fenetre de ma cellule...--Quel livre lisais-je donc? Oh! tout cela est un tourbillon dans ma tete.--Je lisais. La fenetre donnait sur une place. J'entends un bruit de tambour et de musique. Fache d'etre ainsi trouble dans ma reverie, je regarde dans la place. Ce que je vis, il y en avait d'autres que moi qui le voyaient, et pourtant ce n'etait pas un spectacle fait pour des yeux humains. La, au milieu du pave,--il etait midi,--un grand soleil,--une creature dansait. Une creature si belle que Dieu l'eut preferee a la Vierge, et l'eut choisie pour sa mere, et eut voulu naitre d'elle si elle eut existe quand il se fit homme! Ses yeux etaient noirs et splendides, au milieu de sa chevelure noire quelques cheveux que penetrait le soleil blondissaient comme des fils d'or. Ses pieds disparaissaient dans leur mouvement comme les rayons d'une roue qui tourne rapidement. Autour de sa tete, dans ses nattes noires, il y avait des plaques de metal qui petillaient au soleil et faisaient a son front une couronne d'etoiles. Sa robe semee de paillettes scintillait bleue et piquee de mille etincelles comme une nuit d'ete. Ses bras souples et bruns se nouaient et se denouaient autour de sa taille comme deux echarpes. La forme de son corps etait surprenante de beaute. Oh! la resplendissante figure qui se detachait comme quelque chose de lumineux dans la lumiere meme du soleil!...--Helas! jeune fille, c'etait toi.--Surpris, enivre, charme, je me laissai aller a te regarder. Je te regardai tant que tout a coup je frissonnai d'epouvante, je sentis que le sort me saisissait.>> Le pretre, oppresse, s'arreta encore un moment. Puis il continua. <> Ici le pretre regarda en face la prisonniere et ajouta froidement: <> Il fit encore une pause, et poursuivit: <> Il se tut. La jeune fille ne put trouver qu'une parole: <> Il ouvrit sa soutane. Sa poitrine en effet etait dechiree comme par une griffe de tigre, et il avait au flanc une plaie allez large et mal fermee. La prisonniere recula d'horreur. <> Le pretre se roulait dans l'eau de la dalle et se martelait le crane aux angles des marches de pierre. La jeune fille l'ecoutait, le regardait. Quand il se tut, epuise et haletant, elle repeta a demi-voix: <> Le pretre se traina vers elle a deux genoux. <> Elle l'interrompit avec un rire terrible et eclatant. <> Le pretre demeura quelques instants comme petrifie, l'oeil fixe sur sa main. <> Il lui prit le bras, il etait egare, il voulut l'entrainer. Elle attacha sur lui son oeil fixe. <> Lui ne l'ecoutait pas. <> La jeune fille se jeta sur lui comme une tigresse furieuse, et le poussa sur les marches de l'escalier avec une force surnaturelle. <> Le pretre avait trebuche a l'escalier. Il degagea en silence ses pieds des plis de sa robe, reprit sa lanterne, et se mit a monter lentement les marches qui menaient a la porte; il rouvrit cette porte, et sortit. Tout a coup la jeune fille vit reparaitre sa tete, elle avait une expression epouvantable, et il lui cria avec un rale de rage et de desespoir: <> Elle tomba la face contre terre; et l'on n'entendit plus dans le cachot d'autre bruit que le soupir de la goutte d'eau qui faisait palpiter la mare dans les tenebres. V LA MERE Je ne crois pas qu'il y ait rien au monde de plus riant que les idees qui s'eveillent dans le coeur d'une mere a la vue du petit soulier de son enfant. Surtout si c'est le soulier de fete, des dimanches, du bapteme, le soulier brode jusque sous la semelle, un soulier avec lequel l'enfant n'a pas encore fait un pas. Ce soulier-la a tant de grace et de petitesse, il lui est si impossible de marcher, que c'est pour la mere comme si elle voyait son enfant. Elle lui sourit, elle le baise, elle lui parle. Elle se demande s'il se peut en effet qu'un pied soit si petit; et, l'enfant fut-il absent, il suffit du joli soulier pour lui remettre sous les yeux la douce et fragile creature. Elle croit le voir, elle le voit, tout entier, vivant, joyeux, avec ses mains delicates, sa tete ronde, ses levres pures, ses yeux sereins dont le blanc est bleu. Si c'est l'hiver, il est la, il rampe sur le tapis, il escalade laborieusement un tabouret, et la mere tremble qu'il n'approche du feu. Si c'est l'ete, il se traine dans la cour, dans le jardin, arrache l'herbe d'entre les paves, regarde naivement les grands chiens, les grands chevaux, sans peur, joue avec les coquillages, avec les fleurs, et fait gronder le jardinier qui trouve le sable dans les plates-bandes et la terre dans les allees. Tout rit, tout brille, tout joue autour de lui comme lui, jusqu'au souffle d'air et au rayon de soleil qui s'ebattent a l'envi dans les boucles follettes de ses cheveux. Le soulier montre tout cela a la mere et lui fait fondre le coeur comme le feu une cire. Mais quand l'enfant est perdu, ces mille images de joie, de charme, de tendresse qui se pressent autour du petit soulier deviennent autant de choses horribles. Le joli soulier brode n'est plus qu'un instrument de torture qui broie eternellement le coeur de la mere. C'est toujours la meme fibre qui vibre, la fibre la plus profonde et la plus sensible; mais au lieu d'un ange qui la caresse, c'est un demon qui la pince. Un matin, tandis que le soleil de mai se levait dans un de ces ciels bleu fonce ou le Garofalo aime a placer ses descentes de croix, la recluse de la Tour-Roland entendit un bruit de roues, de chevaux et de ferrailles dans la place de Greve. Elle s'en eveilla peu, noua ses cheveux sur ses oreilles pour s'assourdir, et se remit a contempler a genoux l'objet inanime qu'elle adorait ainsi depuis quinze ans. Ce petit soulier, nous l'avons deja dit, etait pour elle l'univers. Sa pensee y etait enfermee, et n'en devait plus sortir qu'a la mort. Ce qu'elle avait jete vers le ciel d'imprecations ameres, de plaintes touchantes, de prieres et de sanglots, a propos de ce charmant hochet de satin rose, la sombre cave de la Tour-Roland seule l'a su. Jamais plus de desespoir n'a ete repandu sur une chose plus gentille et plus gracieuse. Ce matin-la, il semblait que sa douleur s'echappait plus violente encore qu'a l'ordinaire, et on l'entendait du dehors se lamenter avec une voix haute et monotone qui navrait le coeur. <> La malheureuse s'etait jetee sur ce soulier, sa consolation et son desespoir depuis tant d'annees, et ses entrailles se dechiraient en sanglots comme le premier jour. Car pour une mere qui a perdu son enfant, c'est toujours le premier jour. Cette douleur-la ne vieillit pas. Les habits de deuil ont beau s'user et blanchir: le coeur reste noir. En ce moment, de fraiches et joyeuses voix d'enfants passerent devant la cellule. Toutes les fois que des enfants frappaient sa vue ou son oreille, la pauvre mere se precipitait dans l'angle le plus sombre de son sepulcre, et l'on eut dit qu'elle cherchait a plonger sa tete dans la pierre pour ne pas les entendre. Cette fois, au contraire, elle se dressa comme en sursaut, et ecouta avidement. Un des petits garcons venait de dire: <> Avec le brusque soubresaut de cette araignee que nous avons vue se jeter sur une mouche au tremblement de sa toile, elle courut a sa lucarne, qui donnait, comme on sait, sur la place de Greve. En effet, une echelle etait dressee pres du gibet permanent, et le maitre des basses-oeuvres s'occupait d'en rajuster les chaines rouillees par la pluie. Il y avait quelque peuple alentour. Le groupe rieur des enfants etait deja loin. La sachette chercha des yeux un passant qu'elle put interroger. Elle avisa, tout a cote de sa loge, un pretre qui faisait semblant de lire dans le breviaire public, mais qui etait beaucoup moins occupe du _lettrain de fer treillisse_ que du gibet, vers lequel il jetait de temps a autre un sombre et farouche coup d'oeil. Elle reconnut monsieur l'archidiacre de Josas, un saint homme. <> Le pretre la regarda et ne repondit pas; elle repeta sa question. Alors il dit: <>, dit le pretre. Alors Paquette la Chantefleurie eclata d'un rire d'hyene. <> Elle etait effrayante. Le pretre la regardait froidement. <> Sa tete tomba sur sa poitrine, et il s'eloigna lentement. La recluse se tordit les bras de joie. <> cria-t-elle. Et elle se mit a se promener a grands pas devant les barreaux de sa lucarne, echevelee, l'oeil flamboyant, heurtant le mur de son epaule, avec l'air fauve d'une louve en cage qui a faim depuis longtemps et qui sent approcher l'heure du repas. VI TROIS COEURS D'HOMME FAITS DIFFEREMMENT Phoebus, cependant, n'etait pas mort. Les hommes de cette espece ont la vie dure. Quand maitre Philippe Lheulier, avocat extraordinaire du roi, avait dit a la pauvre Esmeralda: _Il se meurt_, c'etait par erreur ou par plaisanterie. Quand l'archidiacre avait repete a la condamnee: _Il est mort_, le fait est qu'il n'en savait rien, mais qu'il le croyait, qu'il y comptait, qu'il n'en doutait pas, qu'il l'esperait bien. Il lui eut ete par trop dur de donner a la femme qu'il aimait de bonnes nouvelles de son rival. Tout homme a sa place en eut fait autant. Ce n'est pas que la blessure de Phoebus n'eut ete grave, mais elle l'avait ete moins que l'archidiacre ne s'en flattait. Le maitre-myrrhe, chez lequel les soldats du guet l'avaient transporte dans le premier moment, avait craint huit jours pour sa vie, et le lui avait meme dit en latin. Toutefois, la jeunesse avait repris le dessus; et, chose qui arrive souvent, nonobstant pronostics et diagnostics, la nature s'etait amusee a sauver le malade a la barbe du medecin. C'est tandis qu'il gisait encore sur le grabat du maitre-myrrhe qu'il avait subi les premiers interrogatoires de Philippe Lheulier et des enqueteurs de l'official, ce qui l'avait fort ennuye. Aussi, un beau matin, se sentant mieux, il avait laisse ses eperons d'or en paiement au pharmacopole, et s'etait esquive. Cela, du reste, n'avait apporte aucun trouble a l'instruction de l'affaire. La justice d'alors se souciait fort peu de la nettete et de la proprete d'un proces au criminel. Pourvu que l'accuse fut pendu, c'est tout ce qu'il lui fallait. Or, les juges avaient assez de preuves contre la Esmeralda. Ils avaient cru Phoebus mort, et tout avait ete dit. Phoebus, de son cote, n'avait pas fait une grande fuite. Il etait alle tout simplement rejoindre sa compagnie, en garnison a Queue-en-Brie, dans l'Ile-de-france, a quelques relais de Paris. Apres tout, il ne lui agreait nullement de comparaitre en personne dans ce proces. Il sentait vaguement qu'il y ferait une mine ridicule. Au fond, il ne savait trop que penser de toute l'affaire. Indevot et superstitieux, comme tout soldat qui n'est que soldat, quand il se questionnait sur cette aventure, il n'etait pas rassure sur la chevre, sur la facon bizarre dont il avait fait rencontre de la Esmeralda, sur la maniere non moins etrange dont elle lui avait laisse deviner son amour, sur sa qualite d'egyptienne, enfin sur le moine bourru. Il entrevoyait dans cette histoire beaucoup plus de magie que d'amour, probablement une sorciere, peut-etre le diable; une comedie enfin, ou, pour parler le langage d'alors, un mystere tres desagreable ou il jouait un role fort gauche, le role des coups et des risees. Le capitaine en etait tout penaud. Il eprouvait cette espece de honte que notre La Fontaine a definie si admirablement: _Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris_[109]. Il esperait d'ailleurs que l'affaire ne s'ebruiterait pas, que son nom, lui absent, y serait a peine prononce et en tout cas ne retentirait pas au dela du plaid de la Tournelle. En cela il ne se trompait point, il n'y avait pas alors de _Gazette des Tribunaux_ et comme il ne se passait guere de semaine qui n'eut son faux-monnayeur bouilli, ou sa sorciere pendue, ou son heretique brule a l'une des innombrables _justices_ de Paris, on etait tellement habitue a voir dans tous les carrefours la vieille Themis feodale, bras nus et manches retroussees, faire sa besogne aux fourches, aux echelles et aux piloris, qu'on n'y prenait presque pas garde. Le beau monde de ce temps-la savait a peine le nom du patient qui passait au coin de la rue, et la populace tout au plus se regalait de ce mets grossier. Une execution etait un incident habituel de la voie publique, comme la braisiere du talmellier ou la tuerie de l'ecorcheur. Le bourreau n'etait qu'une espece de boucher un peu plus fonce qu'un autre. Phoebus se mit donc assez promptement l'esprit en repos sur la charmeresse Esmeralda, ou Similar, comme il disait, sur le coup de poignard de la bohemienne ou du moine bourru (peu lui importait), et sur l'issue du proces. Mais des que son coeur fut vacant de ce cote, l'image de Fleur-de-Lys y revint. Le coeur du capitaine Phoebus, comme la physique d'alors, avait horreur du vide. C'etait d'ailleurs un sejour fort insipide que Queue-en-Brie, un village de marechaux ferrants et de vacheres aux mains gercees, un long cordon de masures et de chaumieres qui ourle la grande route des deux cotes pendant une demi-lieue; une _queue_ enfin. Fleur-de-Lys etait son avant-derniere passion, une jolie fille, une charmante dot; donc un beau matin, tout a fait gueri, et presumant bien qu'apres deux mois l'affaire de la bohemienne devait etre finie et oubliee, l'amoureux cavalier arriva en piaffant a la porte du logis Gondelaurier. Il ne fit pas attention a une cohue assez nombreuse qui s'amassait dans la place du parvis, devant le portail de Notre-Dame; il se souvint qu'on etait au mois de mai, il supposa quelque procession, quelque Pentecote, quelque fete, attacha son cheval a l'anneau du porche, et monta joyeusement chez sa belle fiancee. Elle etait seule avec sa mere. Fleur-de-Lys avait toujours sur le coeur la scene de la sorciere, sa chevre, son alphabet maudit, et les longues absences de Phoebus. Cependant, quand elle vit entrer son capitaine, elle lui trouva si bonne mine, un hoqueton si neuf, un baudrier si luisant et un air si passionne qu'elle rougit de plaisir. La noble damoiselle etait elle-meme plus charmante que jamais. Ses magnifiques cheveux blonds etaient nattes a ravir, elle etait toute vetue de ce bleu de ciel qui va si bien aux blanches, coquetterie que lui avait enseignee Colombe, et avait l'oeil noye dans cette langueur d'amour qui leur va mieux encore. Phoebus, qui n'avait rien vu en fait de beaute depuis les margotons de Queue-en-Brie, fut enivre de Fleur-de-Lys, ce qui donna a notre officier une maniere si empressee et si galante que sa paix fut tout de suite faite. Madame de Gondelaurier elle-meme, toujours maternellement assise dans son grand fauteuil, n'eut pas la force de le bougonner. Quant aux reproches de Fleur-de-Lys, ils expirerent en tendres roucoulements. La jeune fille etait assise pres de la fenetre, brodant toujours sa grotte de Neptunus. Le capitaine se tenait appuye au dossier de sa chaise, et elle lui adressait a demi-voix ses caressantes gronderies. <> Elle ne pouvait s'empecher de sourire. <> Phoebus etait enchante que la premiere question l'aidat a esquiver la seconde. <> Ici Phoebus fut assez serieusement embarrasse. <> La pauvre enfant etait toute bouleversee. <> Le menteur capitaine savait fort bien qu'une affaire d'honneur fait toujours ressortir un homme aux yeux d'une femme. En effet, Fleur-de-Lys le regardait en face tout emue de peur, de plaisir et d'admiration. Elle n'etait cependant pas completement rassuree. <> Ici Phoebus, dont l'imagination n'etait que fort mediocrement creatrice, commenca a ne savoir plus comment se tirer de sa prouesse. <> Il s'approcha de la fenetre. <> Le capitaine croyait si bien l'affaire de la Esmeralda terminee qu'il s'emut fort peu des paroles de Fleur-de-Lys. Il lui fit cependant une ou deux questions. <> Elle haussa encore cette fois ses blanches epaules. <> Ici la venerable dame se leva et vint a la fenetre. <> Les deux amoureux n'ecoutaient pas la respectable douairiere. Phoebus etait revenu s'accouder au dossier de la chaise de sa fiancee, poste charmant d'ou son regard libertin s'enfoncait dans toutes les ouvertures de la collerette de Fleur-de-Lys. Cette gorgerette baillait si a propos, et lui laissait voir tant de choses exquises et lui en laissait deviner tant d'autres, que Phoebus, ebloui de cette peau a reflet de satin, se disait en lui-meme: <> Tous deux gardaient le silence. La jeune fille levait de temps en temps sur lui des yeux ravis et doux, et leurs cheveux se melaient dans un rayon du soleil de printemps. <> repondit Phoebus, et son regard passionne se joignait pour convaincre Fleur-de-Lys a l'accent sincere de sa voix. Il se croyait peut-etre lui-meme en ce moment. Cependant la bonne mere, charmee de voir les fiances en si parfaite intelligence, venait de sortir de l'appartement pour vaquer a quelque detail domestique. Phoebus s'en apercut, et cette solitude enhardit tellement l'aventureux capitaine qu'il lui monta au cerveau des idees fort etranges. Fleur-de-Lys l'aimait, il etait son fiance, elle etait seule avec lui, son ancien gout pour elle s'etait reveille, non dans toute sa fraicheur, mais dans toute son ardeur; apres tout, ce n'est pas grand crime de manger un peu son ble en herbe; je ne sais si ces pensees lui passerent dans l'esprit, mais ce qui est certain, c'est que Fleur-de-Lys fut tout a coup effrayee de l'expression de son regard. Elle regarda autour d'elle, et ne vit plus sa mere. <> Et comme une biche qui sent le souffle de la meute, elle se leva, courut a la fenetre, l'ouvrit, et se precipita sur le balcon. Phoebus, assez contrarie, l'y suivit. La place du Parvis Notre-Dame, sur laquelle le balcon donnait, comme on sait, presentait en ce moment un spectacle sinistre et singulier qui fit brusquement changer de nature a l'effroi de la timide Fleur-de-Lys. Une foule immense, qui refluait dans toutes les rues adjacentes, encombrait la place proprement dite. La petite muraille a hauteur d'appui qui entourait le Parvis n'eut pas suffi a le maintenir libre, si elle n'eut ete doublee d'une haie epaisse de sergents des onze-vingts et de hacquebutiers, la coulevrine au poing. Grace a ce taillis de piques et d'arquebuses, le Parvis etait vide. L'entree en etait gardee par un gros de hallebardiers aux armes de l'eveque. Les larges portes de l'eglise etaient fermees, ce qui contrastait avec les innombrables fenetres de la place, lesquelles, ouvertes jusque sur les pignons, laissaient voir des milliers de tetes entassees a peu pres comme les piles de boulets dans un parc d'artillerie. La surface de cette cohue etait grise, sale et terreuse. Le spectacle qu'elle attendait etait evidemment de ceux qui ont le privilege d'extraire et d'appeler ce qu'il y a de plus immonde dans la population. Rien de hideux comme le bruit qui s'echappait de ce fourmillement de coiffes jaunes et de chevelures sordides. Dans cette foule, il y avait plus de rires que de cris, plus de femmes que d'hommes. De temps en temps quelque voix aigre et vibrante percait la rumeur generale. <> <> <> <> Cette pensee remplissait de douleur le regard qu'elle promenait sur la populace. Le capitaine, beaucoup plus occupe d'elle que de cet amas de quenaille, chiffonnait amoureusement sa ceinture par derriere. Elle se retourna suppliante et souriant. <> En ce moment midi sonna lentement a l'horloge de Notre-Dame. Un murmure de satisfaction eclata dans la foule. La derniere vibration du douzieme coup s'eteignait a peine que toutes les tetes moutonnerent comme les vagues sous un coup de vent, et qu'une immense clameur s'eleva du des fenetres et des toits: <> Fleur-de-Lys mit ses mains sur ses yeux pour ne pas voir. <>, repondit-elle; et ces yeux qu'elle venait de fermer par crainte, elle les rouvrit par curiosite. Un tombereau traine d'un fort limonier normand et tout enveloppe de cavalerie en livree violette a croix blanches, venait de deboucher sur la place par la rue Saint-Pierre-aux-Boeufs. Les sergents du guet lui frayaient passage dans le peuple a grands coups de boullayes. A cote du tombereau quelques officiers de justice et de police, reconnaissables a leur costume noir et a leur gauche facon de se tenir en selle. Maitre Jacques Charmolue paradait a leur tete. Dans la fatale voiture, une jeune fille etait assise, les bras lies derriere le dos, sans pretre a cote d'elle. Elle etait en chemise, ses longs cheveux noirs (la mode alors etait de ne les couper qu'au pied du gibet) tombaient epars sur sa gorge et sur ses epaules a demi decouvertes. A travers cette ondoyante chevelure, plus luisante qu'un plumage de corbeau, on voyait se tordre et se nouer une grosse corde grise et rugueuse qui ecorchait ses fragiles clavicules et se roulait autour du cou charmant de la pauvre fille comme un ver de terre sur une fleur. Sous cette corde brillait une petite amulette ornee de verroteries vertes qu'on lui avait laissee sans doute parce qu'on ne refuse plus rien a ceux qui vont mourir. Les spectateurs places aux fenetres pouvaient apercevoir au fond du tombereau ses jambes nues qu'elle tachait de derober sous elle comme par un dernier instinct de femme. A ses pieds il y avait une petite chevre garrottee. La condamnee retenait avec ses dents sa chemise mal attachee. On eut dit qu'elle souffrait encore dans sa misere d'etre ainsi livree presque nue a tous les yeux. Helas! ce n'est pas pour de pareils fremissements que la pudeur est faite. <> En parlant ainsi elle se retourna vers Phoebus. Il avait les yeux fixes sur le tombereau. Il etait tres pale. <> Phoebus l'interrompit. <> Il fit un pas pour rentrer. Mais Fleur-de-Lys, dont la jalousie, naguere si vivement remuee par cette meme egyptienne, venait de se reveiller, Fleur-de-Lys lui jeta un coup d'oeil plein de penetration et de defiance. Elle se rappelait vaguement en ce moment avoir oui parler d'un capitaine mele au proces de cette sorciere. <> Phoebus s'efforca de ricaner. <> Force fut au malencontreux capitaine de demeurer. Ce qui le rassurait un peu, c'est que la condamnee ne detachait pas son regard du plancher de son tombereau. Ce n'etait que trop veritablement la Esmeralda. Sur ce dernier echelon de l'opprobre et du malheur, elle etait toujours belle, ses grands yeux noirs paraissaient encore plus grands a cause de l'appauvrissement de ses joues, son profil livide etait pur et sublime. Elle ressemblait a ce qu'elle avait ete comme une Vierge du Masaccio ressemble a une Vierge de Raphael: plus faible, plus mince, plus maigre. Du reste, il n'y avait rien en elle qui ne ballottat en quelque sorte, et que, hormis sa pudeur, elle ne laissat aller au hasard, tant elle avait ete profondement rompue par la stupeur et le desespoir. Son corps rebondissait a tous les cahots du tombereau comme une chose morte ou brisee. Son regard etait morne et fou. On voyait encore une larme dans sa prunelle, mais immobile et pour ainsi dire gelee. Cependant la lugubre cavalcade avait traverse la foule au milieu des cris de joie et des attitudes curieuses. Nous devons dire toutefois, pour etre fidele historien, qu'en la voyant si belle et si accablee, beaucoup s'etaient emus de pitie, et des plus durs. Le tombereau etait entre dans le Parvis. Devant le portail central, il s'arreta. L'escorte se rangea en bataille des deux cotes. La foule fit silence, et au milieu de ce silence plein de solennite et d'anxiete les deux battants de la grande porte tournerent, comme d'eux-memes, sur leurs gonds qui grincerent avec un bruit de fifre. Alors on vit dans toute sa longueur la profonde eglise, sombre, tendue de deuil, a peine eclairee de quelques cierges scintillant au loin sur le maitre-autel, ouverte comme une gueule de taverne au milieu de la place eblouissante de lumiere. Tout au fond, dans l'ombre de l'abside, on entrevoyait une gigantesque croix d'argent, developpee sur un drap noir qui tombait de la voute au pave. Toute la nef etait deserte. Cependant on voyait remuer confusement quelques tetes de pretres dans les stalles lointaines du choeur, et au moment ou la grande porte s'ouvrit il s'echappa de l'eglise un chant grave, eclatant et monotone qui jetait comme par bouffees sur la tete de la condamnee des fragments de psaumes lugubres. _<<...Non timebo millia populi circumdantis me; exsurge, Domine; salvum me fac, Deus!_ _<<...Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquae usque ad animam meam._ _<<...Infixus sum in limo profundi; et non est substantia_[110].>> En meme temps une autre voix, isolee du choeur, entonnait sur le degre du maitre-autel ce melancolique offertoire: <> Ce chant que quelques vieillards perdus dans leurs tenebres chantaient de loin sur cette belle creature, pleine de jeunesse et de vie, caressee par l'air tiede du printemps, inondee de soleil, c'etait la messe des morts. Le peuple ecoutait avec recueillement. La malheureuse, effaree, semblait perdre sa vue et sa pensee dans les obscures entrailles de l'eglise. Ses levres blanches remuaient comme si elles priaient, et quand le valet du bourreau s'approcha d'elle pour l'aider a descendre du tombereau, il l'entendit qui repetait a voix basse ce mot: Phoebus. On lui delia les mains, on la fit descendre accompagnee de sa chevre qu'on avait deliee aussi, et qui belait de joie de se sentir libre, et on la fit marcher pieds nus sur le dur pave jusqu'au bas des marches du portail. La corde qu'elle avait au cou trainait derriere elle. On eut dit un serpent qui la suivait. Alors le chant s'interrompit dans l'eglise. Une grande croix d'or et une file de cierges se mirent en mouvement dans l'ombre. On entendit sonner la hallebarde des suisses barioles, et quelques moments apres une longue procession de pretres en chasubles et de diacres en dalmatiques, qui venait gravement et en psalmodiant vers la condamnee, se developpa a sa vue et aux yeux de la foule. Mais son regard s'arreta a celui qui marchait en tete, immediatement apres le porte-croix. <> C'etait en effet l'archidiacre. Il avait a sa gauche le sous-chantre et a sa droite le chantre arme du baton de son office. Il avancait, la tete renversee en arriere, les yeux fixes ouverts, en chantant d'une voix forte: _<> Au moment ou il parut au grand jour sous le haut portail en ogive, enveloppe d'une vaste chape d'argent barree d'une croix noire, il etait si pale que plus d'un pensa dans la foule que c'etait un des eveques de marbre, agenouilles sur les pierres sepulcrales du choeur, qui s'etait leve et qui venait recevoir au seuil de la tombe celle qui allait mourir. Elle, non moins pale et non moins statue, elle s'etait a peine apercue qu'on lui avait mis en main un lourd cierge de cire jaune allume; elle n'avait pas ecoute la voix glapissante du greffier lisant la fatale teneur de l'amende honorable; quand on lui avait dit de repondre _Amen_, elle avait repondu Amen. Il fallut, pour lui rendre quelque vie et quelque force, qu'elle vit le pretre faire signe a ses gardiens de s'eloigner et s'avancer seul vers elle. Alors elle sentit son sang bouillonner dans sa tete, et un reste d'indignation se ralluma dans cette ame deja engourdie et froide. L'archidiacre s'approcha d'elle lentement. Meme en cette extremite, elle le vit promener sur sa nudite un oeil etincelant de luxure, de jalousie et de desir. Puis il lui dit a haute voix: <> Il se pencha a son oreille, et ajouta (les spectateurs croyaient qu'il recevait sa derniere confession): <> Elle le regarda fixement: <> Il se prit a sourire d'un sourire horrible. <>, dit le pretre. En ce moment le miserable archidiacre leva la tete machinalement, et vit a l'autre bout de la place, au balcon du logis Gondelaurier, le capitaine debout pres de Fleur-de-Lys. Il chancela, passa la main sur ses yeux, regarda encore, murmura une malediction, et tous ses traits se contracterent violemment. <> Alors levant la main sur l'egyptienne, il s'ecria d'une voix funebre: <<_I nunc, anima anceps, et sit tibi Deus misericors_[113]!>> C'etait la redoutable formule dont on avait coutume de clore ces sombres ceremonies. C'etait le signal convenu du pretre au bourreau. Le peuple s'agenouilla. <<_Kyrie Eleison_, dirent les pretres restes sous l'ogive du portail. --_Kyrie Eleison_, repeta la foule avec ce murmure qui court sur toutes les tetes comme le clapotement d'une mer agitee. --_Amen_>>, dit l'archidiacre. Il tourna le dos a la condamnee, sa tete retomba sur sa poitrine, ses mains se croiserent, il rejoignit son cortege de pretres, et un moment apres on le vit disparaitre, avec la croix, les cierges et les chapes, sous les arceaux brumeux de la cathedrale; et sa voix sonore s'eteignit par degres dans le choeur en chantant ce verset de desespoir: <<..._Omnes gurgites tui et fluctus tui super me transierunt!_>> En meme temps le retentissement intermittent de la hampe ferree des hallebardes des suisses, mourant peu a peu sous les entre-colonnements de la nef, faisait l'effet d'un marteau d'horloge sonnant la derniere heure de la condamnee. Cependant les portes de Notre-Dame etaient restees ouvertes, laissant voir l'eglise vide, desolee, en deuil, sans cierges et sans voix. La condamnee demeurait immobile a sa place, attendant qu'on disposat d'elle. Il fallut qu'un des sergents a verge en avertit maitre Charmolue, qui, pendant toute cette scene, s'etait mis a etudier le bas-relief du grand portail qui represente, selon les uns, le sacrifice d'Abraham, selon les autres, l'operation philosophale, figurant le soleil par l'ange, le feu par le fagot, l'artisan par Abraham. On eut assez de peine a l'arracher a cette contemplation, mais enfin il se retourna, et a un signe qu'il fit deux hommes vetus de jaune, les valets du bourreau, s'approcherent de l'egyptienne pour lui rattacher les mains. La malheureuse, au moment de remonter dans le tombereau fatal et de s'acheminer vers sa derniere station, fut prise peut-etre de quelque dechirant regret de la vie. Elle leva ses yeux rouges et secs vers le ciel, vers le soleil, vers les nuages d'argent coupes ca et la de trapezes et de triangles bleus, puis elle les abaissa autour d'elle, sur la terre, sur la foule, sur les maisons... Tout a coup, tandis que l'homme jaune lui liait les coudes, elle poussa un cri terrible, un cri de joie. A ce balcon, la-bas, a l'angle de la place, elle venait de l'apercevoir, lui, son ami, son seigneur, Phoebus, l'autre apparition de sa vie! Le juge avait menti! le pretre avait menti! c'etait bien lui, elle n'en pouvait douter, il etait la, beau, vivant, revetu de son eclatante livree, la plume en tete, l'epee au cote! <> Et elle voulut tendre vers lui ses bras tremblants d'amour et de ravissement, mais ils etaient attaches. Alors elle vit le capitaine froncer le sourcil, une belle jeune fille qui s'appuyait sur lui le regarder avec une levre dedaigneuse et des yeux irrites, puis Phoebus prononca quelques mots qui ne vinrent pas jusqu'a elle, et tous deux s'eclipserent precipitamment derriere le vitrail du balcon qui se referma. <> Une pensee monstrueuse venait de lui apparaitre. Elle se souvenait qu'elle avait ete condamnee pour meurtre sur la personne de Phoebus de Chateaupers. Elle avait tout supporte jusque-la. Mais ce dernier coup etait trop rude. Elle tomba sans mouvement sur le pave. <> Personne n'avait encore remarque, dans la galerie des statues des rois, sculptes immediatement au-dessus des ogives du portail, un spectateur etrange qui avait tout examine jusqu'alors avec une telle impassibilite, avec un cou si tendu, avec un visage si difforme, que, sans son accoutrement mi-parti rouge et violet, on eut pu le prendre pour un de ces monstres de pierre par la gueule desquels se degorgent depuis six cents ans les longues gouttieres de la cathedrale. Ce spectateur n'avait rien perdu de ce qui s'etait passe depuis midi devant le portail de Notre-Dame. Et des les premiers instants, sans que personne songeat a l'observer, il avait fortement attache a l'une des colonnettes de la galerie une grosse corde a noeuds, dont le bout allait trainer en bas sur le perron. Cela fait, il s'etait mis a regarder tranquillement, et a siffler de temps en temps quand un merle passait devant lui. Tout a coup, au moment ou les valets du maitre des oeuvres se disposaient a executer l'ordre flegmatique de Charmolue, il enjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des pieds, des genoux et des mains, puis on le vit couler sur la facade, comme une goutte de pluie qui glisse le long d'une vitre, courir vers les deux bourreaux avec la vitesse d'un chat tombe d'un toit, les terrasser sous deux poings enormes, enlever l'egyptienne d'une main, comme un enfant sa poupee, et d'un seul elan rebondir jusque dans l'eglise, en elevant la jeune fille au-dessus de sa tete, et en criant d'une voix formidable: <> Cela se fit avec une telle rapidite que si c'eut ete la nuit, on eut pu tout voir a la lumiere d'un seul eclair. <> repeta la foule, et dix mille battements de mains firent etinceler de joie et de fierte l'oeil unique de Quasimodo. Cette secousse fit revenir a elle la condamnee. Elle souleva sa paupiere, regarda Quasimodo, puis la referma subitement, comme epouvantee de son sauveur. Charmolue resta stupefait, et les bourreaux, et toute l'escorte. En effet, dans l'enceinte de Notre-Dame, la condamnee etait inviolable. La cathedrale etait un lieu de refuge. Toute justice humaine expirait sur le seuil. Quasimodo s'etait arrete sous le grand portail. Ses larges pieds semblaient aussi solides sur le pave de l'eglise que les lourds piliers romans. Sa grosse tete chevelue s'enfoncait dans ses epaules comme celle des lions qui eux aussi ont une criniere et pas de cou. Il tenait la jeune fille toute palpitante suspendue a ses mains calleuses comme une draperie blanche; mais il la portait avec tant de precaution qu'il paraissait craindre de la briser ou de la faner. On eut dit qu'il sentait que c'etait une chose delicate, exquise et precieuse, faite pour d'autres mains que les siennes. Par moments, il avait l'air de n'oser la toucher, meme du souffle. Puis, tout a coup, il la serrait avec etreinte dans ses bras, sur sa poitrine anguleuse, comme son bien, comme son tresor, comme eut fait la mere de cette enfant; son oeil de gnome, abaisse sur elle, l'inondait de tendresse, de douleur et de pitie, et se relevait subitement plein d'eclairs. Alors les femmes riaient et pleuraient, la foule trepignait d'enthousiasme, car en ce moment-la Quasimodo avait vraiment sa beaute. Il etait beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouve, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette societe dont il etait banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine a laquelle il avait arrache sa proie, tous ces tigres forces de macher a vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette force du roi qu'il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu. Et puis c'etait une chose touchante que cette protection tombee d'un etre si difforme sur un etre si malheureux, qu'une condamnee a mort sauvee par Quasimodo. C'etaient les deux miseres extremes de la nature et de la societe qui se touchaient et qui s'entraidaient. Cependant, apres quelques minutes de triomphe, Quasimodo s'etait brusquement enfonce dans l'eglise avec son fardeau. Le peuple, amoureux de toute prouesse, le cherchait des yeux sous la sombre nef, regrettant qu'il se fut si vite derobe a ses acclamations. Tout a coup on le vit reparaitre a l'une des extremites de la galerie des rois de France, il la traversa en courant comme un insense, en elevant sa conquete dans ses bras, et en criant: <> La foule eclata de nouveau en applaudissements. La galerie parcourue, il se replongea dans l'interieur de l'eglise. Un moment apres il reparut sur la plate-forme superieure, toujours l'egyptienne dans ses bras, toujours courant avec folie, toujours criant: <> Et la foule applaudissait. Enfin, il fit une troisieme apparition sur le sommet de la tour du bourdon; de la il sembla montrer avec orgueil a toute la ville celle qu'il avait sauvee, et sa voix tonnante, cette voix qu'on entendait si rarement et qu'il n'entendait jamais, repeta trois fois avec frenesie jusque dans les nuages: <> criait le peuple de son cote, et cette immense acclamation allait etonner sur l'autre rive la foule de la Greve et la recluse qui attendait toujours, l'oeil fixe sur le gibet. LIVRE NEUVIEME I FIEVRE Claude Frollo n'etait plus dans Notre-Dame pendant que son fils adoptif tranchait si brusquement le noeud fatal ou le malheureux archidiacre avait pris l'egyptienne et s'etait pris lui-meme. Rentre dans la sacristie, il avait arrache l'aube, la chape et l'etole, avait tout jete aux mains du bedeau stupefait, s'etait echappe par la porte derobee du cloitre, avait ordonne a un batelier du Terrain de le transporter sur la rive gauche de la Seine, et s'etait enfonce dans les rues montueuses de l'Universite, ne sachant ou il allait, rencontrant a chaque pas des bandes d'hommes et de femmes qui se pressaient joyeusement vers le pont Saint-Michel dans l'espoir _d'arriver encore a temps_ pour voir pendre la sorciere, pale, egare, plus trouble, plus aveugle et plus farouche qu'un oiseau de nuit lache et poursuivi par une troupe d'enfants en plein jour. Il ne savait plus ou il etait, ce qu'il pensait, si il revait. Il allait, il marchait, il courait, prenant toute rue au hasard, ne choisissant pas, seulement toujours pousse en avant par la Greve, par l'horrible Greve qu'il sentait confusement derriere lui. Il longea ainsi la montagne Sainte-Genevieve, et sortit enfin de la ville par la porte Saint-Victor. Il continua de s'enfuir, tant qu'il put voir en se retournant l'enceinte de tours de l'Universite et les rares maisons du faubourg; mais lorsque enfin un pli du terrain lui eut derobe en entier cet odieux Paris, quand il put s'en croire a cent lieues, dans les champs, dans un desert, il s'arreta, et il lui sembla qu'il respirait. Alors des idees affreuses se presserent dans son esprit. Il revit clair dans son ame, et frissonna. Il songea a cette malheureuse fille qui l'avait perdu et qu'il avait perdue. Il promena un oeil hagard sur la double voie tortueuse que la fatalite avait fait suivre a leurs deux destinees, jusqu'au point d'intersection ou elle les avait impitoyablement brisees l'une contre l'autre. Il pensa a la folie des voeux eternels, a la vanite de la chastete, de la science, de la religion, de la vertu, a l'inutilite de Dieu. Il s'enfonca a coeur joie dans les mauvaises pensees, et, a mesure qu'il y plongeait plus avant, il sentait eclater en lui-meme un rire de Satan. Et en creusant ainsi son ame, quand il vit quelle large place la nature y avait preparee aux passions, il ricana plus amerement encore. Il remua au fond de son coeur toute sa haine, toute sa mechancete, et il reconnut, avec le froid coup d'oeil d'un medecin qui examine un malade, que cette haine, que cette mechancete n'etaient que de l'amour vicie; que l'amour, cette source de toute vertu chez l'homme, tournait en choses horribles dans un coeur de pretre, et qu'un homme constitue comme lui, en se faisant pretre, se faisait demon. Alors il rit affreusement, et tout a coup il redevint pale en considerant le cote le plus sinistre de sa fatale passion, de cet amour corrosif, venimeux, haineux, implacable, qui n'avait abouti qu'au gibet pour l'une, a l'enfer pour l'autre: elle condamnee, lui damne. Et puis le rire lui revint, en songeant que Phoebus etait vivant; qu'apres tout le capitaine vivait, etait allegre et content, avait de plus beaux hoquetons que jamais et une nouvelle maitresse qu'il menait voir pendre l'ancienne. Son ricanement redoubla quand il reflechit que, des etres vivants dont il avait voulu la mort, l'egyptienne, la seule creature qu'il ne hait pas, etait la seule qu'il n'eut pas manquee. Alors du capitaine sa pensee passa au peuple, et il lui vint une jalousie d'une espece inouie. Il songea que le peuple aussi, le peuple tout entier, avait eu sous les yeux la femme qu'il aimait, en chemise, presque nue. Il se tordit les bras en pensant que cette femme, dont la forme entrevue dans l'ombre par lui seul lui eut ete le bonheur supreme, avait ete livree en plein jour, en plein midi, a tout un peuple, vetue comme pour une nuit de volupte. Il pleura de rage sur tous ces mysteres d'amour profanes, souilles, denudes, fletris a jamais. Il pleura de rage en se figurant combien de regards immondes avaient trouve leur compte a cette chemise mal nouee; et que cette belle fille, ce lys vierge, cette coupe de pudeur et de delices dont il n'eut ose approcher ses levres qu'en tremblant, venait d'etre transformee en une sorte de gamelle publique, ou la plus vile populace de Paris, les voleurs, les mendiants, les laquais etaient venus boire en commun un plaisir effronte, impur et deprave. Et quand il cherchait a se faire une idee du bonheur qu'il eut put trouver sur la terre si elle n'eut pas ete bohemienne et s'il n'eut pas ete pretre, si Phoebus n'eut pas existe et si elle l'eut aime; quand il se figurait qu'une vie de serenite et d'amour lui eut ete possible aussi a lui, qu'il y avait en ce meme moment ca et la sur la terre des couples heureux, perdus en longues causeries sous les orangers, au bord des ruisseaux, en presence d'un soleil couchant, d'une nuit etoilee; et que, si Dieu l'eut voulu, il eut pu faire avec elle un de ces couples de benediction, son coeur se fondait en tendresse et en desespoir. Oh! elle! c'est elle! c'est cette idee fixe qui revenait sans cesse, qui le torturait, qui lui mordait la cervelle et lui dechiquetait les entrailles. Il ne regrettait pas, il ne se repentait pas; tout ce qu'il avait fait, il etait pret a le faire encore; il aimait mieux la voir aux mains du bourreau qu'aux bras du capitaine, mais il souffrait; il souffrait tant que par instants il s'arrachait des poignees de cheveux pour voir s'ils ne blanchissaient pas. Il y eut un moment entre autres ou il lui vint a l'esprit que c'etait la peut-etre la minute ou la hideuse chaine qu'il avait vue le matin resserrait son noeud de fer autour de ce cou si frele et si gracieux. Cette pensee lui fit jaillir la sueur de tous les pores. Il y eut un autre moment ou, tout en riant diaboliquement sur lui-meme, il se representa a la fois la Esmeralda comme il l'avait vue le premier jour, vive, insouciante, joyeuse, paree, dansante, ailee, harmonieuse, et la Esmeralda du dernier jour, en chemise, et la corde au cou, montant lentement, avec ses pieds nus, l'echelle anguleuse du gibet; il se figura ce double tableau d'une telle facon qu'il poussa un cri terrible. Tandis que cet ouragan de desespoir bouleversait, brisait, arrachait, courbait, deracinait tout dans son ame, il regarda la nature autour de lui. A ses pieds, quelques poules fouillaient les broussailles en becquetant, les scarabees d'email couraient au soleil, au-dessus de sa tete quelques croupes de nuees gris pommele fuyaient dans un ciel bleu, a l'horizon la fleche de l'abbaye Saint-Victor percait la courbe du coteau de son obelisque d'ardoise, et le meunier de la butte Copeaux regardait en sifflant tourner les ailes travailleuses de son moulin. Toute cette vie active, organisee, tranquille, reproduite autour de lui sous mille formes, lui fit mal. Il recommenca a fuir. Il courut ainsi a travers champs jusqu'au soir. Cette fuite de la nature, de la vie, de lui-meme, de l'homme, de Dieu, de tout, dura tout le jour. Quelquefois il se jetait la face contre terre, et il arrachait avec ses ongles les jeunes bles. Quelquefois il s'arretait dans une rue de village deserte, et ses pensees etaient si insupportables qu'il prenait sa tete a deux mains et tachait de l'arracher de ses epaules pour la briser sur le pave. Vers l'heure ou le soleil declinait, il s'examina de nouveau, et il se trouva presque fou. La tempete qui durait en lui depuis l'instant ou il avait perdu l'espoir et la volonte de sauver l'egyptienne, cette tempete n'avait pas laisse dans sa conscience une seule idee saine, une seule pensee debout. Sa raison y gisait, a peu pres entierement detruite. Il n'avait plus que deux images distinctes dans l'esprit: la Esmeralda et la potence. Tout le reste etait noir. Ces deux images rapprochees lui presentaient un groupe effroyable, et plus il y fixait ce qui lui restait d'attention et de pensee, plus il les voyait croitre, selon une progression fantastique, l'une en grace, en charme, en beaute, en lumiere, l'autre en horreur; de sorte qu'a la fin la Esmeralda lui apparaissait comme une etoile, le gibet comme un enorme bras decharne. Une chose remarquable, c'est que pendant toute cette torture il ne lui vint pas l'idee serieuse de mourir. Le miserable etait ainsi fait. Il tenait a la vie. Peut-etre voyait-il reellement l'enfer derriere. Cependant le jour continuait de baisser. L'etre vivant qui existait encore en lui songea confusement au retour. Il se croyait loin de Paris; mais, en s'orientant, il s'apercut qu'il n'avait fait que tourner l'enceinte de l'Universite. La fleche de Saint-Sulpice et les trois hautes aiguilles de Saint-Germain-des-Pres depassaient l'horizon a sa droite. Il se dirigea de ce cote. Quand il entendit le qui-vive des hommes d'armes de l'abbe autour de la circonvallation crenelee de Saint-Germain, il se detourna, prit un sentier qui s'offrit a lui entre le moulin de l'abbaye et la maladrerie du bourg, et au bout de quelques instants se trouva sur la lisiere du Pre-aux-Clercs. Ce pre etait celebre par les tumultes qui s'y faisaient jour et nuit; c'etait _l'hydre_ des pauvres moines de Saint-Germain, _quod monachis Sancti-Germani pratensis hydra fuit, clericis nova semper dissidiorum capita suscitantibus_[114]. L'archidiacre craignit d'y rencontrer quelqu'un; il avait peur de tout visage humain; il venait d'eviter l'Universite, le bourg Saint-Germain, il voulait ne rentrer dans les rues que le plus tard possible. Il longea le Pre-aux-Clercs, prit le sentier desert qui le separait du Dieu-Neuf, et arriva enfin au bord de l'eau. La, dom Claude trouva un batelier qui, pour quelques deniers parisis, lui fit remonter la Seine jusqu'a la pointe de la Cite, et le deposa sur cette langue de terre abandonnee ou le lecteur a deja vu rever Gringoire, et qui se prolongeait au dela des jardins du roi, parallelement a l'ile du Passeur-aux-Vaches. Le bercement monotone du bateau et le bruissement de l'eau avaient en quelque sorte engourdi le malheureux Claude. Quand le batelier se fut eloigne, il resta stupidement debout sur la greve, regardant devant lui et ne percevant plus les objets qu'a travers des oscillations grossissantes qui lui faisaient de tout une sorte de fantasmagorie. Il n'est pas rare que la fatigue d'une grande douleur produise cet effet sur l'esprit. Le soleil etait couche derriere la haute Tour de Nesle. C'etait l'instant du crepuscule. Le ciel etait blanc, l'eau de la riviere etait blanche. Entre ces deux blancheurs, la rive gauche de la Seine, sur laquelle il avait les yeux fixes, projetait sa masse sombre, et, de plus en plus amincie par la perspective, s'enfoncait dans les brumes de l'horizon comme une fleche noire. Elle etait chargee de maisons, dont on ne distinguait que la silhouette obscure, vivement relevee en tenebres sur le fond clair du ciel et de l'eau. Ca et la des fenetres commencaient a y scintiller comme des trous de braise. Cet immense obelisque noir ainsi isole entre les deux nappes blanches du ciel et de la riviere, fort large en cet endroit, fit a dom Claude un effet singulier, comparable a ce qu'eprouverait un homme qui, couche a terre sur le dos au pied du clocher de Strasbourg, regarderait l'enorme aiguille s'enfoncer au-dessus de sa tete dans les penombres du crepuscule. Seulement ici c'etait Claude qui etait debout et l'obelisque qui etait couche; mais comme la riviere, en refletant le ciel, prolongeait l'abime au-dessous de lui, l'immense promontoire semblait aussi hardiment elance dans le vide que toute fleche de cathedrale; et l'impression etait la meme. Cette impression avait meme cela d'etrange et de plus profond, que c'etait bien le clocher de Strasbourg, mais le clocher de Strasbourg haut de deux lieues, quelque chose d'inoui, de gigantesque, d'incommensurable, un edifice comme nul oeil humain n'en a vu, une tour de Babel. Les cheminees des maisons, les creneaux des murailles, les pignons tailles des toits, la fleche des Augustins, la Tour de Nesle, toutes ces saillies qui ebrechaient le profil du colossal obelisque, ajoutaient a l'illusion en jouant bizarrement a l'oeil les decoupures d'une sculpture touffue et fantastique. Claude, dans l'etat d'hallucination ou il se trouvait, crut voir, voir de ses yeux vivants, le clocher de l'enfer; les mille lumieres repandues sur toute la hauteur de l'epouvantable tour lui parurent autant de porches de l'immense fournaise interieure; les voix et les rumeurs qui s'en echappaient, autant de cris, autant de rales. Alors il eut peur, il mit ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre, tourna le dos pour ne plus voir, et s'eloigna a grands pas de l'effroyable vision. Mais la vision etait en lui. Quand il rentra dans les rues, les passants qui se coudoyaient aux lueurs des devantures de boutiques lui faisaient l'effet d'une eternelle allee et venue de spectres autour de lui. Il avait des fracas etranges dans l'oreille. Des fantaisies extraordinaires lui troublaient l'esprit. Il ne voyait ni les maisons, ni le pave, ni les chariots, ni les hommes et les femmes, mais un chaos d'objets indetermines qui se fondaient par les bords les uns dans les autres. Au coin de la rue de la Barillerie, il y avait une boutique d'epicerie, dont l'auvent etait, selon l'usage immemorial, garni dans son pourtour de ces cerceaux de fer-blanc auxquels pend un cercle de chandelles de bois qui s'entre-choquent au vent en claquant comme des castagnettes. Il crut entendre s'entre-heurter dans l'ombre le trousseau de squelettes de Montfaucon. <> Eperdu, il ne sut ou il allait. Au bout de quelques pas, il se trouva sur le pont Saint-Michel. Il y avait une lumiere a une fenetre d'un rez-de-chaussee. Il s'approcha. A travers un vitrage fele, il vit une salle sordide, qui reveilla un souvenir confus dans son esprit. Dans cette salle, mal eclairee d'une lampe maigre, il y avait un jeune homme blond et frais, a figure joyeuse, qui embrassait, avec de grands eclats de rire, une jeune fille fort effrontement paree. Et, pres de la lampe, il y avait une vieille femme qui filait et qui chantait d'une voix chevrotante. Comme le jeune homme ne riait pas toujours, la chanson de la vieille arrivait par lambeaux jusqu'au pretre. C'etait quelque chose d'inintelligible et d'affreux. _Greve, aboye, Greve, grouille!_ _File, file, ma quenouille,_ _File sa corde au bourreau_ _Qui siffle dans le preau._ _Greve, aboye, Greve, grouille!_ _La belle corde de chanvre!_ _Semez d'Issy jusqu'a Vanvre_ _Du chanvre et non pas du ble._ _Le voleur n'a pas vole_ _La belle corde de chanvre!_ _Greve, grouille, Greve, aboye!_ _Pour voir la fille de joie_ _Pendre au gibet chassieux,_ _Les fenetres sont des yeux._ _Greve, grouille, Greve, aboye!_ La-dessus le jeune homme riait et caressait la fille. La vieille, c'etait la Falourdel; la fille, c'etait une fille publique; le jeune homme, c'etait son jeune frere Jehan. Il continua de regarder. Autant ce spectacle qu'un autre. Il vit Jehan aller a une fenetre qui etait au fond de la salle, l'ouvrir, jeter un coup d'oeil sur le quai ou brillaient au loin mille croisees eclairees, et il l'entendit dire en refermant la fenetre: <> Puis, Jehan revint vers la ribaude, et cassa une bouteille qui etait sur une table, en s'ecriant: <> Cette belle plaisanterie fit rire la fille de joie, et Jehan sortit. Dom Claude n'eut que le temps de se jeter a terre pour ne pas etre rencontre, regarde en face, et reconnu par son frere. Heureusement la rue etait sombre, et l'ecolier etait ivre. Il avisa cependant l'archidiacre couche sur le pave dans la boue. <> Il remua du pied dom Claude, qui retenait son souffle. <> Puis dom Claude l'entendit s'eloigner en disant: <> L'archidiacre alors se releva, et courut tout d'une haleine vers Notre-Dame, dont il voyait les tours enormes surgir dans l'ombre au-dessus des maisons. A l'instant ou il arriva tout haletant sur la place du Parvis, il recula et n'osa lever les yeux sur le funeste edifice. <> Cependant il se hasarda a regarder l'eglise. La facade etait sombre. Le ciel derriere etincelait d'etoiles. Le croissant de la lune, qui venait de s'envoler de l'horizon, etait arrete en ce moment au sommet de la tour de droite, et semblait s'etre perche, comme un oiseau lumineux, au bord de la balustrade decoupee en trefles noirs. La porte du cloitre etait fermee. Mais l'archidiacre avait toujours sur lui la clef de la tour ou etait son laboratoire. Il s'en servit pour penetrer dans l'eglise. Il trouva dans l'eglise une obscurite et un silence de caverne. Aux grandes ombres qui tombaient de toutes parts a larges pans, il reconnut que les tentures de la ceremonie du matin n'avaient pas encore ete enlevees. La grande croix d'argent scintillait au fond des tenebres, saupoudree de quelques points etincelants, comme la voie lactee de cette nuit de sepulcre. Les longues fenetres du choeur montraient au-dessus de la draperie noire l'extremite superieure de leurs ogives, dont les vitraux, traverses d'un rayon de lune, n'avaient plus que les couleurs douteuses de la nuit, une espece de violet, de blanc et de bleu dont on ne retrouve la teinte que sur la face des morts. L'archidiacre, en apercevant tout autour du choeur ces blemes pointes d'ogives, crut voir des mitres d'eveques damnes. Il ferma les yeux, et quand il les rouvrit, il crut que c'etait un cercle de visages pales qui le regardaient. Il se mit a fuir a travers l'eglise. Alors il lui sembla que l'eglise aussi s'ebranlait, remuait, s'animait, vivait, que chaque grosse colonne devenait une patte enorme qui battait le sol de sa large spatule de pierre, et que la gigantesque cathedrale n'etait plus qu'une sorte d'elephant prodigieux qui soufflait et marchait avec ses piliers pour pieds, ses deux tours pour trompes et l'immense drap noir pour caparacon. Ainsi la fievre ou la folie etait arrivee a un tel degre d'intensite que le monde exterieur n'etait plus pour l'infortune qu'une sorte d'apocalypse visible, palpable, effrayante. Il fut un moment soulage. En s'enfoncant sous les bas cotes, il apercut, derriere un massif de piliers, une lueur rougeatre. Il y courut comme a une etoile. C'etait la pauvre lampe qui eclairait jour et nuit le breviaire public de Notre-Dame sous son treillis de fer. Il se jeta avidement sur le saint livre, dans l'espoir d'y trouver quelque consolation ou quelque encouragement. Le livre etait ouvert a ce passage de Job, sur lequel son oeil fixe se promena: <> A cette lecture lugubre, il eprouva ce qu'eprouve l'aveugle qui se sent piquer par le baton qu'il a ramasse. Ses genoux se deroberent sous lui, et il s'affaissa sur le pave, songeant a celle qui etait morte dans le jour. Il sentait passer et se degorger dans son cerveau tant de fumees monstrueuses qu'il lui semblait que sa tete etait devenue une des cheminees de l'enfer. Il parait qu'il resta longtemps dans cette attitude, ne pensant plus, abime et passif sous la main du demon. Enfin, quelque force lui revint, il songea a s'aller refugier dans la tour pres de son fidele Quasimodo. Il se leva, et, comme il avait peur, il prit pour s'eclairer la lampe du breviaire. C'etait un sacrilege; mais il n'en etait plus a regarder a si peu de chose. Il gravit lentement l'escalier des tours, plein d'un secret effroi que devait propager jusqu'aux rares passants du Parvis la mysterieuse lumiere de sa lampe montant si tard de meurtriere en meurtriere au haut du clocher. Tout a coup il sentit quelque fraicheur sur son visage et se trouva sous la porte de la plus haute galerie. L'air etait froid; le ciel charriait des nuages dont les larges lames blanches debordaient les unes sur les autres en s'ecrasant par les angles, et figuraient une debacle de fleuve en hiver. Le croissant de la lune, echoue au milieu des nuees, semblait un navire celeste pris dans ces glacons de l'air. Il baissa la vue et contempla un instant, entre la grille de colonnettes qui unit les deux tours, au loin, a travers une gaze de brumes et de fumees, la foule silencieuse des toits de Paris, aigus, innombrables, presses et petits comme les flots d'une mer tranquille dans une nuit d'ete. La lune jetait un faible rayon qui donnait au ciel et a la terre une teinte de cendre. En ce moment l'horloge eleva sa voix grele et felee. Minuit sonna. Le pretre pensa a midi. C'etaient les douze heures qui revenaient. <> Tout a coup un coup de vent eteignit sa lampe, et presque en meme temps il vit paraitre, a l'angle oppose de la tour, une ombre, une blancheur, une forme, une femme. Il tressaillit. A cote de cette femme, il y avait une petite chevre, qui melait son belement au dernier belement de l'horloge. Il eut la force de regarder. C'etait elle. Elle etait pale, elle etait sombre. Ses cheveux tombaient sur ses epaules comme le matin. Mais plus de corde au cou, plus de mains attachees. Elle etait libre, elle etait morte. Elle etait vetue de blanc et avait un voile blanc sur la tete. Elle venait vers lui, lentement, en regardant le ciel. La chevre surnaturelle la suivait. Il se sentait de pierre et trop lourd pour fuir. A chaque pas qu'elle faisait en avant, il en faisait un en arriere, et c'etait tout. Il rentra ainsi sous la voute obscure de l'escalier. Il etait glace de l'idee qu'elle allait peut-etre y entrer aussi; si elle l'eut fait, il serait mort de terreur. Elle arriva en effet devant la porte de l'escalier, s'y arreta quelques instants, regarda fixement dans l'ombre, mais sans paraitre y voir le pretre, et passa. Elle lui parut plus grande que lorsqu'elle vivait; il vit la lune a travers sa robe blanche; il entendit son souffle. Quand elle fut passee, il se mit a redescendre l'escalier, avec la lenteur qu'il avait vue au spectre, se croyant spectre lui-meme, hagard, les cheveux tout droits, sa lampe eteinte toujours a la main; et, tout en descendant les degres en spirale, il entendait distinctement dans son oreille une voix qui riait et qui repetait: <<...Un esprit passa devant ma face, et j'entendis un petit souffle, et le poil de ma chair se herissa.>> II BOSSU, BORGNE, BOITEUX Toute ville au moyen age, et, jusqu'a Louis XII, toute ville en France avait ses lieux d'asile. Ces lieux d'asile, au milieu du deluge de lois penales et de juridictions barbares qui inondaient la cite, etaient des especes d'iles qui s'elevaient au-dessus du niveau de la justice humaine. Tout criminel qui y abordait etait sauve. Il y avait dans une banlieue presque autant de lieux d'asile que de lieux patibulaires. C'etait l'abus de l'impunite a cote de l'abus des supplices, deux choses mauvaises qui tachaient de se corriger l'une par l'autre. Les palais du roi, les hotels des princes, les eglises surtout avaient droit d'asile. Quelquefois d'une ville tout entiere qu'on avait besoin de repeupler on faisait temporairement un lieu de refuge. Louis XI fit Paris asile en 1467. Une fois le pied dans l'asile, le criminel etait sacre; mais il fallait qu'il se gardat d'en sortir. Un pas hors du sanctuaire, il retombait dans le flot. La roue, le gibet, l'estrapade faisaient bonne garde a l'entour du lieu de refuge, et guettaient sans cesse leur proie comme les requins autour du vaisseau. On a vu des condamnes qui blanchissaient ainsi dans un cloitre, sur l'escalier d'un palais, dans la culture d'une abbaye, sous un porche d'eglise; de cette facon l'asile etait une prison comme une autre. Il arrivait quelquefois qu'un arret solennel du parlement violait le refuge et restituait le condamne au bourreau; mais la chose etait rare. Les parlements s'effarouchaient des eveques, et, quand ces deux robes-la en venaient a se froisser, la simarre n'avait pas beau jeu avec la soutane. Parfois cependant, comme dans l'affaire des assassins de Petit-Jean, bourreau de Paris, et dans celle d'Emery Rousseau, meurtrier de Jean Valleret, la justice sautait par-dessus l'eglise et passait outre a l'execution de ses sentences; mais, a moins d'un arret du parlement, malheur a qui violait a main armee un lieu d'asile! On sait quelle fut la mort de Robert de Clermont, marechal de France, et de Jean de Chalons, marechal de Champagne; et pourtant il ne s'agissait que d'un certain Perrin Marc, garcon d'un changeur, un miserable assassin; mais les deux marechaux avaient brise les portes de Saint-Mery. La etait l'enormite. Il y avait autour des refuges un tel respect, qu'au dire de la tradition, il prenait parfois jusqu'aux animaux. Aymoin conte qu'un cerf, chasse par Dagobert, s'etant refugie pres du tombeau de saint Denys, la meute s'arreta tout court en aboyant. Les eglises avaient d'ordinaire une logette preparee pour recevoir les suppliants. En 1407, Nicolas Flamel leur fit batir, sur les voutes de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, une chambre qui lui couta quatre livres six sols seize deniers parisis. A Notre-Dame, c'etait une cellule etablie sur les combles des bas cotes sous les arcs-boutants, en regard du cloitre, precisement a l'endroit ou la femme du concierge actuel des tours s'est pratique un jardin, qui est aux jardins suspendus de Babylone ce qu'une laitue est a un palmier, ce qu'une portiere est a Semiramis. C'est la qu'apres sa course effrenee et triomphale sur les tours et les galeries, Quasimodo avait depose la Esmeralda. Tant que cette course avait dure, la jeune fille n'avait pu reprendre ses sens, a demi assoupie, a demi eveillee, ne sentant plus rien sinon qu'elle montait dans l'air, qu'elle y flottait, qu'elle y volait, que quelque chose l'enlevait au-dessus de la terre. De temps en temps, elle entendait le rire eclatant, la voix bruyante de Quasimodo a son oreille; elle entrouvrait ses yeux; alors au-dessous d'elle elle voyait confusement Paris marquete de ses mille toits d'ardoises et de tuiles comme une mosaique rouge et bleue, au-dessus de sa tete la face effrayante et joyeuse de Quasimodo. Alors sa paupiere retombait; elle croyait que tout etait fini, qu'on l'avait executee pendant son evanouissement, et que le difforme esprit qui avait preside a sa destinee l'avait reprise et l'emportait. Elle n'osait le regarder et se laissait aller. Mais quand le sonneur de cloches echevele et haletant l'eut deposee dans la cellule du refuge, quand elle sentit ses grosses mains detacher doucement la corde qui lui meurtrissait les bras, elle eprouva cette espece de secousse qui reveille en sursaut les passagers d'un navire qui touche au milieu d'une nuit obscure. Ses pensees se reveillerent aussi, et lui revinrent une a une. Elle vit qu'elle etait dans Notre-Dame, elle se souvint d'avoir ete arrachee des mains du bourreau, que Phoebus etait vivant, que Phoebus ne l'aimait plus; et ces deux idees, dont l'une repandait tant d'amertume sur l'autre, se presentant ensemble a la pauvre condamnee se tourna vers Quasimodo qui se tenait debout devant elle, et qui lui faisait peur. Elle lui dit: <> Il la regarda avec anxiete comme cherchant a deviner ce qu'elle lui disait. Elle repeta sa question. Alors il lui jeta un coup d'oeil profondement triste, et s'enfuit. Elle resta etonnee. Quelques moments apres il revint, apportant un paquet qu'il jeta a ses pieds. C'etaient des vetements que des femmes charitables avaient deposes pour elle au seuil de l'eglise. Alors elle abaissa ses yeux sur elle-meme, se vit presque nue, et rougit. La vie revenait. Quasimodo parut eprouver quelque chose de cette pudeur. Il voila son regard de sa large main et s'eloigna encore une fois, mais a pas lents. Elle se hata de se vetir. C'etait une robe blanche avec un voile blanc. Un habit de novice de l'Hotel-Dieu. Elle achevait a peine qu'elle vit revenir Quasimodo. Il portait un panier sous un bras et un matelas sous l'autre. Il y avait dans le panier une bouteille, du pain, et quelques provisions. Il posa le panier a terre, et dit: <> Il etendit le matelas sur la dalle, et dit: <> C'etait son propre repas, c'etait son propre lit que le sonneur de cloches avait ete chercher. L'egyptienne leva les yeux sur lui pour le remercier; mais elle ne put articuler un mot. Le pauvre diable etait vraiment horrible. Elle baissa la tete avec un tressaillement d'effroi. Alors il lui dit: <> Emue, elle leva la tete pour lui repondre. Il avait disparu. Elle se retrouva seule, revant aux paroles singulieres de cet etre presque monstrueux, et frappee du son de sa voix qui etait si rauque et pourtant si douce. Puis, elle examina sa cellule. C'etait une chambre de quelque six pieds carres, avec une petite lucarne et une porte sur le plan legerement incline du toit en pierres plates. Plusieurs gouttieres a figures d'animaux semblaient se pencher autour d'elle et tendre le cou pour la voir par la lucarne. Au bord de son toit, elle apercevait le haut de mille cheminees qui faisaient monter sous ses yeux les fumees de tous les feux de Paris. Triste spectacle pour la pauvre egyptienne, enfant trouvee, condamnee a mort, malheureuse creature, sans patrie, sans famille, sans foyer. Au moment ou la pensee de son isolement lui apparaissait ainsi, plus poignante que jamais, elle sentit une tete velue et barbue se glisser dans ses mains, sur ses genoux. Elle tressaillit (tout l'effrayait maintenant), et regarda. C'etait la pauvre chevre, l'agile Djali, qui s'etait echappee a sa suite, au moment ou Quasimodo avait disperse la brigade de Charmolue, et qui se repandait en caresses a ses pieds depuis pres d'une heure, sans pouvoir obtenir un regard. L'egyptienne la couvrit de baisers. <> En meme temps, comme si une main invisible eut souleve le poids qui comprimait ses larmes dans son coeur depuis si longtemps, elle se mit a pleurer; et a mesure que ses larmes coulaient, elle sentait s'en aller avec elles ce qu'il y avait de plus acre et de plus amer dans sa douleur. Le soir venu, elle trouva la nuit si belle, la lune si douce, qu'elle fit le tour de la galerie elevee qui enveloppe l'eglise. Elle en eprouva quelque soulagement, tant la terre lui parut calme, vue de cette hauteur. III SOURD Le lendemain matin, elle s'apercut en s'eveillant qu'elle avait dormi. Cette chose singuliere l'etonna. Il y avait si longtemps qu'elle etait deshabituee du sommeil. Un joyeux rayon du soleil levant entrait par sa lucarne et lui venait frapper le visage. En meme temps que le soleil, elle vit a cette lucarne un objet qui l'effraya, la malheureuse figure de Quasimodo. Involontairement elle referma les yeux, mais en vain; elle croyait toujours voir a travers sa paupiere rose ce masque de gnome, borgne et breche-dent. Alors, tenant toujours ses yeux fermes, elle entendit une rude voix qui disait tres doucement: <> Il y avait quelque chose de plus plaintif encore que ces paroles, c'etait l'accent dont elles etaient prononcees. L'egyptienne touchee ouvrit les yeux. Il n'etait plus en effet a la lucarne. Elle alla a cette lucarne, et vit le pauvre bossu blotti a un angle de mur, dans une attitude douloureuse et resignee. Elle fit un effort pour surmonter la repugnance qu'il lui inspirait. <>, lui dit-elle doucement. Au mouvement des levres de l'egyptienne, Quasimodo crut qu'elle le chassait; alors il se leva et se retira en boitant, lentement, la tete baissee, sans meme oser lever sur la jeune fille son regard plein de desespoir. <>, cria-t-elle. Mais il continuait de s'eloigner. Alors elle se jeta hors de sa cellule, courut a lui, et lui prit le bras. En se sentant touche par elle, Quasimodo trembla de tous ses membres. Il releva son oeil suppliant, et, voyant qu'elle le ramenait pres d'elle, toute sa face rayonna de joie et de tendresse. Elle voulut le faire entrer dans sa cellule, mais il s'obstina a rester sur le seuil. <> Alors elle s'accroupit gracieusement sur sa couchette avec sa chevre endormie a ses pieds. Tous deux resterent quelques instants immobiles, considerant en silence, lui tant de grace, elle tant de laideur. A chaque moment, elle decouvrait en Quasimodo quelque difformite de plus. Son regard se promenait des genoux cagneux au dos bossu, du dos bossu a l'oeil unique. Elle ne pouvait comprendre qu'un etre si gauchement ebauche existat. Cependant il y avait sur tout cela tant de tristesse et de douceur repandues qu'elle commencait a s'y faire. Il rompit le premier ce silence. <> Elle fit un signe de tete affirmatif, en disant: <> Il comprit le signe de tete. <> <> s'ecria la bohemienne avec une expression de bienveillante pitie. Il se mit a sourire douloureusement. <> Il y avait dans l'accent du miserable un sentiment si profond de sa misere qu'elle n'eut pas la force de dire une parole. D'ailleurs il ne l'aurait pas entendue. Il poursuivit. <> Alors il se mit a rire, et ce rire etait ce qu'il y a de plus dechirant au monde. Il continua: <> Il la regarda attentivement tandis qu'elle parlait. <> Elle l'ecoutait avec un attendrissement profond. Une larme roulait dans l'oeil du sonneur, mais elle n'en tomba pas. Il parut mettre une sorte de point d'honneur a la devorer. <> Alors il se leva. Cet etre bizarre, si malheureuse que fut la bohemienne, eveillait encore quelque compassion en elle. Elle lui fit signe de rester. <> Il tira de sa poche un petit sifflet de metal. <> Il deposa le sifflet a terre et s'enfuit. IV GRES ET CRISTAL Le calme revenait peu a peu dans l'ame de la Esmeralda. L'exces de la douleur, comme l'exces de la joie, est une chose violente qui dure peu. Le coeur de l'homme ne peut rester longtemps dans une extremite. La bohemienne avait tant souffert qu'il ne lui en restait plus que l'etonnement. Avec la securite l'esperance lui etait revenue. Elle etait hors de la societe, hors de la vie, mais elle sentait vaguement qu'il ne serait peut-etre pas impossible d'y rentrer. Elle etait comme une morte qui tiendrait en reserve une cle de son tombeau. Elle sentait s'eloigner d'elle peu a peu les images terribles qui l'avaient si longtemps obsedee. Tous les fantomes hideux, Pierrat Torterue, Jacques Charmolue, s'effacaient dans son esprit, tous, le pretre lui-meme. Et puis, Phoebus vivait, elle en etait sure, elle l'avait vu. La vie de Phoebus, c'etait tout. Apres la serie de secousses fatales qui avaient tout fait ecrouler en elle, elle n'avait retrouve debout dans son ame qu'une chose, qu'un sentiment, son amour pour le capitaine. C'est que l'amour est comme un arbre, il pousse de lui-meme, jette profondement ses racines dans tout notre etre, et continue souvent de verdoyer sur un coeur en ruines. Et ce qu'il y a d'inexplicable, c'est que plus cette passion est aveugle, plus elle est tenace. Elle n'est jamais plus solide que lorsqu'elle n'a pas de raison en elle. Sans doute la Esmeralda ne songeait pas au capitaine sans amertume. Sans doute il etait affreux qu'il eut ete trompe aussi lui, qu'il eut cru cette chose impossible, qu'il eut pu comprendre un coup de poignard venu de celle qui eut donne mille vies pour lui. Mais enfin, il ne fallait pas trop lui en vouloir: n'avait-elle pas avoue _son crime_? n'avait-elle pas cede, faible femme, a la torture? Toute la faute etait a elle. Elle aurait du se laisser arracher les ongles plutot qu'une telle parole. Enfin, qu'elle revit Phoebus une seule fois, une seule minute, il ne faudrait qu'un mot, qu'un regard pour le detromper, pour le ramener. Elle n'en doutait pas. Elle s'etourdissait aussi sur beaucoup de choses singulieres, sur le hasard de la presence de Phoebus le jour de l'amende honorable, sur la jeune fille avec laquelle il etait. C'etait sa soeur sans doute. Explication deraisonnable, mais dont elle se contentait, parce qu'elle avait besoin de croire que Phoebus l'aimait toujours et n'aimait qu'elle. Ne lui avait-il pas jure? Que lui fallait-il de plus, naive et credule qu'elle etait? Et puis, dans cette affaire, les apparences n'etaient-elles pas bien plutot contre elle que contre lui? Elle attendait donc. Elle esperait. Ajoutons que l'eglise, cette vaste eglise qui l'enveloppait toutes parts, qui la gardait, qui la sauvait, etait elle-meme un souverain calmant. Les lignes solennelles de cette architecture, l'attitude religieuse de tous les objets qui entouraient la jeune fille, les pensees pieuses et sereines qui se degageaient, pour ainsi dire, de tous les pores de cette pierre, agissaient sur elle a son insu. L'edifice avait aussi des bruits d'une telle benediction et d'une telle majeste qu'ils assoupissaient cette ame malade. Le chant monotone des officiants, les reponses du peuple aux pretres, quelquefois inarticulees, quelquefois tonnantes, l'harmonieux tressaillement des vitraux, l'orgue eclatant comme cent trompettes, les trois clochers bourdonnant comme des ruches de grosses abeilles, tout cet orchestre sur lequel bondissait une gamme gigantesque montant et descendant sans cesse d'une foule a un clocher, assourdissait sa memoire, son imagination, sa douleur. Les cloches surtout la bercaient. C'etait comme un magnetisme puissant que ces vastes appareils repandaient sur elle a larges flots. Aussi chaque soleil levant la trouvait plus apaisee, respirant mieux, moins pale. A mesure que ses plaies se fermaient, sa grace et sa beaute refleurissaient sur son visage, mais plus recueillies et plus reposees. Son ancien caractere lui revenait aussi, quelque chose meme de sa gaiete, sa jolie moue, son amour de sa chevre, son gout de chanter, sa pudeur. Elle avait soin de s'habiller le matin dans l'angle de sa logette, de peur que quelque habitant des greniers voisins ne la vit par la lucarne. Quand la pensee de Phoebus lui en laissait le temps, l'egyptienne songeait quelquefois a Quasimodo. C'etait le seul lien, le seul rapport, la seule communication qui lui restat avec les hommes, avec les vivants. La malheureuse! elle etait plus hors du monde que Quasimodo! Elle ne comprenait rien a l'etrange ami que le hasard lui avait donne. Souvent elle se reprochait de ne pas avoir une reconnaissance qui fermat les yeux, mais decidement elle ne pouvait s'accoutumer au pauvre sonneur. Il etait trop laid. Elle avait laisse a terre le sifflet qu'il lui avait donne. Cela n'empecha pas Quasimodo de reparaitre de temps en temps les premiers jours. Elle faisait son possible pour ne pas se detourner avec trop de repugnance quand il venait lui apporter le panier de provisions ou la cruche d'eau, mais il s'apercevait toujours du moindre mouvement de ce genre, et alors il s'en allait tristement. Une fois, il survint au moment ou elle caressait Djali. Il resta quelques moments pensif devant ce groupe gracieux de la chevre et de l'egyptienne. Enfin il dit en secouant sa tete lourde et mal faite: <> Elle leva sur lui un regard etonne. Il repondit a ce regard: <> Et il s'en alla. Une autre fois, il se presenta a la porte de la cellule (ou il n'entrait jamais) au moment ou la Esmeralda chantait une vieille ballade espagnole, dont elle ne comprenait pas les paroles, mais qui etait restee dans son oreille parce que les bohemiennes l'en avaient bercee tout enfant. A la vue de cette vilaine figure qui survenait brusquement au milieu de sa chanson, la jeune fille s'interrompit avec un geste d'effroi involontaire. Le malheureux sonneur tomba a genoux sur le seuil de la porte et joignit d'un air suppliant ses grosses mains informes. <> Elle ne voulut pas l'affliger, et, toute tremblante, reprit sa romance. Par degres cependant son effroi se dissipa, et elle se laissa aller tout entiere a l'impression de l'air melancolique et trainant qu'elle chantait. Lui, etait reste a genoux, les mains jointes, comme en priere, attentif, respirant a peine, son regard fixe sur les prunelles brillantes de la bohemienne. On eut dit qu'il entendait sa chanson dans ses yeux. Une autre fois encore, il vint a elle d'un air gauche et timide. <> Elle lui fit signe qu'elle l'ecoutait. Alors il se mit a soupirer, entr'ouvrit ses levres, parut un moment pret a parler, puis il la regarda, fit un mouvement de tete negatif, et se retira lentement, son front dans la main, laissant l'egyptienne stupefaite. Parmi les personnages grotesques sculptes dans le mur, il y en avait un qu'il affectionnait particulierement, et avec lequel il semblait souvent echanger des regards fraternels. Une fois l'egyptienne l'entendit qui lui disait: <> Un jour enfin, un matin, la Esmeralda s'etait avancee jusqu'au bord du toit et regardait dans la place par-dessus la toiture aigue de Saint-Jean-le-Rond. Quasimodo etait la, derriere elle. Il se placait ainsi de lui-meme, afin d'epargner le plus possible a la jeune fille le deplaisir de le voir. Tout a coup la bohemienne tressaillit, une larme et un eclair de joie brillerent a la fois dans ses yeux, elle s'agenouilla au bord du toit et tendit ses bras avec angoisse vers la place en criant: <> Sa voix, son visage, son geste, toute sa personne avaient l'expression dechirante d'un naufrage qui fait le signal de detresse au joyeux navire qui passe au loin dans un rayon de soleil a l'horizon. Quasimodo se pencha sur la place, et vit que l'objet de cette tendre et delirante priere etait un jeune homme, un capitaine, un beau cavalier tout reluisant d'armes et de parures, qui passait en caracolant au fond de la place, et saluait du panache une belle dame souriant a son balcon. Du reste, l'officier n'entendait pas la malheureuse qui l'appelait. Il etait trop loin. Mais le pauvre sourd entendait, lui. Un soupir profond souleva sa poitrine. Il se retourna. Son coeur etait gonfle de toutes les larmes qu'il devorait; ses deux poings convulsifs se heurterent sur sa tete, et quand il les retira il avait a chaque main une poignee de cheveux roux. L'egyptienne ne faisait aucune attention a lui. Il disait a voix basse en grincant des dents: <> Cependant elle etait restee a genoux et criait avec agitation extraordinaire: <> Le sourd la regardait. Il comprenait cette pantomime. L'oeil du pauvre sonneur se remplissait de larmes, mais il n'en laissait couler aucune. Tout a coup il la tira doucement par le bord de sa manche. Elle se retourna. Il avait pris un air tranquille. Il lui dit: <> Elle poussa un cri de joie. <> Elle embrassait ses genoux. Il ne put s'empecher de secouer la tete douloureusement. <>, dit-il d'une voix faible. Puis il tourna la tete et se precipita a grands pas sous l'escalier, etouffe de sanglots. Quand il arriva sur la place, il ne vit plus rien que le beau cheval attache a la porte du logis Gondelaurier. Le capitaine venait d'y entrer. Il leva son regard vers le toit de l'eglise. La Esmeralda y etait toujours a la meme place, dans la meme posture. Il lui fit un triste signe de tete. Puis il s'adossa a l'une des bornes du porche Gondelaurier, determine a attendre que le capitaine sortit. C'etait, dans le logis Gondelaurier, un de ces jours de gala qui precedent les noces. Quasimodo vit entrer beaucoup de monde et ne vit sortir personne. De temps en temps il regardait vers le toit. L'egyptienne ne bougeait pas plus que lui. Un palefrenier vint detacher le cheval, et le fit entrer a l'ecurie du logis. La journee entiere se passa ainsi, Quasimodo sur la borne, la Esmeralda sur le toit, Phoebus sans doute aux pieds de Fleur-de-Lys. Enfin la nuit vint; une nuit sans lune, une nuit obscure. Quasimodo eut beau fixer son regard sur la Esmeralda. Bientot ce ne fut plus qu'une blancheur dans le crepuscule; puis rien. Tout s'effaca, tout etait noir. Quasimodo vit s'illuminer du haut en bas de la facade les fenetres du logis Gondelaurier. Il vit s'allumer l'une apres l'autre les autres croisees de la place; il les vit aussi s'eteindre jusqu'a la derniere. Car il resta toute la soiree a son poste. L'officier ne sortait pas. Quand les derniers passants furent rentres chez eux, quand toutes les croisees des autres maisons furent eteintes, Quasimodo demeura tout a fait seul, tout a fait dans l'ombre. Il n'y avait pas alors de luminaire dans le Parvis de Notre-Dame. Cependant les fenetres du logis Gondelaurier etaient restees eclairees, meme apres minuit. Quasimodo immobile et attentif voyait passer sur les vitraux de mille couleurs une foule d'ombres vives et dansantes. S'il n'eut pas ete sourd, a mesure que la rumeur de Paris endormi s'eteignait, il eut entendu de plus en plus distinctement, dans l'interieur du logis Gondelaurier, un bruit de fete, de rires et de musiques. Vers une heure du matin, les convies commencerent a se retirer. Quasimodo enveloppe de tenebres les regardait tous sous le porche eclaire de flambeaux. Aucun n'etait le capitaine. Il etait plein de pensees tristes. Par moments il regardait en l'air, comme ceux qui s'ennuient. De grands nuages noirs, lourds, dechires, crevasses, pendaient comme des hamacs de crepe sous le cintre etoile de la nuit. On eut dit les toiles d'araignee de la voute du ciel. Dans un de ces moments, il vit tout a coup s'ouvrir mysterieusement la porte-fenetre du balcon dont la balustrade de pierre se decoupait au-dessus de sa tete. La frele porte de vitre donna passage a deux personnes derriere lesquelles elle se referma sans bruit. C'etait un homme et une femme. Ce ne fut pas sans peine que Quasimodo parvint a reconnaitre dans l'homme le beau capitaine, dans la femme la jeune dame qu'il avait vue le matin souhaiter la bienvenue a l'officier, du haut de ce meme balcon. La place etait parfaitement obscure, et un double rideau cramoisi qui etait retombe derriere la porte au moment ou elle s'etait refermee ne laissait guere arriver sur le balcon la lumiere de l'appartement. Le jeune homme et la jeune fille, autant qu'en pouvait juger notre sourd qui n'entendait pas une de leurs paroles, paraissaient s'abandonner a un fort tendre tete-a-tete. La jeune fille semblait avoir permis a l'officier de lui faire une ceinture de son bras, et resistait doucement a un baiser. Quasimodo assistait d'en bas a cette scene d'autant plus gracieuse a voir qu'elle n'etait pas faite pour etre vue. Il contemplait ce bonheur, cette beaute avec amertume. Apres tout, la nature n'etait pas muette chez le pauvre diable, et sa colonne vertebrale, toute mechamment tordue qu'elle etait, n'etait pas moins fremissante qu'une autre. Il songeait a la miserable part que la providence lui avait faite, que la femme, l'amour, la volupte lui passeraient eternellement sous les yeux, et qu'il ne ferait jamais que voir la felicite des autres. Mais ce qui le dechirait le plus dans ce spectacle, ce qui melait de l'indignation a son depit, c'etait de penser a ce que devait souffrir l'egyptienne si elle voyait. Il est vrai que la nuit etait bien noire, que la Esmeralda, si elle etait restee a sa place (et il n'en doutait pas), etait fort loin, et que c'etait tout au plus s'il pouvait distinguer lui-meme les amoureux du balcon. Cela le consolait. Cependant leur entretien devenait de plus en plus anime. La jeune dame paraissait supplier l'officier de ne rien lui demander de plus. Quasimodo ne distinguait de tout cela que les belles mains jointes, les sourires meles de larmes, les regards leves aux etoiles de la jeune fille, les yeux du capitaine ardemment abaisses sur elle. Heureusement, car la jeune fille commencait a ne plus lutter que faiblement, la porte du balcon se rouvrit subitement, une vieille dame parut, la belle sembla confuse, l'officier prit un air depite, et tous trois rentrerent. Un moment apres, un cheval piaffa sous le porche et le brillant officier, enveloppe de son manteau de nuit, passa rapidement devant Quasimodo. Le sonneur lui laissa doubler l'angle de la rue, puis il se mit a courir apres lui avec son agilite de singe, en criant: <> Le capitaine s'arreta. <> dit-il en avisant dans l'ombre cette espece de figure dehanchee qui accourait vers lui en cahotant. Quasimodo cependant etait arrive a lui, et avait pris hardiment la bride de son cheval: <> Quasimodo, loin de quitter la bride du cheval, se disposait a lui faire rebrousser chemin. Ne pouvant s'expliquer la resistance du capitaine, il se hata de lui dire: <> Il ajouta avec effort: <> Ce mot fit en effet une grande impression sur Phoebus, mais non celle que le sourd en attendait. On se rappelle que notre galant officier s'etait retire avec Fleur-de-Lys quelques moments avant que Quasimodo sauvat la condamnee des mains de Charmolue. Depuis, dans toutes ses visites au logis Gondelaurier, il s'etait bien garde de reparler de cette femme dont le souvenir, apres tout, lui etait penible; et de son cote Fleur-de-Lys n'avait pas juge politique de lui dire que l'egyptienne vivait. Phoebus croyait donc la pauvre _Similar_ morte, et qu'il y avait deja un ou deux mois de cela. Ajoutons que depuis quelques instants le capitaine songeait a l'obscurite profonde de la nuit, a la laideur surnaturelle, a la voix sepulcrale de l'etrange messager, que minuit etait passe, que la rue etait deserte comme le soir ou le moine bourru l'avait accoste, et que son cheval soufflait en regardant Quasimodo. <> Et il mit sa main sur la poignee de sa dague. <> Phoebus lui assena un vigoureux coup de botte dans la poitrine. L'oeil de Quasimodo etincela. Il fit un mouvement pour se jeter sur le capitaine. Puis il dit en se roidissant: <> Il appuya sur le mot _quelqu'un_, et lachant la bride du cheval: <> Phoebus piqua des deux en jurant. Quasimodo le regarda s'enfoncer dans le brouillard de la rue. <> Il rentra dans Notre-Dame, alluma sa lampe et remonta dans la tour. Comme il l'avait pense, la bohemienne etait toujours a la meme place. Du plus loin qu'elle l'apercut, elle courut a lui. <> reprit-elle avec emportement. Il vit son geste de colere et comprit le reproche. <> lui dit-elle. Il la quitta. Elle etait mecontente de lui. Il avait mieux aime etre maltraite par elle que de l'affliger. Il avait garde toute la douleur pour lui. A dater de ce jour, l'egyptienne ne le vit plus. Il cessa de venir a sa cellule. Tout au plus entrevoyait-elle quelquefois au sommet d'une tour la figure du sonneur melancoliquement fixee sur elle. Mais des qu'elle l'apercevait, il disparaissait. Nous devons dire qu'elle etait peu affligee de cette absence volontaire du pauvre bossu. Au fond du coeur, elle lui en savait gre. Au reste, Quasimodo ne se faisait pas illusion a cet egard. Elle ne le voyait plus, mais elle sentait la presence d'un bon genie autour d'elle. Ses provisions etaient renouvelees par une main invisible pendant son sommeil. Un matin, elle trouva sur sa fenetre une cage d'oiseaux. Il y avait au-dessus de sa cellule une sculpture qui lui faisait peur. Elle l'avait temoigne plus d'une fois devant Quasimodo. Un matin (car toutes ces choses-la se faisaient la nuit), elle ne la vit plus. On l'avait brisee, celui qui avait grimpe jusqu'a cette sculpture avait du risquer sa vie. Quelquefois, le soir, elle entendait une voix cachee sous les abat-vent du clocher chanter comme pour l'endormir une chanson triste et bizarre. C'etaient des vers sans rime, comme un sourd en peut faire. _Ne regarde pas la figure,_ _Jeune fille, regarde le coeur._ _Le coeur d'un beau jeune homme est souvent difforme._ _Il y a des coeurs ou l'amour ne se conserve pas._ _Jeune fille, le sapin n'est pas beau,_ _N'est pas beau comme le peuplier,_ _Mais il garde son feuillage l'hiver._ _Helas! a quoi bon dire cela?_ _Ce qui n'est pas beau a tort d'etre;_ _La beaute n'aime que la beaute,_ _Avril tourne le dos a janvier._ _La beaute est parfaite,_ _La beaute peut tout,_ _La beaute est la seule chose qui n'existe pas a demi._ _Le corbeau ne vole que le jour,_ _Le hibou ne vole que la nuit,_ _Le cygne vole la nuit et le jour._ Un matin, elle vit, en s'eveillant, sur sa fenetre, deux vases pleins de fleurs. L'un etait un vase de cristal fort beau et fort brillant, mais fele. Il avait laisse fuir l'eau dont on l'avait rempli, et les fleurs qu'il contenait etaient fanees. L'autre etait un pot de gres, grossier et commun, mais qui avait conserve toute son eau, et dont les fleurs etaient restees fraiches et vermeilles. Je ne sais pas si ce fut avec intention, mais la Esmeralda prit le bouquet fane, et le porta tout le jour sur son sein. Ce jour-la, elle n'entendit pas la voix de la tour chanter. Elle s'en soucia mediocrement. Elle passait ses journees a caresser Djali, a epier la porte du logis Gondelaurier, a s'entretenir tout bas de Phoebus, et a emietter son pain aux hirondelles. Elle avait du reste tout a fait cesse de voir, cesse d'entendre Quasimodo. Le pauvre sonneur semblait avoir disparu de l'eglise. Une nuit pourtant, comme elle ne dormait pas et songeait a son beau capitaine, elle entendit soupirer pres de sa cellule. Effrayee, elle se leva, et vit a la lumiere de la lune une masse informe couchee en travers devant sa porte. C'etait Quasimodo qui dormait la sur une pierre. V LA CLEF DE LA PORTE-ROUGE Cependant la voix publique avait fait connaitre a l'archidiacre de quelle maniere miraculeuse l'egyptienne avait ete sauvee. Quand il apprit cela, il ne sut ce qu'il en eprouvait. Il s'etait arrange de la mort de la Esmeralda. De cette facon il etait tranquille, il avait touche le fond de la douleur possible. Le coeur humain (dom Claude avait medite sur ces matieres) ne peut contenir qu'une certaine quantite de desespoir. Quand l'eponge est imbibee, la mer peut passer dessus sans y faire entrer une larme de plus. Or, la Esmeralda morte, l'eponge etait imbibee, tout etait dit pour dom Claude sur cette terre. Mais la sentir vivante, et Phoebus aussi, c'etaient les tortures qui recommencaient, les secousses, les alternatives, la vie. Et Claude etait las de tout cela. Quand il sut cette nouvelle, il s'enferma dans sa cellule du cloitre. Il ne parut ni aux conferences capitulaires, ni aux offices. Il ferma sa porte a tous, meme a l'eveque. Il resta mure de cette sorte plusieurs semaines. On le crut malade. Il l'etait en effet. Que faisait-il ainsi enferme? Sous quelles pensees l'infortune se debattait-il? Livrait-il une derniere lutte a sa redoutable passion? Combinait-il un dernier plan de mort pour elle et de perdition pour lui? Son Jehan, son frere cheri, son enfant gate, vint une fois a sa porte, frappa, jura, supplia, se nomma dix fois. Claude n'ouvrit pas. Il passait des journees entieres la face collee aux vitres de sa fenetre. De cette fenetre, situee dans le cloitre, il voyait la logette de la Esmeralda, il la voyait souvent elle-meme avec sa chevre, quelquefois avec Quasimodo. Il remarquait les petits soins du vilain sourd, ses obeissances, ses facons delicates et soumises avec l'egyptienne. Il se rappelait, car il avait bonne memoire, lui, et la memoire est la tourmenteuse des jaloux, il se rappelait le regard singulier du sonneur sur la danseuse un certain soir. Il se demandait quel motif avait pu pousser Quasimodo a la sauver. Il fut temoin de mille petites scenes entre la bohemienne et le sourd dont la pantomime, vue de loin et commentee par sa passion, lui parut fort tendre. Il se defiait de la singularite des femmes. Alors il sentit confusement s'eveiller en lui une jalousie a laquelle il ne se fut jamais attendu, une jalousie qui le faisait rougir de honte et d'indignation. <> Cette pensee le bouleversait. Ses nuits etaient affreuses. Depuis qu'il savait l'egyptienne vivante, les froides idees de spectre et de tombe qui l'avaient obsede un jour entier s'etaient evanouies, et la chair revenait l'aiguillonner. Il se tordait sur son lit de sentir la brune jeune fille si pres de lui. Chaque nuit, son imagination delirante lui representait la Esmeralda dans toutes les attitudes qui avaient le plus fait bouillir ses veines. Il la voyait etendue sur le capitaine poignarde, les yeux fermes, sa belle gorge nue couverte du sang de Phoebus, a ce moment de delice ou l'archidiacre avait imprime sur ses levres pales ce baiser dont la malheureuse, quoique a demi morte, avait senti la brulure. Il la revoyait deshabillee par les mains sauvages des tortionnaires, laissant mettre a nu et emboiter dans le brodequin aux vis de fer son petit pied, sa jambe fine et ronde, son genou souple et blanc. Il revoyait encore ce genou d'ivoire reste seul en dehors de l'horrible appareil de Torterue. Il se figurait enfin la jeune fille en chemise, la corde au cou, epaules nues, pieds nus, presque nue, comme il l'avait vue le dernier jour. Ces images de volupte faisaient crisper ses poings et courir un frisson le long de ses vertebres. Une nuit entre autres, elles echaufferent si cruellement dans ses arteres son sang de vierge et de pretre qu'il mordit son oreiller, sauta hors de son lit, jeta un surplis sur sa chemise, et sortit de sa cellule, sa lampe a la main, a demi nu, effare, l'oeil en feu. Il savait ou trouver la clef de la Porte-Rouge qui communiquait du cloitre a l'eglise, et il avait toujours sur lui, comme on sait, une clef de l'escalier des tours. VI SUITE DE LA CLEF DE LA PORTE-ROUGE Cette nuit-la, la Esmeralda s'etait endormie dans sa logette, pleine d'oubli, d'esperance et de douces pensees. Elle dormait depuis quelque temps, revant, comme toujours, de Phoebus, lorsqu'il lui sembla entendre du bruit autour d'elle. Elle avait un sommeil leger et inquiet, un sommeil d'oiseau. Un rien la reveillait. Elle ouvrit les yeux. La nuit etait tres noire. Cependant elle vit a sa lucarne une figure qui la regardait. Il y avait une lampe qui eclairait cette apparition. Au moment ou elle se vit apercue de la Esmeralda, cette figure souffla la lampe. Neanmoins la jeune fille avait eu le temps de l'entrevoir. Ses paupieres se refermerent de terreur. <> Tout son malheur passe lui revint comme dans un eclair. Elle retomba sur son lit, glacee. Un moment apres, elle sentit le long de son corps un contact qui la fit tellement fremir qu'elle se dressa reveillee et furieuse sur son seant. Le pretre venait de se glisser pres d'elle. Il l'entourait de ses deux bras. Elle voulut crier, et ne put. <> murmura le pretre en lui imprimant ses levres sur les epaules. Elle lui prit sa tete chauve a deux mains par son reste de cheveux, et s'efforca d'eloigner ses baisers comme si c'eut ete des morsures. <> Et il arreta ses deux bras avec une force surhumaine. Eperdue: <> Il la lacha. <> Alors elle le frappa avec une fureur d'enfant. Elle raidissait ses belles mains pour lui meurtrir la face. <> criait le pauvre pretre en se roulant sur elle et en repondant a ses coups par des caresses. Tout a coup, elle le sentit plus fort qu'elle. <> dit-il en grincant des dents. Elle etait subjuguee, palpitante, brisee, entre ses bras, a sa discretion. Elle sentait une main lascive s'egarer sur elle. Elle fit un dernier effort, et se mit a crier: <> Rien ne venait. Djali seule etait eveillee, et belait avec angoisse. <> disait le pretre haletant. Tout a coup, en se debattant, en rampant sur le sol, la main de l'egyptienne rencontra quelque chose de froid et de metallique. C'etait le sifflet de Quasimodo. Elle le saisit avec une convulsion d'esperance, le porta a ses levres, et y siffla de tout ce qui lui restait de force. Le sifflet rendit un son clair, aigu, percant. <> dit le pretre. Presque au meme instant il se sentit enlever par un bras vigoureux; la cellule etait sombre, il ne put distinguer nettement qui le tenait ainsi; mais il entendit des dents claquer de rage, et il y avait juste assez de lumiere eparse dans l'ombre pour qu'il vit briller au-dessus de sa tete une large lame de coutelas. Le pretre crut apercevoir la forme de Quasimodo. Il supposa que ce ne pouvait etre que lui. Il se souvint d'avoir trebuche en entrant contre un paquet qui etait etendu en travers de la porte en dehors. Cependant, comme le nouveau venu ne proferait pas une parole, il ne savait que croire. Il se jeta sur le bras qui tenait le coutelas en criant: <> Il oubliait, en ce moment de detresse, que Quasimodo etait sourd. En un clin d'oeil le pretre fut terrasse, et sentit un genou de plomb s'appuyer sur sa poitrine. A l'empreinte anguleuse de ce genou, il reconnut Quasimodo. Mais que faire? comment de son cote etre reconnu de lui? la nuit faisait le sourd aveugle. Il etait perdu. La jeune fille, sans pitie, comme une tigresse irritee, n'intervenait pas pour le sauver. Le coutelas se rapprochait de sa tete. Le moment etait critique. Tout a coup son adversaire parut pris d'une hesitation. <> dit-il d'une voix sourde. C'etait en effet la voix de Quasimodo. Alors le pretre sentit la grosse main qui le trainait par le pied hors de la cellule. C'est la qu'il devait mourir. Heureusement pour lui, la lune venait de se lever depuis quelques instants. Quand ils eurent franchi la porte de la logette, son pale rayon tomba sur la figure du pretre. Quasimodo le regarda en face, un tremblement le prit, il lacha le pretre, et recula. L'egyptienne, qui s'etait avancee sur le seuil de la cellule, vit avec surprise les roles changer brusquement. C'etait maintenant le pretre qui menacait, Quasimodo qui suppliait. Le pretre, qui accablait le sourd de gestes de colere et de reproche, lui fit violemment signe de se retirer. Le sourd baissa la tete, puis il vint se mettre a genoux devant la porte de l'egyptienne. <> En parlant ainsi, il presentait au pretre son coutelas. Le pretre hors de lui se jeta dessus, mais la jeune fille fut plus prompte que lui. Elle arracha le couteau des mains de Quasimodo, et eclata de rire avec fureur. <> dit-elle au pretre. Elle tenait la lame haute. Le pretre demeura indecis. Elle eut certainement frappe. <> lui cria-t-elle. Puis elle ajouta avec une expression impitoyable, et sachant bien qu'elle allait percer de mille fers rouges le coeur du pretre: <> Le pretre renversa Quasimodo a terre d'un coup de pied et se replongea en fremissant de rage sous la voute de l'escalier. Quand il fut parti, Quasimodo ramassa le sifflet qui venait de sauver l'egyptienne. <>, dit-il en le lui rendant. Puis il la laissa seule. La jeune fille, bouleversee par cette scene violente, tomba epuisee sur son lit, et se mit a pleurer a sanglots. Son horizon redevenait sinistre. De son cote, le pretre etait rentre a tatons dans sa cellule. C'en etait fait. Dom Claude etait jaloux de Quasimodo! Il repeta d'un air pensif sa fatale parole: <> LIVRE DIXIEME I GRINGOIRE A PLUSIEURS BONNES IDEES DE SUITE RUE DES BERNARDINS Depuis que Pierre Gringoire avait vu comment toute cette affaire tournait, et que decidement il y aurait corde, pendaison et autres desagrements pour les personnages principaux de cette comedie, il ne s'etait plus soucie de s'en meler. Les truands, parmi lesquels il etait reste considerant qu'en dernier resultat c'etait la meilleure compagnie de Paris, les truands avaient continue de s'interesser a l'egyptienne. Il avait trouve cela fort simple de la part de gens qui n'avaient, comme elle, d'autre perspective que Charmolue et Torterue, et qui ne chevauchaient pas comme lui dans les regions imaginaires entre les deux ailes de Pegasus. Il avait appris par leurs propos que son epousee au pot casse s'etait refugiee dans Notre-Dame, et il en etait bien aise. Mais il n'avait pas meme la tentation d'y aller voir. Il songeait quelquefois a la petite chevre, et c'etait tout. Du reste, le jour il faisait des tours de force pour vivre, et la nuit il elucubrait un memoire contre l'eveque de Paris, car il se souvenait d'avoir ete inonde par les roues de ses moulins, et il lui en gardait rancune. Il s'occupait aussi de commenter le bel ouvrage de Baudry le Rouge, eveque de Noyon et de Tournay, D_e_ c_upa petrarum_[117], ce qui lui avait donne un gout violent pour l'architecture; penchant qui avait remplace dans son coeur sa passion pour l'hermetisme, dont il n'etait d'ailleurs qu'un corollaire naturel, puisqu'il y a un lien intime entre l'hermetique et la maconnerie. Gringoire avait passe de l'amour d'une idee a l'amour de la forme de cette idee. Un jour, il s'etait arrete pres de Saint-Germain-l'Auxerrois a l'angle d'un logis qu'on appelait _Le For-l'Eveque_, lequel faisait face a un autre qu'on appelait _Le For-le-Roi_. Il y avait a ce For-l'Eveque une charmante chapelle du quatorzieme siecle dont le chevet donnait sur la rue. Gringoire en examinait devotement les sculptures exterieures. Il etait dans un de ces moments de jouissance egoiste, exclusive, supreme, ou l'artiste ne voit dans le monde que l'art et voit le monde dans l'art. Tout a coup, il sent une main se poser gravement sur son epaule. Il se retourne. C'etait son ancien ami, son ancien maitre, monsieur l'archidiacre. Il resta stupefait. Il y avait longtemps qu'il n'avait vu l'archidiacre, et dom Claude etait un de ces hommes solennels et passionnes dont la rencontre derange toujours l'equilibre d'un philosophe sceptique. L'archidiacre garda quelques instants un silence pendant lequel Gringoire eut le loisir de l'observer. Il trouva dom Claude bien change, pale comme un matin d'hiver, les yeux caves, les cheveux presque blancs. Ce fut le pretre qui rompit enfin le silence en disant d'un ton tranquille, mais glacial: <> Le pretre se mit a sourire, de ce sourire amer qui ne releve qu'une des extremites de la bouche. <> s'ecria Gringoire. Et se penchant sur les sculptures avec la mine eblouie d'un demonstrateur de phenomenes vivants: <> Dom Claude l'interrompit: <> Gringoire repondit avec feu: <> Le pretre mit sa main sur son front. C'etait son geste habituel. <> Il prit le bras du pretre qui se laissait aller, et le fit entrer sous la tourelle de l'escalier du For-l'Eveque. <>, repondit l'archidiacre. Apres un silence, le pretre reprit: <> En ce moment, un bruit de chevaux se fit entendre, et nos deux interlocuteurs virent defiler au bout de la rue une compagnie des archers de l'ordonnance du roi, les lances hautes, l'officier en tete. La cavalcade etait brillante et resonnait sur le pave. <> Depuis le passage de cette troupe, quelque agitation percait sous l'enveloppe glaciale de l'archidiacre. Il se mit a marcher. Gringoire le suivait, habitue a lui obeir, comme tout ce qui avait approche une fois cet homme plein d'ascendant. Ils arriverent en silence jusqu'a la rue des Bernardins qui etait assez deserte. Dom Claude s'y arreta. <> Gringoire hocha la tete. <> Gringoire, le voyant pensif, le quitta pour aller admirer le porche d'une maison voisine. Il revint en frappant des mains. <>, dit Gringoire. Le pretre, en un clin d'oeil, etait redevenu froid et calme. <>, observa Gringoire. L'archidiacre reprit apres un silence: <> Le pretre se frappa le front. Malgre le calme qu'il affectait, de temps en temps un geste violent revelait ses convulsions interieures. <> Gringoire lui dit: <> repeta Claude reveur. Gringoire a son tour se frappa le front. <> Gringoire se mit a chercher de nouvelles solutions. <> Cela fit etinceler la creuse prunelle du pretre. <> Gringoire fut effraye de son air. Il se hata de dire: <> Le pretre ne l'ecoutait pas. <> Il haussa la voix: <> Gringoire se gratta l'oreille avec un air tres serieux. <> A la proposition inattendue de dom Claude, la figure ouverte et benigne du poete s'etait brusquement rembrunie, comme un riant paysage d'Italie quand il survient un coup de vent malencontreux qui ecrase un nuage sur le soleil. <> L'archidiacre parlait avec empire. <> Le pretre etait vehement. Gringoire l'ecouta d'abord avec un air indetermine, puis il s'attendrit, et finit par faire une grimace tragique qui fit ressembler sa bleme figure a celle d'un nouveau-ne qui a la colique. <> Le pretre l'interrompit: <>>> L'archidiacre lui presenta la main. <> Ce geste ramena Gringoire au positif. <> Et l'archidiacre ajouta entre ses dents: <> <>, pensa Gringoire; et il courut apres dom Claude. <> Le pretre arrachait d'impatience les boutons de sa soutane. <>, dit le pretre en le secouant. Gringoire se tourna majestueusement vers lui: <> Il reflechit encore quelques instants. Puis il se mit a battre des mains a sa pensee en criant: <> reprit Claude en colere. Gringoire etait radieux. <> Il s'interrompit: <> Gringoire se pencha a l'oreille de l'archidiacre et lui parla tres bas, en jetant un regard inquiet d'un bout a l'autre de la rue ou il ne passait pourtant personne. Quand il eut fini, dom Claude lui prit la main et lui dit froidement: <>, repeta Gringoire. Et tandis que l'archidiacre s'eloignait d'un cote, il s'en alla de l'autre en se disant a demi-voix: <> II FAITES-VOUS TRUAND L'archidiacre, en rentrant au cloitre, trouva a la porte de sa cellule son frere Jehan du Moulin qui l'attendait et qui avait charme les ennuis de l'attente en dessinant avec un charbon sur le mur un profil de son frere aine enrichi d'un nez demesure. Dom Claude regarda a peine son frere. Il avait d'autres songes. Ce joyeux visage de vaurien dont le rayonnement avait tant de fois rasserene la sombre physionomie du pretre etait maintenant impuissant a fondre la brume qui s'epaississait chaque jour davantage sur cette ame corrompue, mephitique et stagnante. <> L'archidiacre ne leva seulement pas les yeux sur lui. <> Helas! que c'etaient la de tres excellents avis! --Et puis? --Mon frere, vous voyez un coupable, un criminel, un miserable, un libertin, un homme enorme! Mon cher frere, Jehan a fait de vos gracieux conseils paille et fumier a fouler aux pieds. J'en suis bien chatie, et le bon Dieu est extraordinairement juste. Tant que j'ai eu de l'argent, j'ai fait ripaille, folie et vie joyeuse. Oh! que la debauche, si charmante de face, est laide et rechignee par derriere! Maintenant je n'ai plus un blanc, j'ai vendu ma nappe, ma chemise et ma touaille, plus de joyeuse vie! la belle chandelle est eteinte, et je n'ai plus que la vilaine meche de suif qui me fume dans le nez. Les filles se moquent de moi. Je bois de l'eau. Je suis bourrele de remords et de creanciers. --Le reste? dit l'archidiacre. --Helas! tres cher frere, je voudrais bien me ranger a une meilleure vie. Je viens a vous, plein de contrition. Je suis penitent. Je me confesse. Je me frappe la poitrine a grands coups de poing. Vous avez bien raison de vouloir que je devienne un jour licencie et sous-moniteur du college de Torchi. Voici que je me sens a present une vocation magnifique pour cet etat. Mais je n'ai plus d'encre, il faut que j'en rachete; je n'ai plus de plumes, il faut que j'en rachete; je n'ai plus de papier, je n'ai plus de livres, il faut que j'en rachete. J'ai grand besoin pour cela d'un peu de finance. Et je viens a vous, mon frere, le coeur plein de contrition. --Est-ce tout? --Oui, dit l'ecolier. Un peu d'argent. --Je n'en ai pas.>> L'ecolier dit alors d'un air grave et resolu en meme temps: <> En prononcant ce mot monstrueux, il prit une mine d'Ajax, s'attendant a voir tomber la foudre sur sa tete. L'archidiacre lui dit froidement: <> Jehan le salua profondement et redescendit l'escalier du cloitre en sifflant. Au moment ou il passait dans la cour du cloitre sous la fenetre de la cellule de son frere, il entendit cette fenetre s'ouvrir, leva le nez et vit passer par l'ouverture la tete severe de l'archidiacre. <> En meme temps, le pretre jeta a Jehan une bourse qui fit a l'ecolier une grosse bosse au front, et dont Jehan s'en alla a la fois fache et content, comme un chien qu'on lapiderait avec des os a moelle. III VIVE LA JOIE! Le lecteur n'a peut-etre pas oublie qu'une partie de la Cour des Miracles etait enclose par l'ancien mur d'enceinte de la ville, dont bon nombre de tours commencaient des cette epoque a tomber en ruine. L'une de ces tours avait ete convertie en lieu de plaisir par les truands. Il y avait cabaret dans la salle basse, et le reste dans les etages superieurs. Cette tour etait le point le plus vivant et par consequent le plus hideux de la truanderie. C'etait une sorte de ruche monstrueuse qui y bourdonnait nuit et jour. La nuit, quand tout le surplus de la gueuserie dormait, quand il n'y avait plus une fenetre allumee sur les facades terreuses de la place, quand on n'entendait plus sortir un cri de ces innombrables maisonnees, de ces fourmilieres de voleurs, de filles et d'enfants voles ou batards, on reconnaissait toujours la joyeuse tour au bruit qu'elle faisait, a la lumiere ecarlate qui, rayonnant a la fois aux soupiraux, aux fenetres, aux fissures des murs lezardes, s'echappait pour ainsi dire de tous ses pores. La cave etait donc le cabaret. On y descendait par une porte basse et par un escalier aussi roide qu'un alexandrin classique. Sur la porte il y avait en guise d'enseigne un merveilleux barbouillage representant des sols neufs et des poulets tues, avec ce calembour au-dessous: _Aux sonneurs pour les trepasses_. Un soir, au moment ou le couvre-feu sonnait a tous les beffrois de Paris, les sergents du guet, s'il leur eut ete donne d'entrer dans la redoutable Cour des Miracles, auraient pu remarquer qu'il se faisait dans la taverne des truands plus de tumulte encore qu'a l'ordinaire, qu'on y buvait plus et qu'on y jurait mieux. Au dehors, il y avait dans la place force groupes qui s'entretenaient a voix basse, comme lorsqu'il se trame un grand dessein, et ca et la un drole accroupi qui aiguisait une mechante lame de fer sur un pave. Cependant dans la taverne meme, le vin et le jeu etaient une si puissante diversion aux idees qui occupaient ce soir-la la truanderie, qu'il eut ete difficile de deviner aux propos des buveurs de quoi il s'agissait. Seulement ils avaient l'air plus gai que de coutume, et on leur voyait a tous reluire quelque arme entre les jambes, une serpe, une cognee, un gros estramacon, ou le croc d'une vieille hacquebute. La salle, de forme ronde, etait tres vaste, mais les tables etaient si pressees et les buveurs si nombreux, que tout ce que contenait la taverne, hommes, femmes, bancs, cruches a biere, ce qui buvait, ce qui dormait, ce qui jouait, les bien portants, les eclopes, semblaient entasses pele-mele avec autant d'ordre et d'harmonie qu'un tas d'ecailles d'huitres. Il y avait quelques suifs allumes sur les tables; mais le veritable luminaire de la taverne, ce qui remplissait dans le cabaret le role du lustre dans une salle d'opera, c'etait le feu. Cette cave etait si humide qu'on n'y laissait jamais eteindre la cheminee, meme en plein ete; une cheminee immense a manteau sculpte, toute herissee de lourds chenets de fer et d'appareils de cuisine, avec un de ces gros feux meles de bois et de tourbe qui, la nuit, dans les rues de village, font saillir si rouge sur les murs d'en face le spectre des fenetres de forge. Un grand chien, gravement assis dans la cendre, tournait devant la braise une broche chargee de viandes. Quelle que fut la confusion, apres le premier coup d'oeil, on pouvait distinguer dans cette multitude trois groupes principaux, qui se pressaient autour de trois personnages que le lecteur connait deja. L'un de ces personnages, bizarrement accoutre de maint oripeau oriental, etait Mathias Hungadi Spicali, duc d'Egypte et de Boheme. Le maraud etait assis sur une table, les jambes croisees, le doigt en l'air et faisait d'une voix haute distribution de sa science en magie blanche et noire a mainte face beante qui l'entourait. Une autre cohue s'epaississait autour de notre ancien ami, le vaillant roi de Thunes, arme jusqu'aux dents. Clopin Trouillefou, d'un air tres serieux et a voix basse, reglait le pillage d'une enorme futaille pleine d'armes, largement defoncee devant lui, d'ou se degorgeaient en foule haches, epees, bassinets, cottes de mailles, platers, fers de lance et d'archegayes, sagettes et viretons, comme pommes et raisins d'une corne d'abondance. Chacun prenait au tas, qui le morion, qui l'estoc, qui la misericorde a poignee en croix. Les enfants eux-memes s'armaient, et il y avait jusqu'a des culs-de-jatte qui, bardes et cuirasses, passaient entre les jambes des buveurs comme de gros scarabees. Enfin un troisieme auditoire, le plus bruyant, le plus jovial et le plus nombreux, encombrait les bancs et les tables au milieu desquels perorait et jurait une voix en flute qui s'echappait de dessous une pesante armure complete du casque aux eperons. L'individu qui s'etait ainsi visse une panoplie sur le corps disparaissait tellement sous l'habit de guerre qu'on ne voyait plus de sa personne qu'un nez effronte, rouge, retrousse, une boucle de cheveux blonds, une bouche rose et des yeux hardis. Il avait la ceinture pleine de dagues et de poignards, une grande epee au flanc, une arbalete rouillee a sa gauche, et un vaste broc de vin devant lui, sans compter a sa droite une epaisse fille debraillee. Toutes les bouches a l'entour de lui riaient, sacraient et buvaient. Qu'on ajoute vingt groupes secondaires, les filles et les garcons de service courant avec des brocs en tete, les joueurs accroupis sur les billes, sur les merelles, sur les des, sur les vachettes, sur le jeu passionne du tringlet, les querelles dans un coin, les baisers dans l'autre, et l'on aura quelque idee de cet ensemble, sur lequel vacillait la clarte d'un grand feu flambant qui faisait danser sur les murs du cabaret mille ombres demesurees et grotesques. Quant au bruit, c'etait l'interieur d'une cloche en grande volee. La lechefrite, ou petillait une pluie de graisse, emplissait de son glapissement continu les intervalles de ces mille dialogues qui se croisaient d'un bout a l'autre de la salle. Il y avait parmi ce vacarme, au fond de la taverne, sur le banc interieur de la cheminee, un philosophe qui meditait, les pieds dans la cendre et l'oeil sur les tisons. C'etait Pierre Gringoire. <> disait Clopin Trouillefou a ses argotiers. Une fille fredonnait: _Bonsoir, mon pere et ma mere!_ _Les derniers couvrent le feu._ Deux joueurs de cartes se disputaient. <> <> <> La voix du jeune drole arme de pied en cap dominait le brouhaha. <> Cependant la cohue applaudissait avec des eclats de rire et, voyant que le tumulte redoublait autour de lui, l'ecolier s'ecria: <> Alors il se mit a chanter, l'oeil comme noye dans l'extase, du ton d'un chanoine qui entonne vepres: <<--_Quae cantica! quae organa! quae cantilenae! quae melodiae hic sine fine decantantur! sonant melliflua hymnorum organa, suavissima angelorum melodia, cantica canticorum mira_[122]!>> Il s'interrompit: <> Il y eut un moment de quasi-silence pendant lequel s'eleva a son tour la voix aigre du duc d'Egypte, enseignant ses bohemiens... <> Cependant les truands continuaient de s'armer en chuchotant a l'autre bout du cabaret. <> Ici on servit a Jehan son souper. Il s'ecria, en s'etalant sur la gorge de la fille sa voisine: <> Cela dit, il brisa son assiette sur le pave et se mit a chanter a tue-tete: _Et je n'ai, moi,_ _Par la sang-Dieu!_ _Ni foi, ni loi,_ _Ni feu, ni lieu,_ _Ni roi,_ _Ni Dieu!_ Cependant, Clopin Trouillefou avait fini sa distribution d'armes. Il s'approcha de Gringoire qui paraissait plonge dans une profonde reverie, les pieds sur un chenet. <> Gringoire se retourna vers lui avec un sourire melancolique: <>, repondit Gringoire. Clopin s'approcha alors du duc d'Egypte. <> Clopin sortit du cabaret. Pendant ce temps-la, Jehan s'ecriait d'une voix enrouee: <> De son cote Gringoire, arrache de ses meditations, s'etait mis a considerer la scene fougueuse et criarde qui l'environnait en murmurant entre ses dents: <<_Luxuriosa res vinum et tumultuosa ebrietas_[124]. Helas! que j'ai bien raison de ne pas boire, et que saint Benoit dit excellemment: _Vinum apostatare facit etiam sapientes_[125].>> En ce moment Clopin rentra et cria d'une voix de tonnerre: <> A ce mot, qui fit l'effet du boute-selle sur un regiment en halte, tous les truands, hommes, femmes, enfants, se precipiterent en foule hors de la taverne avec un grand bruit d'armes et de ferrailles. La lune s'etait voilee. La Cour des Miracles etait tout a fait obscure. Il n'y avait pas une lumiere. Elle etait pourtant loin d'etre deserte. On y distinguait une foule d'hommes et de femmes qui se parlaient bas. On les entendait bourdonner, et l'on voyait reluire toutes sortes d'armes dans les tenebres. Clopin monta sur une grosse pierre. <> Un mouvement se fit dans l'ombre. L'immense multitude parut se former en colonne. Apres quelques minutes, le roi de Thunes eleva encore la voix: <> Dix minutes apres, les cavaliers du guet s'enfuyaient epouvantes devant une longue procession d'hommes noirs et silencieux qui descendait vers le Pont-au-Change, a travers les rues tortueuses qui percent en tous sens le massif quartier des Halles. IV UN MALADROIT AMI Cette meme nuit, Quasimodo ne dormait pas. Il venait de faire sa derniere ronde dans l'eglise. Il n'avait pas remarque, au moment ou il en fermait les portes, que l'archidiacre etait passe pres de lui et avait temoigne quelque humeur en le voyant verrouiller et cadenasser avec soin l'enorme armature de fer qui donnait a leurs larges battants la solidite d'une muraille. Dom Claude avait l'air encore plus preoccupe qu'a l'ordinaire. Du reste, depuis l'aventure nocturne de la cellule, il maltraitait constamment Quasimodo; mais il avait beau le rudoyer, le frapper meme quelquefois, rien n'ebranlait la soumission, la patience, la resignation devouee du fidele sonneur. De la part de l'archidiacre il souffrait tout, injures, menaces, coups, sans murmurer un reproche, sans pousser une plainte. Tout au plus le suivait-il des yeux avec inquietude quand dom Claude montait l'escalier de la tour, mais l'archidiacre s'etait de lui-meme abstenu de reparaitre aux yeux de l'egyptienne. Cette nuit-la donc, Quasimodo, apres avoir donne un coup d'oeil a ses pauvres cloches si delaissees, a Jacqueline, a Marie, a Thibauld, etait monte jusque sur le sommet de la tour septentrionale, et la, posant sur les plombs sa lanterne sourde bien fermee, il s'etait mis a regarder Paris. La nuit, nous l'avons deja dit, etait fort obscure. Paris, qui n'etait, pour ainsi dire, pas eclaire a cette epoque, presentait a l'oeil un amas confus de masses noires, coupe ca et la par la courbe blanchatre de la Seine. Quasimodo n'y voyait plus de lumiere qu'a une fenetre d'un edifice eloigne dont le vague et sombre profil se dessinait bien au-dessus des toits, du cote de la porte Saint-Antoine. La aussi il y avait quelqu'un qui veillait. Tout en laissant flotter dans cet horizon de brume et de nuit son unique regard, le sonneur sentait au dedans de lui-meme une inexprimable inquietude. Depuis plusieurs jours il etait sur ses gardes. Il voyait sans cesse roder autour de l'eglise des hommes a mine sinistre qui ne quittaient pas des yeux l'asile de la jeune fille. Il songeait qu'il se tramait peut-etre quelque complot contre la malheureuse refugiee. Il se figurait qu'il y avait une haine populaire sur elle comme il y en avait une sur lui, et qu'il se pourrait bien qu'il arrivat bientot quelque chose. Aussi se tenait-il sur son clocher, aux aguets, _revant dans son revoir_, comme dit Rabelais, l'oeil tour a tour sur la cellule et sur Paris, faisant sure garde, comme un bon chien, avec mille defiances dans l'esprit. Tout a coup, tandis qu'il scrutait la grande ville de cet oeil que la nature, par une sorte de compensation, avait fait si percant qu'il pouvait presque suppleer aux autres organes qui manquaient a Quasimodo, il lui parut que la silhouette du quai de la Vieille-Pelleterie avait quelque chose de singulier, qu'il y avait un mouvement sur ce point, que la ligne du parapet detachee en noir sur la blancheur de l'eau n'etait pas droite et tranquille semblablement a celle des autres quais, mais qu'elle ondulait au regard comme les vagues d'un fleuve ou comme les tetes d'une foule en marche. Cela lui parut etrange. Il redoubla d'attention. Le mouvement semblait venir vers la Cite. Aucune lumiere d'ailleurs. Il dura quelque temps sur le quai, puis il s'ecoula peu a peu, comme si ce qui passait entrait dans l'interieur de l'ile, puis il cessa tout a fait, et la ligne du quai redevint droite et immobile. Au moment ou Quasimodo s'epuisait en conjectures, il lui sembla que le mouvement reparaissait dans la rue du Parvis qui se prolonge dans la Cite perpendiculairement a la facade de Notre-Dame. Enfin, si epaisse que fut l'obscurite, il vit une tete de colonne deboucher par cette rue et en un instant se repandre dans la place une foule dont on ne pouvait rien distinguer dans les tenebres sinon que c'etait une foule. Ce spectacle avait sa terreur. Il est probable que cette procession singuliere, qui semblait si interessee a se derober sous une profonde obscurite, ne gardait pas un silence moins profond. Cependant un bruit quelconque devait s'en echapper, ne fut-ce qu'un pietinement. Mais ce bruit n'arrivait meme pas a notre sourd, et cette grande multitude, dont il voyait a peine quelque chose et dont il n'entendait rien, s'agitant et marchant neanmoins si pres de lui, lui faisait l'effet d'une cohue de morts, muette, impalpable, perdue dans une fumee. Il lui semblait voir s'avancer vers lui un brouillard plein d'hommes, voir remuer des ombres dans l'ombre. Alors ses craintes lui revinrent, l'idee d'une tentative contre l'egyptienne se representa a son esprit. Il sentit confusement qu'il approchait d'une situation violente. En ce moment critique, il tint conseil en lui-meme avec un raisonnement meilleur et plus prompt qu'on ne l'eut attendu d'un cerveau si mal organise. Devait-il eveiller l'egyptienne? la faire evader? Par ou? les rues etaient investies, l'eglise etait acculee a la riviere. Pas de bateau! pas d'issue!--Il n'y avait qu'un parti, se faire tuer au seuil de Notre-Dame, resister du moins jusqu'a ce qu'il vint un secours, s'il en devait venir, et ne pas troubler le sommeil de la Esmeralda. La malheureuse serait toujours eveillee assez tot pour mourir. Cette resolution une fois arretee, il se mit a examiner _l'ennemi_ avec plus de tranquillite. La foule semblait grossir a chaque instant dans le Parvis. Seulement il presuma qu'elle ne devait faire que fort peu de bruit, puisque les fenetres des rues et de la place restaient fermees. Tout a coup une lumiere brilla, et en un instant sept ou huit torches allumees se promenerent sur les tetes, en secouant dans l'ombre leurs touffes de flammes. Quasimodo vit alors distinctement moutonner dans le Parvis un effrayant troupeau d'hommes et de femmes en haillons, armes de faulx, de piques, de serpes, de pertuisanes dont les mille pointes etincelaient. Ca et la, des fourches noires faisaient des cornes a ces faces hideuses. Il se ressouvint vaguement de cette populace, et crut reconnaitre toutes les tetes qui l'avaient, quelques mois auparavant, salue pape des fous. Un homme qui tenait une torche d'une main et une boullaye de l'autre monta sur une borne et parut haranguer. En meme temps l'etrange armee fit quelques evolutions comme si elle prenait poste autour de l'eglise. Quasimodo ramassa sa lanterne et descendit sur la plate-forme d'entre les tours pour voir de plus pres et aviser aux moyens de defense. Clopin Trouillefou, arrive devant le haut portail de Notre-Dame, avait en effet range sa troupe en bataille. Quoiqu'il ne s'attendit a aucune resistance, il voulait, en general prudent, conserver un ordre qui lui permit de faire front au besoin contre une attaque subite du guet ou des onze-vingts. Il avait donc echelonne sa brigade de telle facon que, vue de haut et de loin, vous eussiez dit le triangle romain de la bataille d'Ecnome, la tete-de-porc d'Alexandre, ou le fameux coin de Gustave-Adolphe. La base de ce triangle s'appuyait au fond de la place, de maniere a barrer la rue du Parvis; un des cotes regardait l'Hotel-Dieu, l'autre la rue Saint-Pierre-aux-Boeufs. Clopin Trouillefou s'etait place au sommet, avec le duc d'Egypte, notre ami Jehan, et les sabouleux les plus hardis. Ce n'etait point chose tres rare dans les villes du moyen age qu'une entreprise comme celle que les truands tentaient en ce moment sur Notre-Dame. Ce que nous nommons aujourd'hui _police_ n'existait pas alors. Dans les cites populeuses, dans les capitales surtout, pas de pouvoir central, un, regulateur. La feodalite avait construit ces grandes communes d'une facon bizarre. Une cite etait un assemblage de mille seigneuries qui la divisaient en compartiments de toutes formes et de toutes grandeurs. De la mille polices contradictoires, c'est-a-dire pas de police. A Paris, par exemple, independamment des cent quarante et un seigneurs pretendant censive, il y en avait vingt-cinq pretendant justice et censive, depuis l'eveque de Paris, qui avait cent cinq rues, jusqu'au prieur de Notre-Dame-des-Champs, qui en avait quatre. Tous ces justiciers feodaux ne reconnaissaient que nominalement l'autorite suzeraine du roi. Tous avaient droit de voirie. Tous etaient chez eux. Louis XI, cet infatigable ouvrier qui a si largement commence la demolition de l'edifice feodal, continuee par Richelieu et Louis XIV au profit de la royaute, et achevee par Mirabeau au profit du peuple, Louis XI avait bien essaye de crever ce reseau de seigneuries qui recouvrait Paris, en jetant violemment tout au travers deux ou trois ordonnances de police generale. Ainsi, en 1465, ordre aux habitants, la nuit venue, d'illuminer de chandelles leurs croisees, et d'enfermer leurs chiens, sous peine de la hart; meme annee, ordre de fermer le soir les rues avec des chaines de fer, et defense de porter dagues ou armes offensives la nuit dans les rues. Mais, en peu de temps, tous ces essais de legislation communale tomberent en desuetude. Les bourgeois laisserent le vent eteindre leurs chandelles a leurs fenetres, et leurs chiens errer; les chaines de fer ne se tendirent qu'en etat de siege; la defense de porter dagues n'amena d'autres changements que le nom de la rue _Coupe-Gueule_ au nom de rue _Coupe-Gorge_, ce qui est un progres evident. Le vieil echafaudage des juridictions feodales resta debout; immense entassement de bailliages et de seigneuries se croisant sur la ville, se genant, s'enchevetrant, s'emmaillant de travers, s'echancrant les uns les autres; inutile taillis de guets, de sous-guets et de contre-guets, a travers lequel passaient a main armee le brigandage, la rapine et la sedition. Ce n'etait donc pas, dans ce desordre, un evenement inoui que ces coups de main d'une partie de la populace sur un palais, sur un hotel, sur une maison, dans les quartiers les plus peuples. Dans la plupart des cas, les voisins ne se melaient de l'affaire que si le pillage arrivait jusque chez eux. Ils se bouchaient les oreilles a la mousquetade, fermaient leurs volets, barricadaient leurs portes, laissaient le debat se vider avec ou sans le guet, et le lendemain on se disait dans Paris: <> <>, etc.--Aussi, non seulement les habitations royales, le Louvre, le Palais, la Bastille, les Tournelles, mais les residences simplement seigneuriales, le Petit-Bourbon, l'Hotel de Sens, l'Hotel d'Angouleme, etc., avaient leurs creneaux aux murs et leurs machicoulis au-dessus des portes. Les eglises se gardaient par leur saintete. Quelques-unes pourtant, du nombre desquelles n'etait pas Notre-Dame, etaient fortifiees. L'abbe de Saint-Germain-des-Pres etait crenele comme un baron, et il y avait chez lui encore plus de cuivre depense en bombardes qu'en cloches. On voyait encore sa forteresse en 1610. Aujourd'hui il reste a peine son eglise. Revenons a Notre-Dame. Quand les premieres dispositions furent terminees, et nous devons dire a l'honneur de la discipline truande que les ordres de Clopin furent executes en silence et avec une admirable precision, le digne chef de la bande monta sur le parapet du Parvis et eleva sa voix rauque et bourrue, se tenant tourne vers Notre-Dame et agitant sa torche dont la lumiere, tourmentee par le vent et voilee a tout moment de sa propre fumee, faisait paraitre et disparaitre aux yeux la rougeatre facade de l'eglise. <> Quasimodo malheureusement ne put entendre ces paroles prononcees avec une sorte de majeste sombre et sauvage. Un truand presenta sa banniere a Clopin, qui la planta solennellement entre deux paves. C'etait une fourche aux dents de laquelle pendait, saignant, un quartier de charogne. Cela fait, le roi de Thunes se retourna et promena ses yeux sur son armee, farouche multitude ou les regards brillaient presque autant que les piques. Apres une pause d'un instant: <> Trente hommes robustes, a membres carres, a face de serruriers, sortirent des rangs, avec des marteaux, des pinces et des barres de fer sur leurs epaules. Ils se dirigerent vers la principale porte de l'eglise, monterent le degre, et bientot on les vit tous accroupis sous l'ogive, travaillant la porte de pinces et de leviers. Une foule de truands les suivit pour les aider ou les regarder. Les onze marches du portail en etaient encombrees. Cependant la porte tenait bon. <> Clopin fut interrompu par un fracas effroyable qui retentit en ce moment derriere lui. Il se retourna. Une enorme poutre venait de tomber du ciel, elle avait ecrase une douzaine de truands sur le degre de l'eglise, et rebondissait sur le pave avec le bruit d'une piece de canon, en cassant encore ca et la des jambes dans la foule des gueux qui s'ecartaient avec des cris d'epouvante. En un clin d'oeil l'enceinte reservee du Parvis fut vide. Les hutins, quoique proteges par les profondes voussures du portail, abandonnerent la porte, et Clopin lui-meme se replia a distance respectueuse de l'eglise. <> Il est impossible de dire quel etonnement mele d'effroi tomba avec cette poutre sur les bandits. Ils resterent quelques minutes les yeux fixes en l'air, plus consternes de ce morceau de bois que de vingt mille archers du roi. <> Mais il ne savait comment expliquer la chute du madrier. Cependant on ne distinguait rien sur la facade, au sommet de laquelle la clarte des torches n'arrivait pas. Le pesant madrier gisait au milieu du Parvis, et l'on entendait les gemissements des miserables qui avaient recu son premier choc et qui avaient eu le ventre coupe en deux sur l'angle des marches de pierre. Le roi de Thunes, le premier etonnement passe, trouva enfin une explication qui sembla plausible a ses compagnons. <> repeta la cohue avec un hourra furieux. Et il se fit une decharge d'arbaletes et de hacquebutes sur la facade de l'eglise. A cette detonation, les paisibles habitants des maisons circonvoisines se reveillerent, on vit plusieurs fenetres s'ouvrir, et des bonnets de nuit et des mains tenant des chandelles apparurent aux croisees. <> cria Clopin. Les fenetres se refermerent sur-le-champ, et les pauvres bourgeois, qui avaient a peine eu le temps de jeter un regard effare sur cette scene de lueurs et de tumultes, s'en revinrent suer de peur pres de leurs femmes, se demandant si le sabbat se tenait maintenant dans le Parvis Notre-Dame, ou s'il y avait assaut de Bourguignons comme en 64. Alors les maris songeaient au vol, les femmes au viol, et tous tremblaient. <> repetaient les argotiers. Mais ils n'osaient approcher. Ils regardaient l'eglise, ils regardaient le madrier. Le madrier ne bougeait pas. L'edifice conservait son air calme et desert, mais quelque chose glacait les truands. <> Personne ne fit un pas. <> Un vieux hutin lui adressa la parole. <> Le roi de Thunes courut bravement au formidable madrier et mit le pied dessus. <> Et faisant un salut derisoire du cote de l'eglise: <> Cette bravade fit bon effet, le charme du madrier etait rompu. Les truands reprirent courage; bientot la lourde poutre, enlevee comme une plume par deux cents bras vigoureux, vint se jeter avec furie sur la grande porte qu'on avait deja essaye d'ebranler. A voir ainsi, dans le demi-jour que les rares torches des truands repandaient sur la place, ce long madrier porte par cette foule d'hommes qui le precipitaient en courant sur l'eglise, on eut cru voir une monstrueuse bete a mille pieds attaquant tete baissee la geante de pierre. Au choc de la poutre, la porte a demi metallique resonna comme un immense tambour; elle ne se creva point, mais la cathedrale tout entiere tressaillit, et l'on entendit gronder les profondes cavites de l'edifice. Au meme instant, une pluie de grosses pierres commenca a tomber du haut de la facade sur les assaillants. <> Mais l'elan etait donne, le roi de Thunes payait d'exemple, c'etait decidement l'eveque qui se defendait, et l'on n'en battit la porte qu'avec plus de rage, malgre les pierres qui faisaient eclater les cranes a droite et a gauche. Il est remarquable que ces pierres tombaient toutes une a une; mais elles se suivaient de pres. Les argotiers en sentaient toujours deux a la fois, une dans leurs jambes, une sur leurs tetes. Il y en avait peu qui ne portassent coup, et deja une large couche de morts et de blesses saignait et palpitait sous les pieds des assaillants qui, maintenant furieux, se renouvelaient sans cesse. La longue poutre continuait de battre la porte a temps reguliers comme le mouton d'une cloche, les pierres de pleuvoir, la porte de mugir. Le lecteur n'en est sans doute point a deviner que cette resistance inattendue qui avait exaspere les truands venait de Quasimodo. Le hasard avait par malheur servi le brave sourd. Quand il etait descendu sur la plate-forme d'entre les tours, ses idees etaient en confusion dans sa tete. Il avait couru quelques minutes le long de la galerie, allant et venant, comme fou, voyant d'en haut la masse compacte des truands prete a se ruer sur l'eglise, demandant au diable ou a Dieu de sauver l'egyptienne. La pensee lui etait venue de monter au beffroi meridional et de sonner le tocsin; mais avant qu'il eut pu mettre la cloche en branle, avant que la grosse voix de Marie eut pu jeter une seule clameur, la porte de l'eglise n'avait-elle pas dix fois le temps d'etre enfoncee? C'etait precisement l'instant ou les hutins s'avancaient vers elle avec leur serrurerie. Que faire? Tout d'un coup, il se souvint que des macons avaient travaille tout le jour a reparer le mur, la charpente et la toiture de la tour meridionale. Ce fut un trait de lumiere. Le mur etait en pierre, la toiture en plomb, la charpente en bois. Cette charpente prodigieuse, si touffue qu'on appelait _la foret_. Quasimodo courut a cette tour. Les chambres inferieures etaient en effet pleines de materiaux. Il y avait des piles de moellons, des feuilles de plomb en rouleaux, des faisceaux de lattes, de fortes solives deja entaillees par la scie, des tas de gravats. Un arsenal complet. L'instant pressait. Les pinces et les marteaux travaillaient en bas. Avec une force que decuplait le sentiment du danger, il souleva une des poutres, la plus lourde, la plus longue, il la fit sortir par une lucarne, puis, la ressaisissant du dehors de la tour, il la fit glisser sur l'angle de la balustrade qui entoure la plate-forme, et la lacha sur l'abime. L'enorme charpente, dans cette chute de cent soixante pieds, raclant la muraille, cassant les sculptures, tourna plusieurs fois sur elle-meme comme une aile de moulin qui s'en irait toute seule a travers l'espace. Enfin elle toucha le sol, l'horrible cri s'eleva, et la noire poutre, en rebondissant sur le pave, ressemblait a un serpent qui saute. Quasimodo vit les truands s'eparpiller a la chute du madrier, comme la cendre au souffle d'un enfant. Il profita de leur epouvante, et tandis qu'ils fixaient un regard superstitieux sur la massue tombee du ciel, et qu'ils eborgnaient les saints de pierre du portail avec une decharge de sagettes et de chevrotines, Quasimodo entassait silencieusement des gravats, des pierres, des moellons, jusqu'aux sacs d'outils des macons, sur le rebord de cette balustrade d'ou la poutre s'etait deja elancee. Aussi, des qu'ils se mirent a battre la grande porte, la grele de moellons commenca a tomber, et il leur sembla que l'eglise se demolissait d'elle-meme sur leur tete. Qui eut pu voir Quasimodo en ce moment eut ete effraye. Independamment de ce qu'il avait empile de projectiles sur la balustrade, il avait amoncele un tas de pierres sur la plate-forme meme. Des que les moellons amasses sur le rebord exterieur furent epuises, il prit au tas. Alors il se baissait, se relevait, se baissait et se relevait encore, avec une activite incroyable. Sa grosse tete de gnome se penchait par-dessus la balustrade, puis une pierre enorme tombait, puis une autre, puis une autre. De temps en temps il suivait une belle pierre de l'oeil, et, quand elle tuait bien, il disait: <> Cependant les gueux ne se decourageaient pas. Deja plus de vingt fois l'epaisse porte sur laquelle ils s'acharnaient avait tremble sous la pesanteur de leur belier de chene multipliee par la force de cent hommes. Les panneaux craquaient, les ciselures volaient en eclats, les gonds a chaque secousse sautaient en sursaut sur leurs pitons, les ais se detraquaient, le bois tombait en poudre broye entre les nervures de fer. Heureusement pour Quasimodo, il y avait plus de fer que de bois. Il sentait pourtant que la grande porte chancelait. Quoiqu'il n'entendit pas, chaque coup de belier se repercutait a la fois dans les cavernes de l'eglise et dans ses entrailles. Il voyait d'en haut les truands, pleins de triomphe et de rage, montrer le poing a la tenebreuse facade, et il enviait, pour l'egyptienne et pour lui, les ailes des hiboux qui s'enfuyaient au-dessus de sa tete par volees. Sa pluie de moellons ne suffisait pas a repousser les assaillants. En ce moment d'angoisse, il remarqua, un peu plus bas que la balustrade d'ou il ecrasait les argotiers, deux longues gouttieres de pierre qui se degorgeaient immediatement au-dessus de la grande porte. L'orifice interne de ces gouttieres aboutissait au pave de la plate-forme. Une idee lui vint. Il courut chercher un fagot dans son bouge de sonneur, posa sur ce fagot force bottes de lattes et force rouleaux de plomb, munitions dont il n'avait pas encore use, et, ayant bien dispose ce bucher devant le trou des deux gouttieres, il y mit le feu avec sa lanterne. Pendant ce temps-la, les pierres ne tombant plus, les truands avaient cesse de regarder en l'air. Les bandits, haletant comme une meute qui force le sanglier dans sa bauge, se pressaient en tumulte autour de la grande porte, toute deformee par le belier, mais debout encore. Ils attendaient avec un fremissement le grand coup, le coup qui allait l'eventrer. C'etait a qui se tiendrait le plus pres pour pouvoir s'elancer des premiers, quand elle s'ouvrirait, dans cette opulente cathedrale, vaste reservoir ou etaient venues s'amonceler les richesses de trois siecles. Ils se rappelaient les uns aux autres, avec des rugissements de joie et d'appetit, les belles croix d'argent, les belles chapes de brocart, les belles tombes de vermeil, les grandes magnificences du choeur, les fetes eblouissantes, les Noels etincelantes de flambeaux, les Paques eclatantes de soleil, toutes ces solennites splendides ou chasses, chandeliers, ciboires, tabernacles, reliquaires, bosselaient les autels d'une croute d'or et de diamants. Certes, en ce beau moment, cagoux et malingreux, archisuppots et rifodes, songeaient beaucoup moins a la delivrance de l'egyptienne qu'au pillage de Notre-Dame. Nous croirions meme volontiers que pour bon nombre d'entre eux la Esmeralda n'etait qu'un pretexte, si des voleurs avaient besoin de pretextes. Tout a coup, au moment ou ils se groupaient pour un dernier effort autour du belier, chacun retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au coup decisif, un hurlement, plus epouvantable encore que celui qui avait eclate et expire sous le madrier, s'eleva au milieu d'eux. Ceux qui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regarderent.--Deux jets de plomb fondu tombaient du haut de l'edifice au plus epais de la cohue. Cette mer d'hommes venait de s'affaisser sous le metal bouillant qui avait fait, aux deux points ou il tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l'eau chaude dans la neige. On y voyait remuer des mourants a demi calcines et mugissant de douleur. Autour de ces deux jets principaux, il y avait des gouttes de cette pluie horrible qui s'eparpillaient sur les assaillants et entraient dans les cranes comme des vrilles de flamme. C'etait un feu pesant qui criblait ces miserables de mille grelons. La clameur fut dechirante. Ils s'enfuirent pele-mele, jetant le madrier sur les cadavres, les plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde fois. Tous les yeux s'etaient leves vers le haut de l'eglise. Ce qu'ils voyaient etait extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus elevee, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d'etincelles, une grande flamme desordonnee et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumee. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade a trefles de braise, deux gouttieres en gueules de monstres vomissaient sans relache cette pluie ardente qui detachait son ruissellement argente sur les tenebres de la facade inferieure. A mesure qu'ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s'elargissaient en gerbes, comme l'eau qui jaillit des mille trous de l'arrosoir. Au-dessus de la flamme, les enormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchees, l'une toute noire, l'autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l'immensite de l'ombre qu'elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarte inquiete de la flamme les faisait remuer a l'oeil. Il y avait des guivres qui avaient l'air de rire, des gargouilles qu'on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui eternuaient dans la fumee. Et parmi ces monstres ainsi reveilles de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu'on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bucher comme une chauve-souris devant une chandelle. Sans doute ce phare etrange allait eveiller au loin le bucheron des collines de Bicetre, epouvante de voir chanceler sur ses bruyeres l'ombre gigantesque des tours de Notre-Dame. Il se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel on n'entendit que les cris d'alarme des chanoines enfermes dans leur cloitre et plus inquiets que des chevaux dans une ecurie qui brule, le bruit furtif des fenetres vite ouvertes et plus vite fermees, le remue-menage interieur des maisons et de l'Hotel-Dieu, le vent dans la flamme, le dernier rale des mourants, et le petillement continu de la pluie de plomb sur le pave. Cependant les principaux truands s'etaient retires sous le porche du logis Gondelaurier, et tenaient conseil. Le duc d'Egypte, assis sur une borne, contemplait avec une crainte religieuse le bucher fantasmagorique resplendissant a deux cents pieds en l'air. Clopin Trouillefou se mordait ses gros poings avec rage. <> Le bohemien hochait la tete. <>, repondit une truande. Andry le Rouge riait d'un rire idiot: <> s'ecria le roi de Thunes en frappant du pied. Le duc d'Egypte lui montra tristement les deux ruisseaux de plomb bouillant qui ne cessaient de rayer la noire facade, comme deux longues quenouilles de phosphore. <>, reprit le truand. Mathias Hungadi hocha la tete. <> Le roi de Thunes fronca le sourcil. <> Clopin frappa du pied. <> C'etait Jehan, en effet, qui accourait aussi vite que le lui permettaient ses lourds habits de paladin et une longue echelle qu'il trainait bravement sur le pave, plus essouffle qu'une fourmi attelee a un brin d'herbe vingt fois plus long qu'elle. <> Clopin s'approcha de lui. <> Jehan le regarda d'un air malin et capable, et fit claquer ses doigts comme des castagnettes. Il etait sublime en ce moment. Il avait sur la tete un de ces casques surcharges du quinzieme siecle, qui epouvantaient l'ennemi de leurs cimiers chimeriques. Le sien etait herisse de dix becs de fer, de sorte que Jehan eut pu disputer la redoutable epithete de [126] au navire homerique de Nestor. <> Jehan se mit a courir par la place, tirant son echelle et criant: <> En un instant l'echelle fut dressee et appuyee a la balustrade de la galerie inferieure, au-dessus d'un des portails lateraux. La foule des truands poussant de grandes acclamations se pressa au bas pour y monter. Mais Jehan maintint son droit et posa le premier le pied sur les echelons. Le trajet etait assez long. La galerie des rois de France est elevee aujourd'hui d'environ soixante pieds au-dessus du pave. Les onze marches du perron l'exhaussaient encore. Jehan montait lentement, assez empeche de sa lourde armure, d'une main tenant l'echelon, de l'autre son arbalete. Quand il fut au milieu de l'echelle il jeta un coup d'oeil melancolique sur les pauvres argotiers morts, dont le degre etait jonche. <> Puis il continua de monter. Les truands le suivaient. Il y en avait un sur chaque echelon. A voir s'elever en ondulant dans l'ombre cette ligne de dos cuirasses, on eut dit un serpent a ecailles d'acier qui se dressait contre l'eglise. Jehan qui faisait la tete et qui sifflait completait l'illusion. L'ecolier toucha enfin au balcon de la galerie, et l'enjamba assez lestement aux applaudissements de toute la truanderie. Ainsi maitre de la citadelle, il poussa un cri de joie, et tout a coup s'arreta petrifie. Il venait d'apercevoir, derriere une statue de roi, Quasimodo cache dans les tenebres, l'oeil etincelant. Avant qu'un second assiegeant eut pu prendre pied sur la galerie, le formidable bossu sauta a la tete de l'echelle, saisit sans dire une parole le bout des deux montants de ses mains puissantes, les souleva, les eloigna du mur, balanca un moment, au milieu des clameurs d'angoisse, la longue et pliante echelle encombree de truands du haut en bas, et subitement, avec une force surhumaine, rejeta cette grappe d'hommes dans la place. Il y eut un instant ou les plus determines palpiterent. L'echelle, lancee en arriere, resta un moment droite et debout et parut hesiter, puis oscilla, puis tout a coup, decrivant un effrayant arc de cercle de quatre-vingts pieds de rayon, s'abattit sur le pave avec sa charge de bandits plus rapidement qu'un pont-levis dont les chaines se cassent. Il y eut une immense imprecation, puis tout s'eteignit, et quelques malheureux mutiles se retirerent en rampant de dessous le monceau de morts. Une rumeur de douleur et de colere succeda parmi les assiegeants aux premiers cris de triomphe. Quasimodo impassible, les deux coudes appuyes sur la balustrade, regardait. Il avait l'air d'un vieux roi chevelu a sa fenetre. Jehan Frollo etait, lui, dans une situation critique. Il se trouvait dans la galerie avec le redoutable sonneur, seul, separe de ses compagnons par un mur vertical de quatre-vingts pieds. Pendant que Quasimodo jouait avec l'echelle, l'ecolier avait couru a la poterne qu'il croyait ouverte. Point. Le sourd en entrant dans la galerie l'avait fermee derriere lui, Jehan alors s'etait cache derriere un roi de pierre, n'osant souffler, et fixant sur le monstrueux bossu une mine effaree, comme cet homme qui, faisant la cour a la femme du gardien d'une menagerie, alla un soir a un rendez-vous d'amour, se trompa de mur dans son escalade, et se trouva brusquement tete a tete avec un ours blanc. Dans les premiers moments le sourd ne prit pas garde a lui; mais enfin il tourna la tete et se redressa tout d'un coup. Il venait d'apercevoir l'ecolier. Jehan se prepara a un rude choc, mais le sourd resta immobile; seulement il etait tourne vers l'ecolier qu'il regardait. <> Et en parlant ainsi, le jeune drole appretait sournoisement son arbalete. <> Le coup partit. Le vireton empenne siffla et vint se ficher dans le bras gauche du bossu, Quasimodo ne s'en emut pas plus que d'une egratignure au roi Pharamond. Il porta la main a la sagette, l'arracha de son bras et la brisa tranquillement sur son gros genou. Puis il laissa tomber, plutot qu'il ne jeta a terre les deux morceaux. Mais Jehan n'eut pas le temps de tirer une seconde fois. La fleche brisee, Quasimodo souffla bruyamment, bondit comme une sauterelle et retomba sur l'ecolier, dont l'armure s'aplatit du coup contre la muraille. Alors dans cette penombre ou flottait la lumiere des torches, on entrevit une chose terrible. Quasimodo avait pris de la main gauche les deux bras de Jehan qui ne se debattait pas, tant il se sentait perdu. De la droite le sourd lui detachait l'une apres l'autre, en silence, avec une lenteur sinistre, toutes les pieces de son armure, l'epee, les poignards, le casque, la cuirasse, les brassards. On eut dit un singe qui epluche une noix. Quasimodo jetait a ses pieds, morceau a morceau, la coquille de fer de l'ecolier. Quand l'ecolier se vit desarme, deshabille, faible et nu dans ces redoutables mains, il n'essaya pas de parler a ce sourd, mais il se mit a lui rire effrontement au visage, et a chanter, avec son intrepide insouciance d'enfant de seize ans, la chanson alors populaire: _Elle est bien habillee,_ _La ville de Cambrai._ _Marafin l'a pillee..._ Il n'acheva pas. On vit Quasimodo debout sur le parapet de la galerie, qui d'une seule main tenait l'ecolier par les pieds, en le faisant tourner sur l'abime comme une fronde. Puis on entendit un bruit comme celui d'une boite osseuse qui eclate contre un mur, et l'on vit tomber quelque chose qui s'arreta au tiers de la chute a une saillie de l'architecture. C'etait un corps mort qui resta accroche la, plie en deux, les reins brises, le crane vide. Un cri d'horreur s'eleva parmi les truands. <> Alors ce fut un hurlement prodigieux ou se melaient toutes les langues, tous les patois, tous les accents. La mort du pauvre ecolier jeta une ardeur furieuse dans cette foule. La honte la prit, et la colere d'avoir ete si longtemps tenue en echec devant une eglise par un bossu. La rage trouva des echelles, multiplia les torches, et au bout de quelques minutes Quasimodo eperdu vit cette epouvantable fourmiliere monter de toutes parts a l'assaut de Notre-Dame. Ceux qui n'avaient pas d'echelles avaient des cordes a noeuds, ceux qui n'avaient pas de cordes grimpaient aux reliefs des sculptures. Ils se pendaient aux guenilles les uns des autres. Aucun moyen de resister a cette maree ascendante de faces epouvantables. La fureur faisait rutiler ces figures farouches; leurs fronts terreux ruisselaient de sueur; leurs yeux eclairaient. Toutes ces grimaces, toutes ces laideurs investissaient Quasimodo. On eut dit que quelque autre eglise avait envoye a l'assaut de Notre-Dame ses gorgones, ses dogues, ses drees, ses demons, ses sculptures les plus fantastiques. C'etait comme une couche de monstres vivants sur les monstres de pierre de la facade. Cependant, la place s'etait etoilee de mille torches. Cette scene desordonnee, jusqu'alors enfouie dans l'obscurite, s'etait subitement embrasee de lumiere. Le Parvis resplendissait et jetait un rayonnement dans le ciel. Le bucher allume sur la haute plate-forme brulait toujours, et illuminait au loin la ville. L'enorme silhouette des deux tours, developpee au loin sur les toits de Paris, faisait dans cette clarte une large echancrure d'ombre. La ville semblait s'etre emue. Des tocsins eloignes se plaignaient. Les truands hurlaient, haletaient, juraient, montaient, et Quasimodo, impuissant contre tant d'ennemis, frissonnant pour l'egyptienne, voyant les faces furieuses se rapprocher de plus en plus de sa galerie, demandait un miracle au ciel, et se tordait les bras de desespoir. V LE RETRAIT OU DIT SES HEURES MONSIEUR LOUIS DE FRANCE Le lecteur n'a peut-etre pas oublie qu'un moment avant d'apercevoir la bande nocturne des truands, Quasimodo, inspectant Paris du haut de son clocher, n'y voyait plus briller qu'une lumiere, laquelle etoilait une vitre a l'etage le plus eleve d'un haut et sombre edifice, a cote de la porte Saint-Antoine. Cet edifice, c'etait la Bastille. Cette etoile, c'etait la chandelle de Louis XI. Le roi Louis XI etait en effet a Paris depuis deux jours. Il devait repartir le surlendemain pour sa citadelle de Montilz-les-Tours. Il ne faisait jamais que de rares et courtes apparitions dans sa bonne ville de Paris, n'y sentant pas autour de lui assez de trappes, de gibets et d'archers ecossais. Il etait venu ce jour-la coucher a la Bastille. La grande chambre de cinq toises carrees qu'il avait au Louvre, avec cheminee chargee de douze grosses betes et des treize grands prophetes, et son grand lit de onze pieds sur douze lui agreaient peu. Il se perdait dans toutes ces grandeurs. Ce roi bon bourgeois aimait mieux la Bastille avec une chambrette et une couchette. Et puis la Bastille etait plus forte que le Louvre. Cette _chambrette_ que le roi s'etait reservee dans la fameuse prison d'etat etait encore assez vaste et occupait l'etage le plus eleve d'une tourelle engagee dans le donjon. C'etait un reduit de forme ronde, tapisse de nattes en paille luisante, plafonne a poutres rehaussees de fleurs de lys d'etain dore avec les entrevous de couleur, lambrisse a riches boiseries semees de rosettes d'etain blanc et peintes de beau vert-gai, fait d'orpin et de floree fine. Il n'y avait qu'une fenetre, une longue ogive treillissee de fil d'archal et de barreaux de fer, d'ailleurs obscurcie de belles vitres coloriees aux armes du roi et de la reine, dont le panneau revenait a vingt-deux sols. Il n'y avait qu'une entree, une porte moderne, a cintre surbaisse, garnie d'une tapisserie en dedans, et, au dehors, d'un de ces porches de bois d'Irlande, freles edifices de menuiserie curieusement ouvree, qu'on voyait encore en quantite de vieux logis il y a cent cinquante ans. <> On ne trouvait dans cette chambre rien de ce qui meublait les appartements ordinaires, ni bancs, ni treteaux, ni formes, ni escabelles communes en forme de caisse, ni belles escabelles soutenues de piliers et de contre-piliers a quatre sols la piece. On n'y voyait qu'une chaise pliante a bras, fort magnifique: le bois en etait peint de roses sur fond rouge, le siege de cordouan vermeil, garni de longues franges de soie et pique de mille clous d'or. La solitude de cette chaise faisait voir qu'une seule personne avait droit de s'asseoir dans la chambre. A cote de la chaise et tout pres de la fenetre, il y avait une table recouverte d'un tapis a figures d'oiseaux. Sur cette table un gallemard tache d'encre, quelques parchemins, quelques plumes, et un hanap d'argent cisele. Un peu plus loin, un chauffe-doux, un prie-Dieu de velours cramoisi, releve de bossettes d'or. Enfin au fond un simple lit de damas jaune et incarnat, sans clinquant ni passement; les franges sans facon. C'est ce lit, fameux pour avoir porte le sommeil ou l'insomnie de Louis XI, qu'on pouvait encore contempler, il y a deux cents ans, chez un conseiller d'etat, ou il a ete vu par la vieille Madame Pilou, celebre dans le _Cyrus_ sous le nom _d'Arricidie_ et de _La Morale vivante_. Telle etait la chambre qu'on appelait <>. Au moment ou nous y avons introduit le lecteur, ce retrait etait fort obscur. Le couvre-feu etait sonne depuis une heure, il faisait nuit, et il n'y avait qu'une vacillante chandelle de cire posee sur la table pour eclairer cinq personnages diversement groupes dans la chambre. Le premier sur lequel tombait la lumiere etait un seigneur superbement vetu d'un haut-de-chausses et d'un justaucorps ecarlate raye d'argent, et d'une casaque a mahoitres de drap d'or a dessins noirs. Ce splendide costume, ou se jouait la lumiere, semblait glace de flamme a tous ses plis. L'homme qui le portait avait sur la poitrine ses armoiries brodees de vives couleurs: un chevron accompagne en pointe d'un daim passant. L'ecusson etait accoste a droite d'un rameau d'olivier, a gauche d'une corne de daim. Cet homme portait a sa ceinture une riche dague dont la poignee de vermeil etait ciselee en forme de cimier et surmontee d'une couronne comtale. Il avait l'air mauvais, la mine fiere et la tete haute. Au premier coup d'oeil on voyait sur son visage l'arrogance, au second la ruse. Il se tenait tete nue, une longue pancarte a la main, derriere la chaise a bras sur laquelle etait assis, le corps disgracieusement plie en deux, les genoux chevauchant l'un sur l'autre, le coude sur la table, un personnage fort mal accoutre. Qu'on se figure en effet, sur l'opulent cuir de Cordoue, deux rotules cagneuses, deux cuisses maigres pauvrement habillees d'un tricot de laine noire, un torse enveloppe d'un surtout de futaine avec une fourrure dont on voyait moins de poil que de cuir; enfin, pour couronner un vieux chapeau gras du plus mechant drap noir borde d'un cordon circulaire de figurines de plomb. Voila, avec une sale calotte qui laissait a peine passer un cheveu, tout ce qu'on distinguait du personnage assis. Il tenait sa tete tellement courbee sur sa poitrine qu'on n'apercevait rien de son visage recouvert d'ombre, si ce n'est le bout de son nez sur lequel tombait un rayon de lumiere, et qui devait etre long. A la maigreur de sa main ridee on devinait un vieillard. C'etait Louis XI. A quelque distance derriere eux causaient a voix basse deux hommes vetus a la coupe flamande, qui n'etaient pas assez perdus dans l'ombre pour que quelqu'un de ceux qui avaient assiste a la representation du mystere de Gringoire n'eut pu reconnaitre en eux deux des principaux envoyes flamands, Guillaume Rym, le sagace pensionnaire de Gand, et Jacques Coppenole, le populaire chaussetier. On se souvient que ces deux hommes etaient meles a la politique secrete de Louis XI. Enfin, tout au fond, pres de la porte, se tenait debout dans l'obscurite, immobile comme une statue, un vigoureux homme a membres trapus, a harnois militaire, a casaque armoriee, dont la face carree, percee d'yeux a fleur de tete, fendue d'une immense bouche, derobant ses oreilles sous deux larges abat-vent de cheveux plats, sans front, tenait a la fois du chien et du tigre. Tous etaient decouverts, excepte le roi. Le seigneur qui etait aupres du roi lui faisait lecture d'une espece de long memoire que Sa Majeste semblait ecouter avec attention. Les deux flamands chuchotaient. <> Rym repondait par un geste negatif, accompagne d'un sourire discret. <>, dit Rym. En ce moment la voix du roi s'eleva. Ils se turent. <> En parlant ainsi, le vieillard avait leve la tete. On voyait reluire a son cou les coquilles d'or du collier de Saint-Michel. La chandelle eclairait en plein son profil decharne et morose. Il arracha le papier des mains de l'autre. <> En disant cela, il jetait un coup d'oeil sur le hanap d'argent qui etincelait sur la table. Il toussa, et poursuivit: <> Il s'arreta essouffle, puis il reprit avec emportement: <> Tous gardaient le silence. C'etait une de ces coleres qu'on laisse aller. Il continua: <> Ici il sourit dans le sentiment de sa puissance, sa mauvaise humeur s'en adoucit, et il se tourna vers les flamands: <> Il demeura un moment pensif, et ajouta en hochant sa vieille tete: <> Le personnage qu'il designait par ce nom reprit le cahier de ses mains, et se remit a lire a haute voix: <<... A Adam Tenon, commis a la garde des sceaux de la prevote de Paris, pour l'argent, facon et gravure desdits sceaux qui ont ete faits neufs pour ce que les autres precedents, pour leur antiquite et caduquete, ne pouvaient plus bonnement servir.--Douze livres parisis. <> Le roi ecoutait en silence. De temps en temps il toussait. Alors il portait le hanap a ses levres et buvait une gorgee en faisant une grimace. <> --Enterrer un ecu pour deterrer un sou! dit le roi. --... Pour avoir mis a point, a l'Hotel des Tournelles, six panneaux de verre blanc a l'endroit ou est la cage de fer, treize sols.--Pour avoir fait et livre, par le commandement du roi, le jour des monstres, quatre ecussons aux armes dudit seigneur, enchapesses de chapeaux de roses tout a l'entour, six livres.--Pour deux manches neuves au vieil pourpoint du roi, vingt sols.--Pour une boite de graisse a graisser les bottes du roi, quinze deniers.--Une etable faite de neuf pour loger les pourceaux noirs du roi, trente livres parisis.--Plusieurs cloisons, planches et trappes faites pour enfermer les lions d'empres Saint-Paul, vingt-deux livres. --Voila des betes qui sont cheres, dit Louis XI. N'importe! c'est une belle magnificence de roi. Il y a un grand lion roux que j'aime pour ses gentillesses.--L'avez-vous vu, maitre Guillaume?--Il faut que les princes aient de ces animaux mirifiques. A nous autres rois, nos chiens doivent etre des lions, et nos chats des tigres. Le grand va aux couronnes. Du temps des paiens de Jupiter, quand le peuple offrait aux eglises cent boeufs et cent brebis, les empereurs donnaient cent lions et cent aigles. Cela etait farouche et fort beau. Les rois de France ont toujours eu de ces rugissements autour de leur trone. Neanmoins on me rendra cette justice que j'y depense encore moins d'argent qu'eux, et que j'ai une plus grande modestie de lions, d'ours, d'elephants et de leopards.--Allez, maitre Olivier. Nous voulions dire cela a nos amis les Flamands.>> Guillaume Rym s'inclina profondement, tandis que Coppenole, avec sa mine bourrue, avait l'air d'un de ces ours dont parlait Sa Majeste. Le roi n'y prit pas garde. Il venait de tremper ses levres dans le hanap, et recrachait le breuvage en disant: <> Celui qui lisait continua: <> Olivier fit une marque avec le pouce a l'article du _maraud pieton_ et passa outre. <> Le roi interrompit: <> Alors il se leva, s'appuya sur le bras de son interlocuteur, fit signe a l'espece de muet qui se tenait debout devant la porte de le preceder, aux deux Flamands de le suivre, et sortit de la chambre. La royale compagnie se recruta, a la porte du retrait, d'hommes d'armes tout alourdis de fer, et de minces pages qui portaient des flambeaux. Elle chemina quelque temps dans l'interieur du sombre donjon, perce d'escaliers et de corridors jusque dans l'epaisseur des murailles. Le capitaine de la Bastille marchait en tete, et faisait ouvrir les guichets devant le vieux roi malade et voute, qui toussait en marchant. A chaque guichet, toutes les tetes etaient obligees de se baisser excepte celle du vieillard plie par l'age. <> Enfin, apres avoir franchi un dernier guichet si embarrasse de serrures qu'on mit un quart d'heure a l'ouvrir, ils entrerent dans une haute et vaste salle en ogive, au centre de laquelle on distinguait, a la lueur des torches, un gros cube massif de maconnerie, de fer et de bois. L'interieur etait creux. C'etait une des ces fameuses cages a prisonniers d'Etat qu'on appelait _les fillettes du roi_. Il y avait aux parois deux ou trois petites fenetres, si drument treillissees d'epais barreaux de fer qu'on n'en voyait pas la vitre. La porte etait une grande dalle de pierre plate, comme aux tombeaux. De ces portes qui ne servent jamais que pour entrer. Seulement, ici, le mort etait un vivant. Le roi se mit a marcher lentement autour du petit edifice en l'examinant avec soin, tandis que maitre Olivier qui le suivait lisait tout haut le memoire: <> s'ecria le roi. A ce juron, qui etait le favori de Louis XI, il parut que quelqu'un se reveillait dans l'interieur de la cage, on entendit des chaines qui en ecorchaient le plancher avec bruit, et il s'eleva une voix faible qui semblait sortir de la tombe: <> On ne pouvait voir celui qui parlait ainsi. <> reprit Louis XI. La voix lamentable qui etait sortie de la cage avait glace tous les assistants, maitre Olivier lui-meme. Le roi seul avait l'air de ne pas l'avoir entendue. Sur son ordre, maitre Olivier reprit sa lecture, et Sa Majeste continua froidement l'inspection de la cage. <<...Outre cela, il a ete paye a un macon qui a fait les trous pour poser les grilles des fenetres, et le plancher de la chambre ou est la cage, parce que le plancher n'eut pu porter cette cage a cause de sa pesanteur, vingt-sept livres quatorze sols parisis...>> La voix recommenca a gemir: <> Olivier continua: <<... A un menuisier, pour fenetres, couches, selle percee et autres choses, vingt livres deux sols parisis...>> La voix continuait aussi: <> Il arracha le cahier des mains de maitre Olivier, et se mit a compter lui-meme sur ses doigts, en examinant tour a tour le papier et la cage. Cependant on entendait sangloter le prisonnier. Cela etait lugubre dans l'ombre, et les visages se regardaient en palissant. <> Il tourna le dos a la cage, et se mit en devoir de sortir de la chambre. Le miserable prisonnier, a l'eloignement des flambeaux et du bruit, jugea que le roi s'en allait. <> cria-t-il avec desespoir. La porte se referma. Il ne vit plus rien, et n'entendit plus que la voix rauque du guichetier, qui lui chantait aux oreilles la chanson: _Maitre Jean Balue_ _A perdu la vue_ _De ses eveches;_ _Monsieur de Verdun_ _N'en a plus pas un,_ _Tous sont depeches._ Le roi remontait en silence a son retrait, et son cortege le suivait, terrifie des derniers gemissements du condamne. Tout a coup, Sa Majeste se tourna vers le gouverneur de la Bastille. <> Le roi savait cela mieux que personne. Mais c'etait une manie. <> Au bout de quelques instants, la porte du retrait s'etait rouverte, puis reclose sur les cinq personnages que le lecteur y a vus au commencement de ce chapitre, et qui y avaient repris leurs places, leurs causeries a demi-voix, et leurs attitudes. Pendant l'absence du roi, on avait depose sur sa table quelques depeches, dont il rompit lui-meme le cachet. Puis il se mit a les lire promptement l'une apres l'autre, fit signe a _maitre Olivier_, qui paraissait avoir pres de lui office de ministre, de prendre une plume, et, sans lui faire part au contenu des depeches, commenca a lui en dicter a voix basse les reponses, que celui-ci ecrivait, assez incommodement agenouille devant la table. Guillaume Rym observait. Le roi parlait si bas, que les Flamands n'entendaient rien de sa dictee, si ce n'est ca et la quelques lambeaux isoles et peu intelligibles comme: <<...Maintenir les lieux fertiles par le commerce, les steriles par les manufactures...--Faire voir aux seigneurs anglais nos quatre bombardes, la Londres, la Brabant, la Bourg-en-Bresse, la Saint-Omer...--L'artillerie est cause que la guerre se fait maintenant plus judicieusement...--A M. de Bressuire, notre ami...--Les armees ne s'entretiennent sans les tributs...>>--Etc. Une fois il haussa la voix: <> Une autre fois: <> Et parcourant des yeux la missive en coupant sa lecture d'interjections: <> Cette fois, Coppenole s'inclina avec Guillaume Rym. Le patriotisme du chaussetier etait chatouille. Une derniere depeche fit froncer le sourcil a Louis XI. <> Il dicta cette lettre a haute voix, d'un ton ferme et par saccades. Au moment ou il achevait, la porte s'ouvrit et donna passage a un nouveau personnage, qui se precipita tout effare dans la chambre en criant: <> La grave figure de Louis XI se contracta; mais ce qu'il y eut de visible dans son emotion passa comme un eclair. Il se contint, et dit avec une severite tranquille: <> reprit le compere Jacques essouffle. Le roi, qui s'etait leve, lui prit rudement le bras et lui dit a l'oreille, de facon a etre entendu de lui seul, avec une colere concentree et un regard oblique sur les flamands: <> Le nouveau venu comprit, et se mit a lui faire tout bas une narration tres effarouchee que le roi ecoutait avec calme, tandis que Guillaume Rym faisait remarquer a Coppenole le visage et l'habit du nouveau venu, sa capuce fourree, _caputia fourrata_, son epitoge courte, _epitogia curta_, sa robe de velours noir, qui annoncait un president de la Cour des comptes. A peine ce personnage eut-il donne au roi quelques explications, que Louis XI s'ecria en eclatant de rire: <> Le <> demeurait muet de surprise. <>, repondit _le compere_, qui balbutiait, encore tout etourdi du brusque et inexplicable changement qui venait de s'operer dans les pensees du roi. Louis XI reprit: <> dit le roi. Il se frottait les mains, il riait de ce rire interieur qui fait rayonner le visage. Il ne pouvait dissimuler sa joie, quoiqu'il essayat par instants de se composer. Personne n'y comprenait rien, pas meme <>. Il resta un moment silencieux, avec un air pensif, mais content. <> Le roi ne put s'empecher de dire: <> Il reprit: <> Le roi ne parut nullement inquiet de cet etalage. Le compere Jacques crut devoir ajouter: <> Le compere Jacques se recria. <> Le roi le regarda en face. <> C'etait un de ces regards auxquels on ne replique pas. Apres un silence, Louis XI eleva de nouveau la voix. <> Il se reprit: <> Cette fois il ne se reprit point. Il continua, reveur et comme se parlant a lui-meme: <> Tout a coup il fit explosion: <> Il souleva encore son bonnet, et continua, revant toujours, avec l'air et l'accent d'un chasseur qui agace et lance sa meute: <> Ici il s'interrompit brusquement, se mordit la levre, comme pour rattraper sa pensee a demi echappee, appuya tour a tour son oeil percant sur chacun des cinq personnages qui l'entouraient, et tout a coup saisissant son chapeau a deux mains et le regardant en face, il lui dit: <> Puis, promenant de nouveau autour de lui le regard attentif et inquiet du renard qui rentre sournoisement a son terrier: <> Maitre Olivier sortit et rentra un moment apres avec les deux prisonniers, environnes d'archers de l'ordonnance. Le premier avait une grosse face idiote, ivre et etonnee. Il etait vetu de guenilles et marchait en pliant le genou et en trainant le pied. Le second etait une figure bleme et souriante que le lecteur connait deja. Le roi les examina un instant sans mot dire, puis s'adressant brusquement au premier: <> Le truand regarda le roi, en balancant ses bras d'un air hebete. C'etait une de ces tetes mal conformees ou l'intelligence est a peu pres aussi a l'aise que la lumiere sous l'eteignoir. <> Un soldat montra au roi une serpe qu'on avait saisie sur le truand. <>, dit le roi. Et faisant un signe du doigt au personnage silencieux, immobile pres de la porte, que nous avons deja fait remarquer au lecteur: <> Tristan l'Hermite s'inclina. Il donna un ordre a voix basse a deux archers qui emmenerent le pauvre truand. Cependant le roi s'etait approche du second prisonnier, qui suait a grosses gouttes. <> Tristan l'Hermite s'avanca et designant Gringoire du doigt: <> C'etait la premiere parole qu'il proferait. <> dit Gringoire. Notre philosophe etait en ce moment plus vert qu'une olive. Il vit a la mine froide et indifferente du roi qu'il n'y avait plus de ressource que dans quelque chose de tres pathetique, et se precipita aux pieds de Louis XI en s'ecriant avec une gesticulation desesperee: <> En parlant ainsi, le desole Gringoire baisait les pantoufles du roi, et Guillaume Rym disait tout bas a Coppenole: <> Et, sans s'occuper du Jupiter de Crete, le chaussetier repondait avec un lourd sourire, l'oeil fixe sur Gringoire: <> Quand Gringoire s'arreta enfin tout essouffle, il leva la tete en tremblant vers le roi qui grattait avec son ongle une tache que ses chausses avaient au genou. Puis Sa Majeste se mit a boire au hanap de tisane. Du reste, elle ne soufflait mot, et ce silence torturait Gringoire. Le roi le regarda enfin. <> dit-il. Puis se tournant vers Tristan l'Hermite: <> Gringoire tomba sur le derriere, tout epouvante de joie. <> Et de peur d'un contre-ordre, il se precipita vers la porte que Tristan lui rouvrit d'assez mauvaise grace. Les soldats sortirent avec lui en le poussant devant eux a grands coups de poing, ce que Gringoire supporta en vrai philosophe stoicien. La bonne humeur du roi, depuis que la revolte contre le bailli lui avait ete annoncee, percait dans tout. Cette clemence inusitee n'en etait pas un mediocre signe. Tristan l'Hermite dans son coin avait la mine renfrognee d'un dogue qui a vu et qui n'a pas eu. Le roi cependant battait gaiement avec les doigts sur le bras de sa chaise la marche de Pont-Audemer. C'etait un prince dissimule, mais qui savait beaucoup mieux cacher ses peines que ses joies. Ces manifestations exterieures de joie a toute bonne nouvelle allaient quelquefois tres loin; ainsi, a la mort de Charles le Temeraire, jusqu'a vouer des balustrades d'argent a Saint-Martin de Tours; a son avenement au trone jusqu'a oublier d'ordonner les obseques de son pere. <> Coictier prit la main du roi, et se mit a lui tater le pouls avec une mine capable. <> En tatant le pouls du roi, Coictier prenait un air de plus en plus alarme. Louis XI le regardait avec quelque anxiete. Coictier se rembrunissait a vue d'oeil. Le brave homme n'avait d'autre metairie que la mauvaise sante du roi. Il l'exploitait de son mieux. <> Il fit tirer la langue a Louis XI, hocha la tete, fit la grimace, et tout au milieu de ces simagrees: <> Jacques Coictier s'inclina profondement et dit: <> Une chandelle qui brille n'attire pas qu'un moucheron. Maitre Olivier, voyant le roi en liberalite et croyant le moment bon, s'approcha a son tour: <> En parlant ainsi, la figure hautaine de maitre Olivier avait quitte l'expression arrogante pour l'expression basse. C'est le seul rechange qu'ait une figure de courtisan. Le roi le regarda tres en face, et dit d'un ton sec: <> Il reprit: <> Je vois que vous etes de l'avis de monsieur de Boucicaut. Maintenant oyez ceci. Nous avons bonne memoire. En 68, nous vous avons fait varlet de notre chambre; en 69, garde du chatel du pont de Saint-Cloud a cent livres tournois de gages (vous les vouliez parisis). En novembre 73, par lettres donnees a Gergeole, nous vous avons institue concierge du bois de Vincennes, au lieu de Gilbert Acle, ecuyer; en 75, gruyer de la foret de Rouvray-lez-Saint-Cloud, en place de Jacques Le Maire; en 78, nous vous avons gracieusement assis, par lettres patentes scellees sur double queue de cire verte, une rente de dix livres parisis, pour vous et votre femme, sur la place aux marchands, sise a l'ecole Saint-Germain; en 79, nous vous avons fait gruyer de la foret de Senart, au lieu de ce pauvre Jehan Daiz; puis capitaine du chateau de Loches; puis gouverneur de Saint-Quentin; puis capitaine du pont de Meulan, dont vous vous faites appeler comte. Sur les cinq sols d'amende que paie tout barbier qui rase un jour de fete, il y a trois sols pour vous, et nous avons votre reste. Nous avons bien voulu changer votre nom de _Le Mauvais_, qui ressemblait trop a votre mine. En 74, nous vous avons octroye, au grand deplaisir de notre noblesse, des armoiries de mille couleurs qui vous font une poitrine de paon. Pasque-Dieu! n'etes-vous pas saoul? La pescherie n'est-elle point assez belle et miraculeuse? Et ne craignez-vous pas qu'un saumon de plus ne fasse chavirer votre bateau? L'orgueil vous perdra, mon compere. L'orgueil est toujours talonne de la ruine et de la honte. Considerez ceci, et taisez-vous.>> Ces paroles, prononcees avec severite, firent revenir a l'insolence la physionomie depitee de maitre Olivier. <> Louis XI, loin de s'irriter de cette incartade, reprit avec quelque douceur: <> Nos lecteurs n'ont sans doute pas attendu jusqu'a present pour reconnaitre dans _maitre Olivier_ ce Figaro terrible que la providence, cette grande faiseuse de drames, a mele si artistement a la longue et sanglante comedie de Louis XI. Ce n'est pas ici que nous entreprendrons de developper cette figure singuliere. Ce barbier du roi avait trois noms. A la cour, on l'appelait poliment Olivier le Daim; parmi le peuple, Olivier le Diable. Il s'appelait de son vrai nom Olivier le Mauvais. Olivier le Mauvais donc resta immobile, boudant le roi, en regardant Jacques Coictier de travers. <> Olivier, voyant que le roi avait pris le parti de rire et qu'il n'y avait pas meme moyen de le facher, sortit en grondant pour executer ses ordres. Le roi se leva, s'approcha de la fenetre, et tout a coup l'ouvrant avec une agitation extraordinaire: <> Alors, se tournant vers les Flamands: <> Les deux Gantois s'approcherent. <> Et le regard de Louis XI etait presque aussi joyeux que celui du chaussetier. <> Le chaussetier repondit hardiment: <> Le chaussetier, malgre les signes que lui faisait Guillaume Rym, paraissait determine a tenir tete au roi. <> L'autre repliqua avec indifference: <> Guillaume Rym crut devoir intervenir. <> Alors, posant familierement sa main sur l'epaule de Coppenole: <> Louis XI le regarda avec son oeil penetrant. <> Coppenole avec sa contenance tranquille et rustique fit approcher le roi de la fenetre. <> Le visage de Louis devint sombre et reveur. Il resta un moment silencieux, puis il frappa doucement de la main, comme on flatte une croupe de destrier, l'epaisse muraille du donjon. <> Et se tournant d'un geste brusque vers le hardi flamand: <> Louis XI alla se rasseoir, et dit avec un sourire: <> En cet instant Olivier le Daim rentra. Il etait suivi de deux pages qui portaient les toilettes du roi; mais ce qui frappa Louis XI, c'est qu'il etait en outre accompagne du prevot de Paris et du chevalier du guet, lesquels paraissaient consternes. Le rancuneux barbier avait aussi l'air consterne, mais content en dessous. C'est lui qui prit la parole: <> Le roi en se tournant vivement ecorcha la natte du plancher avec les pieds de sa chaise: <> Le vieux roi se dressa debout et droit comme un jeune homme: <> Le serment etait formidable. Louis XI n'avait jure que deux fois dans sa vie par la croix de Saint-Lo. Olivier ouvrit la bouche pour repondre: <> Olivier se mit a genoux, et dit froidement: <> Alors, rajeuni par la fureur, il se mit a marcher a grands pas. Il ne riait plus, il etait terrible, il allait et venait, le renard s'etait change en hyene, il semblait suffoque a ne pouvoir parler, ses levres remuaient, et ses poings decharnes se crispaient. Tout a coup il releva la tete, son oeil cave parut plein de lumiere, et sa voix eclata comme un clairon. <
> Cette eruption passee, il vint se rasseoir, et dit avec une rage froide et concentree: <> Tristan s'inclina. <> Il ajouta apres un silence: <> Cette question fit songer le roi. <> Le roi parut reflechir profondement, puis s'adressant a Tristan l'Hermite: <> Ici, comme pris d'une idee subite, il se rua a genoux devant sa chaise, ota son chapeau, le posa sur le siege, et regardant devotement l'une des amulettes de plomb qui le chargeaient: <> Il fit un signe de croix, se releva, se recoiffa, et dit a Tristan: <> Tristan l'Hermite s'inclina et sortit. Alors le roi, congediant du geste Rym et Coppenole: <> Tous deux se retirerent, et en gagnant leurs appartements sous la conduite du capitaine de la Bastille, Coppenole disait a Guillaume Rym: <> VI PETITE FLAMBE EN BAGUENAUD En sortant de la Bastille, Gringoire descendit la rue Saint-Antoine de la vitesse d'un cheval echappe. Arrive a la porte Baudoyer, il marcha droit a la croix de pierre qui se dressait au milieu de cette place, comme s'il eut pu distinguer dans l'obscurite la figure d'un homme vetu et encapuchonne de noir qui etait assis sur les marches de la croix. <> dit Gringoire. Le personnage noir se leva. <> dit l'autre. Tous deux descendirent a grands pas vers la Cite. VII CHATEAUPERS A LA RESCOUSSE! Le lecteur se souvient peut-etre de la situation critique ou nous avons laisse Quasimodo. Le brave sourd, assailli de toutes parts, avait perdu, sinon tout courage, du moins tout espoir de sauver, non pas lui, il ne songeait pas a lui, mais l'egyptienne. Il courait eperdu sur la galerie. Notre-Dame allait etre enlevee par les truands. Tout a coup un grand galop de chevaux emplit les rues voisines, et avec une longue file de torches et une epaisse colonne de cavaliers abattant lances et brides, ces bruits furieux deboucherent sur la place comme un ouragan: France! France! Taillez les manants! Chateaupers a la rescousse! Prevote! prevote! Les truands effares firent volte-face. Quasimodo, qui n'entendait pas, vit les epees nues, les flambeaux, les fers de piques, toute cette cavalerie, en tete de laquelle il reconnut le capitaine Phoebus, il vit la confusion des truands, l'epouvante chez les uns, le trouble chez les meilleurs, et il reprit de ce secours inespere tant de force qu'il rejeta hors de l'eglise les premiers assaillants qui enjambaient deja la galerie. C'etaient en effet les troupes du roi qui survenaient. Les truands firent bravement. Ils se defendirent en desesperes. Pris en flanc par la rue Saint-Pierre-aux-Boeufs et en queue par la rue du Parvis, accules a Notre-Dame qu'ils assaillaient encore et que defendait Quasimodo, tout a la fois assiegeants et assieges, ils etaient dans la situation singuliere ou se retrouva depuis, au fameux siege de Turin, en 1640, entre le prince Thomas de Savoie qu'il assiegeait et le marquis de Leganez qui le bloquait, le comte Henri d'Harcourt, _Taurinum obsessor idem et obsessus_[129], comme dit son epitaphe. La melee fut affreuse. A chair de loup dent de chien, comme dit P. Mathieu. Les cavaliers du roi, au milieu desquels Phoebus de Chateaupers se comportait vaillamment, ne faisaient aucun quartier, et la taille reprenait ce qui echappait a l'estoc. Les truands, mal armes, ecumaient et mordaient. Hommes, femmes, enfants se jetaient aux croupes et aux poitrails des chevaux, et s'y accrochaient comme des chats avec les dents et les ongles des quatre membres. D'autres tamponnaient a coups de torches le visage des archers. D'autres piquaient des crocs de fer au cou des cavaliers et tiraient a eux. Ils dechiquetaient ceux qui tombaient. On en remarqua un qui avait une large faulx luisante, et qui faucha longtemps les jambes des chevaux. Il etait effrayant. Il chantait une chanson nasillarde, il lancait sans relache et ramenait sa faulx. A chaque coup, il tracait autour de lui un grand cercle de membres coupes. Il avancait ainsi au plus fourre de la cavalerie, avec la lenteur tranquille, le balancement de tete et l'essoufflement regulier d'un moissonneur qui entame un champ de ble. C'etait Clopin Trouillefou. Une arquebusade l'abattit. Cependant les croisees s'etaient rouvertes. Les voisins, entendant les cris de guerre des gens du roi, s'etaient meles a l'affaire, et de tous les etages les balles pleuvaient sur les truands. Le Parvis etait plein d'une fumee epaisse que la mousqueterie rayait de feu. On y distinguait confusement la facade de Notre-Dame, et l'Hotel-Dieu decrepit, avec quelques haves malades qui regardaient du haut de son toit ecaille de lucarnes. Enfin les truands cederent. La lassitude, le defaut de bonnes armes, l'effroi de cette surprise, la mousqueterie des fenetres, le brave choc des gens du roi, tout les abattit. Ils forcerent la ligne des assaillants, et se mirent a fuir dans toutes les directions, laissant dans le Parvis un encombrement de morts. Quand Quasimodo, qui n'avait pas cesse un moment de combattre, vit cette deroute, il tomba a deux genoux, et leva les mains au ciel; puis, ivre de joie, il courut, il monta avec la vitesse d'un oiseau a cette cellule dont il avait si intrepidement defendu les approches. Il n'avait plus qu'une pensee maintenant, c'etait de s'agenouiller devant celle qu'il venait de sauver une seconde fois. Lorsqu'il entra dans la cellule, il la trouva vide. LIVRE ONZIEME I LE PETIT SOULIER Au moment ou les truands avaient assailli l'eglise, la Esmeralda dormait. Bientot la rumeur toujours croissante autour de l'edifice et le belement inquiet de sa chevre eveillee avant elle l'avaient tiree de ce sommeil. Elle s'etait levee sur son seant, elle avait ecoute, elle avait regarde, puis, effrayee de la lueur et du bruit, elle s'etait jetee hors de la cellule et avait ete voir. L'aspect de la place, la vision qui s'y agitait, le desordre de cet assaut nocturne, cette foule hideuse, sautelante comme une nuee de grenouilles, a demi entrevue dans les tenebres, le coassement de cette rauque multitude, ces quelques torches rouges courant et se croisant sur cette ombre comme les feux de nuit qui rayent la surface brumeuse des marais, toute cette scene lui fit l'effet d'une mysterieuse bataille engagee entre les fantomes du sabbat et les monstres de pierre de l'eglise. Imbue des l'enfance des superstitions de la tribu bohemienne, sa premiere pensee fut qu'elle avait surpris en malefice les etranges etres propres a la nuit. Alors elle courut epouvantee se tapir dans sa cellule, demandant a son grabat un moins horrible cauchemar. Peu a peu les premieres fumees de la peur s'etaient pourtant dissipees; au bruit sans cesse grandissant, et a plusieurs autres signes de realite, elle s'etait sentie investie, non de spectres, mais d'etres humains. Alors sa frayeur, sans s'accroitre, s'etait transformee. Elle avait songe a la possibilite d'une mutinerie populaire pour l'arracher de son asile. L'idee de reperdre encore une fois la vie, Phoebus, qu'elle entrevoyait toujours dans son avenir, le profond neant de sa faiblesse, toute fuite fermee, aucun appui, son abandon, son isolement, ces pensees et mille autres l'avaient accablee. Elle etait tombee a genoux, la tete sur son lit, les mains jointes sur sa tete, pleine d'anxiete et de fremissement, et quoique egyptienne, idolatre et paienne, elle s'etait mise a demander avec sanglots grace au bon Dieu chretien et a prier Notre-Dame son hotesse. Car, ne crut-on a rien, il y a des moments dans la vie ou l'on est toujours de la religion du temple qu'on a sous la main. Elle resta ainsi prosternee fort longtemps, tremblant, a la verite, plus qu'elle ne priait, glacee au souffle de plus en plus rapproche de cette multitude furieuse, ne comprenant rien a ce dechainement, ignorant ce qui se tramait, ce qu'on faisait, ce qu'on voulait, mais pressentant une issue terrible. Voila qu'au milieu de cette angoisse elle entend marcher pres d'elle. Elle se detourne. Deux hommes, dont l'un portait, une lanterne, venaient d'entrer dans sa cellule. Elle poussa un faible cri. <> Ce nom la rassura. Elle releva les yeux, et reconnut en effet le poete. Mais il y avait aupres de lui une figure noire et voilee de la tete aux pieds qui la frappa de silence. <> La petite chevre en effet n'avait pas attendu que Gringoire se nommat. A peine etait-il entre qu'elle s'etait tendrement frottee a ses genoux, couvrant le poete de caresses et de poils blancs, car elle etait en mue. Gringoire lui rendait les caresses. <> Alors le philosophe, posant sa lanterne a terre, s'accroupit sur la dalle et s'ecria avec enthousiasme en serrant Djali dans ses bras: <> L'homme noir ne le laissa pas achever. Il s'approcha de Gringoire et le poussa rudement par l'epaule. Gringoire se leva. <> Il fallut qu'elle se contentat de cette explication. Gringoire la prit par la main, son compagnon ramassa la lanterne et marcha devant. La peur etourdissait la jeune fille. Elle se laissa emmener. La chevre les suivait en sautant, si joyeuse de revoir Gringoire qu'elle le faisait trebucher a tout moment pour lui fourrer ses cornes dans les jambes. <> Ils descendirent rapidement l'escalier des tours, traverserent l'eglise, pleine de tenebres et de solitude et toute resonnante de vacarme, ce qui faisait un affreux contraste, et sortirent dans la cour du cloitre par la Porte-Rouge. Le cloitre etait abandonne, les chanoines s'etaient enfuis dans l'eveche pour y prier en commun; la cour etait vide, quelques laquais effarouches s'y blottissaient dans les coins obscurs. Ils se dirigerent vers la petite porte qui donnait de cette cour sur le Terrain. L'homme noir l'ouvrit avec une clef qu'il avait. Nos lecteurs savent que le Terrain etait une langue de terre enclose de murs du cote de la Cite, et appartenant au chapitre de Notre-Dame, qui terminait l'ile a l'orient derriere l'eglise. Ils trouverent cet enclos parfaitement desert. La, il y avait deja moins de tumulte dans l'air. La rumeur de l'assaut des truands leur arrivait plus brouillee et moins criarde. Le vent frais qui suit le fil de l'eau remuait les feuilles de l'arbre unique plante a la pointe du Terrain avec un bruit deja appreciable. Cependant ils etaient encore fort pres du peril. Les edifices les plus rapproches d'eux etaient l'eveche et l'eglise. Il y avait visiblement un grand desordre interieur dans l'eveche. Sa masse tenebreuse etait toute sillonnee de lumieres qui y couraient d'une fenetre a l'autre; comme, lorsqu'on vient de bruler du papier, il reste un sombre edifice de cendre ou de vives etincelles font mille courses bizarres. A cote, les enormes tours de Notre-Dame, ainsi vues de derriere avec la longue nef sur laquelle elles se dressent, decoupees en noir sur la rouge et vaste lueur qui emplissait le Parvis, ressemblaient aux deux chenets gigantesques d'un feu de cyclopes. Ce qu'on voyait de Paris de tous cotes oscillait a l'oeil dans une ombre melee de lumiere. Rembrandt a de ces fonds de tableau. L'homme a la lanterne marcha droit a la pointe du Terrain. Il y avait la, au bord extreme de l'eau, le debris vermoulu d'une haie de pieux maillee de lattes ou une basse vigne accrochait quelques maigres branches etendues comme les doigts d'une main ouverte. Derriere, dans l'ombre que faisait ce treillis, une petite barque etait cachee. L'homme fit signe a Gringoire et a sa compagne d'y entrer. La chevre les y suivit. L'homme y descendit le dernier. Puis il coupa l'amarre du bateau, l'eloigna de terre avec un long croc, et, saisissant deux rames, s'assit a l'avant, en ramant de toutes ses forces vers le large. La Seine est fort rapide en cet endroit, et il eut assez de peine a quitter la pointe de l'ile. Le premier soin de Gringoire en entrant dans le bateau fut de mettre la chevre sur ses genoux. Il prit place a l'arriere, et la jeune fille, a qui l'inconnu inspirait une inquietude indefinissable, vint s'asseoir et se serrer contre le poete. Quand notre philosophe sentit le bateau s'ebranler, il battit des mains, et baisa Djali entre les cornes. <> Il ajouta, avec une mine de profond penseur: <> Le bateau voguait lentement vers la rive droite. La jeune fille observait avec une terreur secrete l'inconnu. Il avait rebouche soigneusement la lumiere de sa lanterne sourde. On l'entrevoyait dans l'obscurite, a l'avant du bateau, comme un spectre. Sa carapoue, toujours baissee, lui faisait une sorte de masque, et a chaque fois qu'il entrouvrait en ramant ses bras ou pendaient de larges manches noires, on eut dit deux grandes ailes de chauve-souris. Du reste, il n'avait pas encore dit une parole, jete un souffle. Il ne se faisait dans le bateau d'autre bruit que le va-et-vient de la rame, mele au froissement des mille plis de l'eau le long de la barque. <> L'homme noir laissait gloser le bavard poete. Il continuait de lutter contre le courant violent et serre qui separe la poupe de la Cite de la proue de l'ile Notre-Dame, que nous nommons aujourd'hui l'ile Saint-Louis. <> L'inconnu ne repondit pas une parole. Mais il cessa brusquement de ramer, ses bras defaillirent comme brises, sa tete tomba sur sa poitrine, et la Esmeralda l'entendit soupirer convulsivement. Elle tressaillit de son cote. Elle avait deja entendu de ces soupirs-la. La barque abandonnee a elle-meme deriva quelques instants au gre de l'eau. Mais l'homme noir se redressa enfin, ressaisit les rames, et se remit a remonter le courant. Il doubla la pointe de l'ile Notre-Dame, et se dirigea vers le debarcadere du Port-au-Foin. <> Le tumulte en effet croissait autour de Notre-Dame. Ils ecouterent. On entendait assez clairement des cris de victoire. Tout a coup, cent flambeaux qui faisaient etinceler des casques d'hommes d'armes se repandirent sur l'eglise a toutes les hauteurs, sur les tours, sur les galeries, sous les arcs-boutants. Ces flambeaux semblaient chercher quelque chose; et bientot ces clameurs eloignees arriverent distinctement jusqu'aux fugitifs: <> La malheureuse laissa tomber sa tete sur ses mains, et l'inconnu se mit a ramer avec furie vers le bord. Cependant notre philosophe reflechissait. Il pressait la chevre dans ses bras, et s'eloignait tout doucement de la bohemienne, qui se serrait de plus en plus contre lui, comme au seul asile qui lui restat. Il est certain que Gringoire etait dans une cruelle perplexite. Il songeait que la chevre aussi, _d'apres la legislation existante_, serait pendue si elle etait reprise, que ce serait grand dommage, la pauvre Djali! qu'il avait trop de deux condamnees ainsi accrochees apres lui, qu'enfin son compagnon ne demandait pas mieux que de se charger de l'egyptienne. Il se livrait entre ses pensees un violent combat, dans lequel, comme le Jupiter de L'Iliade, il pesait tour a tour l'egyptienne et la chevre; et il les regardait l'une apres l'autre, avec des yeux humides de larmes, en disant entre ses dents: <> Une secousse les avertit enfin que le bateau abordait. Le brouhaha sinistre remplissait toujours la Cite. L'inconnu se leva, vint a l'egyptienne, et voulut lui prendre le bras pour l'aider a descendre. Elle le repoussa, et se pendit a la manche de Gringoire, qui, de son cote, occupe de la chevre, la repoussa presque. Alors elle sauta seule a bas du bateau. Elle etait si troublee qu'elle ne savait ce qu'elle faisait, ou elle allait. Elle demeura ainsi un moment stupefaite, regardant couler l'eau. Quand elle revint un peu a elle, elle etait seule sur le port avec l'inconnu. Il parait que Gringoire avait profite de l'instant du debarquement pour s'esquiver avec la chevre dans le pate de maisons de la rue Grenier-sur-l'eau. La pauvre egyptienne frissonna de se voir seule avec cet homme. Elle voulut parler, crier, appeler Gringoire, sa langue etait inerte dans sa bouche, et aucun son ne sortit de ses levres. Tout a coup elle sentit la main de l'inconnu sur la sienne. C'etait une main froide et forte. Ses dents claquerent, elle devint plus pale que le rayon de lune qui l'eclairait. L'homme ne dit pas une parole. Il se mit a remonter a grands pas vers la place de Greve, en la tenant par la main. En cet instant, elle sentit vaguement que la destinee est une force irresistible. Elle n'avait plus de ressort, elle se laissa entrainer, courant tandis qu'il marchait. Le quai en cet endroit allait en montant. Il lui semblait cependant qu'elle descendait une pente. Elle regarda de tous cotes. Pas un passant. Le quai etait absolument desert. Elle n'entendait de bruit, elle ne sentait remuer des hommes que dans la Cite tumultueuse et rougeoyante, dont elle n'etait separee que par un bras de Seine, et d'ou son nom lui arrivait mele a des cris de mort. Le reste de Paris etait repandu autour d'elle par grands blocs d'ombre. Cependant l'inconnu l'entrainait toujours avec le meme silence et la meme rapidite. Elle ne retrouvait dans sa memoire aucun des lieux ou elle marchait. En passant devant une fenetre eclairee, elle fit un effort, se raidit brusquement, et cria: <> Le bourgeois a qui etait la fenetre l'ouvrit, y parut en chemise avec sa lampe, regarda sur le quai avec un air hebete, prononca quelques paroles qu'elle n'entendit pas, et referma son volet. C'etait la derniere lueur d'espoir qui s'eteignait. L'homme noir ne profera pas une syllabe, il la tenait bien, et se remit a marcher plus vite. Elle ne resista plus, et le suivit, brisee. De temps en temps elle recueillait un peu de force, et disait d'une voix entrecoupee par les cahots du pave et l'essoufflement de la course: <> Il ne repondait point. Ils arriverent ainsi, toujours le long du quai, a une place assez grande. Il y avait un peu de lune. C'etait la Greve. On distinguait au milieu une espece de croix noire debout. C'etait le gibet. Elle reconnut tout cela, et vit ou elle etait. L'homme s'arreta, se tourna vers elle, et leva sa carapoue. <> C'etait le pretre. Il avait l'air de son fantome. C'est un effet du clair de lune. Il semble qu'a cette lumiere on ne voie que les spectres des choses. <>, lui dit-il, et elle fremit au son de cette voix funeste qu'elle n'avait pas entendue depuis longtemps. Il continua. Il articulait avec ces saccades breves et haletantes qui revelent par leurs secousses de profonds tremblements interieurs. <> Cela dit, comme un corps qui retrouve son centre de gravite, il redevint immobile. Mais ses paroles ne decelaient pas moins d'agitation. Sa voix etait de plus en plus basse. <> Il etendit le bras vers la Cite. Les perquisitions en effet paraissaient y continuer. Les rumeurs se rapprochaient. La tour de la maison du Lieutenant, situee vis-a-vis la Greve, etait pleine de bruit et de clartes, et l'on voyait des soldats courir sur le quai oppose, avec des torches et ces cris: <> <> Il s'interrompit violemment. <> Et courant, et la faisant courir, car il ne la lachait pas, il marcha droit au gibet, et le lui montrant du doigt: <>, dit-il froidement. Elle s'arracha de ses mains et tomba au pied du gibet en embrassant cet appui funebre. Puis elle tourna sa belle tete a demi, et regarda le pretre par-dessus son epaule. On eut dit une sainte Vierge au pied de la croix. Le pretre etait demeure sans mouvement, le doigt toujours leve vers le gibet, conservant son geste, comme une statue. Enfin l'egyptienne lui dit: <> Alors il laissa retomber lentement son bras, et regarda le pave avec un profond accablement. <> Il reprit. La jeune fille agenouillee devant le gibet et noyee dans sa longue chevelure le laissait parler sans l'interrompre. Il avait maintenant un accent plaintif et doux qui contrastait douloureusement avec l'aprete hautaine de ses traits. <> Il cacha son visage dans ses mains. La jeune fille l'entendit pleurer. C'etait la premiere fois. Ainsi debout et secoue par les sanglots, il etait plus miserable et plus suppliant qu'a genoux. Il pleura ainsi un certain temps. <> En prononcant ces dernieres paroles, son air devint tout a fait egare. Il se tut un instant, et reprit comme se parlant a lui-meme, et d'une voix forte: <> Il y eut encore un silence, et il poursuivit: <> Son oeil etait hagard. Sa voix allait s'eteignant, il repeta encore plusieurs fois, machinalement, avec d'assez longs intervalles, comme une cloche qui prolonge sa derniere vibration: <> Puis sa langue n'articula plus aucun son perceptible, ses levres remuaient toujours cependant. Tout a coup il s'affaissa sur lui-meme comme quelque chose qui s'ecroule, et demeura a terre sans mouvement, la tete dans les genoux. Un frolement de la jeune fille qui retirait son pied de dessous lui le fit revenir. Il passa lentement sa main sur ses joues creuses, et regarda quelques instants avec stupeur ses doigts qui etaient mouilles. <> Et se tournant subitement vers l'egyptienne avec une angoisse inexprimable: <> Elle ouvrit la bouche pour lui repondre. Il se precipita a genoux devant elle pour recueillir avec adoration la parole, peut-etre attendrie, qui allait sortir de ses levres. Elle lui dit: <> Le pretre la prit dans ses bras avec fureur et se mit a rire d'un rire abominable. <> Son oeil petillait d'impurete et de rage. Sa bouche lascive rougissait le cou de la jeune fille. Elle se debattait dans ses bras. Il la couvrait de baisers ecumants. <> Il rougit, il palit, puis il la lacha et la regarda d'un air sombre. Elle se crut victorieuse, et poursuivit: <> Il poussa un cri violent, comme le miserable auquel on applique un fer rouge. <> dit-il a travers un grincement de dents. Elle vit son affreux regard, et voulut fuir. Il la reprit, il la secoua, il la jeta a terre, et marcha a pas rapides vers l'angle de la Tour-Roland en la trainant apres lui sur le pave par ses belles mains. Arrive la, il se tourna vers elle: <> Elle repondit avec force: <> Alors il s'ecria d'une voix haute: <> La jeune fille se sentit saisir brusquement au coude. Elle regarda. C'etait un bras decharne qui sortait d'une lucarne dans le mur et qui la tenait comme une main de fer. <> Un rire guttural repondit de l'interieur du mur a ces sanglantes paroles. <> L'egyptienne vit le pretre s'eloigner en courant dans la direction du pont Notre-Dame. On entendait une cavalcade de ce cote. La jeune fille avait reconnu la mechante recluse. Haletante de terreur, elle essaya de se degager. Elle se tordit, elle fit plusieurs soubresauts d'agonie et de desespoir, mais l'autre la tenait avec une force inouie. Les doigts osseux et maigres qui la meurtrissaient se crispaient sur sa chair et se rejoignaient a l'entour. On eut dit que cette main etait rivee a son bras. C'etait plus qu'une chaine, plus qu'un carcan, plus qu'un anneau de fer, c'etait une tenaille intelligente et vivante qui sortait d'un mur. Epuisee, elle retomba contre la muraille, et alors la crainte de la mort s'empara d'elle. Elle songea a la beaute de la vie, a la jeunesse, a la vue du ciel, aux aspects de la nature, a l'amour, a Phoebus, a tout ce qui s'enfuyait et a tout ce qui s'approchait, au pretre qui la denoncait, au bourreau qui allait venir, au gibet qui etait la. Alors elle sentit l'epouvante lui monter jusque dans les racines des cheveux, et elle entendit le rire lugubre de la recluse qui lui disait tout bas: <> Elle se tourna mourante vers la lucarne, et elle vit la figure fauve de la sachette a travers les barreaux. <> dit-elle presque inanimee. La recluse ne repondit pas, elle se mit a marmotter avec une intonation chantante, irritee et railleuse: <> La malheureuse Esmeralda laissa retomber sa tete sous ses cheveux, comprenant qu'elle n'avait pas affaire a un etre humain. Tout a coup la recluse s'ecria, comme si la question de l'egyptienne avait mis tout ce temps pour arriver jusqu'a sa pensee: <> La jeune fille repondit comme l'agneau: <> Alors elle se mit a rire ou a grincer des dents, les deux choses se ressemblaient sur cette figure furieuse. Le jour commencait a poindre. Un reflet de cendre eclairait vaguement cette scene, et le gibet devenait de plus en plus distinct dans la place. De l'autre cote, vers le pont Notre-Dame, la pauvre condamnee croyait entendre se rapprocher le bruit de cavalerie. <> Cette fois encore, la jeune fille retomba, epuisee, rompue, ayant deja le regard vitre de quelqu'un qui est dans la fosse. <> En parlant ainsi, de son autre bras tendu hors de la lucarne elle montrait a l'egyptienne le petit soulier brode. Il faisait deja assez jour pour en distinguer la forme et les couleurs. <> Et en meme temps, de la main qu'elle avait libre, elle ouvrait vivement le petit sachet orne de verroterie verte qu'elle portait au cou. --Va! va! grommelait Gudule, fouille ton amulette du demon!>> Tout a coup elle s'interrompit, trembla de tout son corps, et cria avec une voix qui venait du plus profond des entrailles: <> L'egyptienne venait de tirer du sachet un petit soulier absolument pareil a l'autre. A ce petit soulier etait attache un parchemin sur lequel ce _carme_ etait ecrit: _Quand le pareil retrouveras,_ _Ta mere te tendra les bras._ En moins de temps qu'il n'en faut a l'eclair, la recluse avait confronte les deux souliers, lu l'inscription du parchemin, et colle aux barreaux de la lucarne son visage rayonnant d'une joie celeste en criant: <> repondit l'egyptienne. Ici nous renoncons a peindre. Le mur et les barreaux de fer etaient entre elles deux. <> La jeune fille lui passa son bras a travers la lucarne, la recluse se jeta sur cette main, y attacha ses levres, et y demeura, abimee dans ce baiser, ne donnant plus d'autre signe de vie qu'un sanglot qui soulevait ses hanches de temps en temps. Cependant elle pleurait a torrents, en silence, dans l'ombre, comme une pluie de nuit. La pauvre mere vidait par flots sur cette main adoree le noir et profond puits de larmes qui etait au dedans d'elle, et ou toute sa douleur avait filtre goutte a goutte depuis quinze annees. Tout a coup, elle se releva, ecarta ses longs cheveux gris de dessus son front, et, sans dire une parole, se mit a ebranler de ses deux mains les barreaux de sa loge plus furieusement qu'une lionne. Les barreaux tinrent bon. Alors elle alla chercher dans un coin de sa cellule un gros pave qui lui servait d'oreiller, et le lanca contre eux avec tant de violence qu'un des barreaux se brisa en jetant mille etincelles. Un second coup effondra tout a fait la vieille croix de fer qui barricadait la lucarne. Alors avec ses deux mains elle acheva de rompre et d'ecarter les troncons rouilles des barreaux. Il y a des moments ou les mains d'une femme ont une force surhumaine. Le passage fraye, et il fallut moins d'une minute pour cela, elle saisit sa fille par le milieu du corps et la tira dans sa cellule. <> murmurait-elle. Quand sa fille fut dans la cellule, elle la posa doucement a terre, puis la reprit, et la portant dans ses bras comme si ce n'etait toujours que sa petite Agnes, elle allait et venait dans l'etroite loge, ivre, forcenee, joyeuse, criant, chantant, baisant sa fille, lui parlant, eclatant de rire, fondant en larmes, le tout a la fois et avec emportement. <> Elle lui tenait mille autres discours extravagants dont l'accent faisait toute la beaute, derangeait les vetements de la pauvre fille jusqu'a la faire rougir, lui lissait sa chevelure de soie avec la main, lui baisait le pied, le genou, le front, les yeux, s'extasiait de tout. La jeune fille se laissait faire, en repetant par intervalles tres bas et avec une douceur infinie: <> Elle l'avait predit, l'egyptienne!>> La sachette serra de nouveau sa fille dans ses bras. <> Et puis, elle se remit a battre des mains et a rire et a crier: <> En ce moment la logette retentit d'un cliquetis d'armes et d'un galop de chevaux qui semblait deboucher du pont Notre-Dame et s'avancer de plus en plus sur le quai. L'egyptienne se jeta avec angoisse dans les bras de la sachette. <> La recluse devint pale. --O ciel! que dis-tu la? J'avais oublie! on te poursuit! Qu'as-tu donc fait? --Je ne sais pas, repondit la malheureuse enfant, mais je suis condamnee a mourir. --Mourir! dit Gudule chancelant comme sous un coup de foudre. Mourir! reprit-elle lentement et regardant sa fille avec son oeil fixe. --Oui, ma mere, reprit la jeune fille eperdue, ils veulent me tuer. Voila qu'on vient me prendre. Cette potence est pour moi! Sauvez-moi! sauvez-moi! Ils arrivent! sauvez-moi!>> La recluse resta quelques instants immobile comme une petrification, puis elle remua la tete en signe de doute, et tout a coup partant d'un eclat de rire, mais de son rire effrayant qui lui etait revenu: <> Ici la cavalcade parut s'arreter, et l'on entendit une voix eloignee qui disait: <> Le bruit de chevaux recommenca. La recluse se dressa debout avec un cri desespere. <> Elle mit la tete a la lucarne, et la retira vite. <> Ses yeux etaient secs et brulants. Elle resta un moment sans parler. Seulement elle marchait a grands pas dans la cellule, et s'arretait par intervalles pour s'arracher des poignees de cheveux gris qu'elle dechirait ensuite avec ses dents. Tout a coup elle dit: <> Elle posa sa fille, car elle la portait toujours, dans un angle de la cellule qu'on ne voyait pas du dehors. Elle l'accroupit, l'arrangea soigneusement de maniere que ni son pied ni sa main ne depassassent l'ombre, lui denoua ses cheveux noirs qu'elle repandit sur sa robe blanche pour la masquer, mit devant elle sa cruche et son pave, les seuls meubles qu'elle eut, s'imaginant que cette cruche et ce pave la cacheraient. Et quand ce fut fini, plus tranquille, elle se mit a genoux, et pria. Le jour, qui ne faisait que de poindre, laissait encore beaucoup de tenebres dans le Trou aux Rats. En cet instant, la voix du pretre, cette voix infernale, passa tres pres de la cellule en criant: <> A ce nom, a cette voix, la Esmeralda, tapie dans son coin, fit un mouvement. <> dit Gudule. Elle achevait a peine qu'un tumulte d'hommes, d'epees et de chevaux s'arreta autour de la cellule. La mere se leva bien vite et s'alla poster devant sa lucarne pour la boucher. Elle vit une grande troupe d'hommes armes, de pied et de cheval, rangee sur la Greve. Celui qui les commandait mit pied a terre et vint vers elle. <> La pauvre mere prit l'air le plus indifferent qu'elle put, et repondit: <> L'autre reprit: <> <> La recluse ne voulut pas tout nier, de peur d'eveiller des soupcons, et repondit d'un accent sincere et bourru: <> Le commandant fit une grimace desappointee. <> Il ajouta, en regardant la place de Greve autour de lui: <> Gudule repondit d'un ton insouciant: <> Tristan tourna la tete, et fit signe a sa troupe de se preparer a se remettre en marche. La recluse respira. <> Cette question fit rentrer l'angoisse au coeur de la miserable mere. Elle ne perdit pourtant pas toute presence d'esprit. <> Tristan jeta un regard oblique a la recluse. <> L'infortunee sentit que tout dependait de sa bonne contenance, et la mort dans l'ame elle se mit a ricaner. Les meres ont de ces forces-la. <> Il se trouve toujours partout des gens qui ont tout vu. Ce temoignage inespere de l'archer ranima la recluse, a qui cet interrogatoire faisait traverser un abime sur le tranchant d'un couteau. Mais elle etait condamnee a une alternative continuelle d'esperance et d'alarme. <> Tristan hocha la tete. Elle palit. <> dit Tristan avec son coup d'oeil d'inquisiteur. La pauvre femme sentait s'evanouir de plus en plus son assurance. Elle en etait a faire des maladresses, et elle comprenait avec terreur qu'elle ne disait pas ce qu'il aurait fallu dire. Ici, un autre soldat arriva en criant: <> Tristan, dont la physionomie devenait a chaque instant plus sinistre, interpella la recluse: <> Elle essaya encore de faire tete a ce nouvel incident: <> Elle saisit ces paroles avec avidite. <> Pendant ce temps-la, pensait-elle, ma fille se sauvera. <> Un vieux sergent du guet a tete grise sortit des rangs, et s'adressant au prevot: <> Gudule fit un effort et dit: <> Le temoignage unanime des hommes du guet confirma au prevot les paroles du vieux sergent. Tristan l'Hermite, desesperant de rien tirer de la recluse, lui tourna le dos, et elle le vit avec une anxiete inexprimable se diriger lentement vers son cheval. <> Cependant il hesita encore quelque temps avant de monter a cheval. Gudule palpitait entre la vie et la mort en le voyant promener autour de la place cette mine inquiete d'un chien de chasse qui sent pres de lui le gite de la bete et resiste a s'eloigner. Enfin il secoua la tete et sauta en selle. Le coeur si horriblement comprime de Gudule se dilata, et elle dit a voix basse en jetant un coup d'oeil sur sa fille, qu'elle n'avait pas encore ose regarder depuis qu'ils etaient la: <> La pauvre enfant etait restee tout ce temps dans son coin, sans souffler, sans remuer, avec l'idee de la mort debout devant elle. Elle n'avait rien perdu de la scene entre Gudule et Tristan, et chacune des angoisses de sa mere avait retenti en elle. Elle avait entendu tous les craquements successifs du fil qui la tenait suspendue sur le gouffre, elle avait cru vingt fois le voir se briser, et commencait enfin a respirer et a se sentir le pied en terre ferme. En ce moment, elle entendit une voix qui disait au prevot: <> Cette voix, c'etait celle de Phoebus de Chateaupers. Ce qui se passa en elle est ineffable. Il etait donc la, son ami, son protecteur, son appui, son asile, son Phoebus! Elle se leva, et avant que sa mere eut pu l'en empecher, elle s'etait jetee a la lucarne en criant: <> Phoebus n'y etait plus. Il venait de tourner au galop l'angle de la rue de la Coutellerie. Mais Tristan n'etait pas encore parti. La recluse se precipita sur sa fille avec un rugissement. Elle la retira violemment en arriere en lui enfoncant ses ongles dans le cou. Une mere tigresse n'y regarde pas de si pres. Mais il etait trop tard, Tristan avait vu. <>, dit le soldat. Tristan lui frappa sur l'epaule: <> Un homme qui n'avait ni le vetement ni la mine des soldats sortit de leurs rangs. Il portait un costume mi-parti gris et brun, les cheveux plats, des manches de cuir, et un paquet de cordes a sa grosse main. Cet homme accompagnait toujours Tristan, qui accompagnait toujours Louis XI. <> Cependant, depuis que Tristan avait vu sa fille et que tout espoir etait perdu, la recluse n'avait pas encore dit une parole. Elle avait jete la pauvre egyptienne a demi morte dans le coin du caveau, et s'etait replacee a la lucarne, ses deux mains appuyees a l'angle de l'entablement comme deux griffes. Dans cette attitude, on la voyait promener intrepidement sur tous ces soldats son regard, qui etait redevenu fauve et insense. Au moment ou Henriet Cousin s'approcha de la loge, elle lui fit une figure tellement sauvage qu'il recula. <> dit le vieux sergent du guet. Henriet Cousin se rapprocha de la lucarne. L'oeil de la mere fit baisser le sien. Il dit assez timidement: <> Elle l'interrompit d'une voix tres basse et furieuse: <> Elle se mit a secouer la tete en criant: <> Elle dit avec un ricanement etrange: <> Elle repeta d'un air de folie: <> Le bourreau examina les ongles de la mere, et n'osa pas. <> cria Tristan qui venait de ranger sa troupe en cercle autour du Trou aux Rats et qui se tenait a cheval pres du gibet. Henriet revint au prevot encore une fois, tout embarrasse. Il avait pose sa corde a terre, et roulait d'un air gauche son chapeau dans ses mains. <> Du fond de son antre, la mere, toujours en arret, regardait. Elle n'esperait plus rien, elle ne savait plus ce qu'elle voulait, mais elle ne voulait pas qu'on lui prit sa fille. Henriet Cousin alla chercher la caisse d'outils des basses oeuvres sous le hangar de la Maison-aux-Piliers. Il en retira aussi la double echelle qu'il appliqua sur-le-champ au gibet. Cinq ou six hommes de la prevote s'armerent de pics et de leviers, et Tristan se dirigea avec eux vers la lucarne. <> Elle le regarda comme quand on ne comprend pas. <> La miserable se mit a rire de son rire farouche. <> L'accent dont elle prononca ce mot fit frissonner jusqu'a Henriet Cousin lui-meme. <> Elle cria en redoublant son rire terrible: <>, dit Tristan. Il suffisait, pour pratiquer une ouverture assez large, de desceller une assise de pierre au-dessous de la lucarne. Quand la mere entendit les pics et les leviers saper sa forteresse, elle poussa un cri epouvantable, puis elle se mit a tourner avec une vitesse effrayante autour de sa loge, habitude de bete fauve que la cage lui avait donnee. Elle ne disait plus rien, mais ses yeux flamboyaient. Les soldats etaient glaces au fond du coeur. Tout a coup elle prit son pave, rit, et le jeta a deux poings sur les travailleurs. Le pave, mal lance, car ses mains tremblaient, ne toucha personne, et vint s'arreter sous les pieds du cheval de Tristan. Elle grinca des dents. Cependant, quoique le soleil ne fut pas encore leve, il faisait grand jour, une belle teinte rose egayait les vieilles cheminees vermoulues de la Maison-aux-Piliers. C'etait l'heure ou les fenetres les plus matinales de la grande ville s'ouvrent joyeusement sur les toits. Quelques manants, quelques fruitiers allant aux halles sur leur ane, commencaient a traverser la Greve, ils s'arretaient un moment devant ce groupe de soldats amonceles autour du Trou aux Rats, le consideraient d'un air etonne, et passaient outre. La recluse etait allee s'asseoir pres de sa fille, la couvrant de son corps, devant elle, l'oeil fixe, ecoutant la pauvre enfant qui ne bougeait pas, et qui murmurait a voix basse pour toute parole: <> A mesure que le travail des demolisseurs semblait s'avancer, la mere se reculait machinalement, et serrait de plus en plus la jeune fille contre le mur. Tout a coup la recluse vit la pierre (car elle faisait sentinelle et ne la quittait pas du regard) s'ebranler, et elle entendit la voix de Tristan qui encourageait les travailleurs. Alors elle sortit de l'affaissement ou elle etait tombee depuis quelques instants, et s'ecria, et tandis qu'elle parlait sa voix tantot dechirait l'oreille comme une scie, tantot balbutiait comme si toutes les maledictions se fussent pressees sur ses levres pour eclater a la fois. <> Alors s'adressant a Tristan, ecumante, l'oeil hagard, a quatre pattes comme une panthere, et toute herissee: <> Les leviers souleverent la lourde assise. C'etait, nous l'avons dit, le dernier rempart de la mere. Elle se jeta dessus, elle voulut la retenir, elle egratigna la pierre avec ses ongles, mais le bloc massif, mis en mouvement par six hommes, lui echappa et glissa doucement jusqu'a terre le long des leviers de fer. La mere, voyant l'entree faite, tomba devant l'ouverture en travers, barricadant la breche avec son corps, tordant ses bras, heurtant la dalle de sa tete, et criant d'une voix enrouee de fatigue qu'on entendait a peine: <>, dit Tristan toujours impassible. La mere regarda les soldats d'une maniere si formidable qu'ils avaient plus envie de reculer que d'avancer. <> Personne ne fit un pas. Le prevot jura: <> Places entre le prevot et la mere, tous deux menacants, les soldats hesiterent un moment, puis, prenant leur parti, s'avancerent vers le Trou aux Rats. Quand la recluse vit cela, elle se dressa brusquement sur les genoux, ecarta ses cheveux de son visage, puis laissa retomber ses mains maigres et ecorchees sur ses cuisses. Alors de grosses larmes sortirent une a une de ses yeux, elles descendaient par une ride le long de ses joues comme un torrent par le lit qu'il s'est creuse. En meme temps elle se mit a parler, mais d'une voix si suppliante, si douce, si soumise et si poignante, qu'a l'entour de Tristan plus d'un vieil argousin qui aurait mange de la chair humaine s'essuyait les yeux. <> Nous n'essaierons pas de donner une idee de son geste, de son accent, des larmes qu'elle buvait en parlant, des mains qu'elle joignait et puis tordait, des sourires navrants, des regards noyes, des gemissements, des soupirs, des cris miserables et saisissants qu'elle melait a ses paroles desordonnees, folles et decousues. Quand elle se tut, Tristan l'Hermite fronca le sourcil, mais c'etait pour cacher une larme qui roulait dans son oeil de tigre. Il surmonta pourtant cette faiblesse, et dit d'un ton bref: <> Puis, il se pencha a l'oreille d'Henriet Cousin, et lui dit tout bas: <> Le redoutable prevot sentait peut-etre le coeur lui manquer, a lui aussi. Le bourreau et les sergents entrerent dans la logette. La mere ne fit aucune resistance, seulement elle se traina vers sa fille et se jeta a corps perdu sur elle. L'egyptienne vit les soldats s'approcher. L'horreur de la mort la ranima. <> repondit la mere d'une voix eteinte, et, la serrant etroitement dans ses bras, elle la couvrit de baisers. Toutes deux ainsi a terre, la mere sur la fille, faisaient un spectacle digne de pitie. Henriet Cousin prit la jeune fille par le milieu du corps sous ses belles epaules. Quand elle sentit cette main, elle fit: <> et s'evanouit. Le bourreau, qui laissait tomber goutte a goutte de grosses larmes sur elle, voulut l'enlever dans ses bras. Il essaya de detacher la mere, qui avait pour ainsi dire noue ses deux mains autour de la ceinture de sa fille, mais elle etait si puissamment cramponnee a son enfant qu'il fut impossible de l'en separer. Henriet Cousin alors traina la jeune fille hors de la loge, et la mere apres elle. La mere aussi tenait ses yeux fermes. Le soleil se levait en ce moment, et il y avait deja sur la place un assez bon amas de peuple qui regardait a distance ce qu'on trainait ainsi sur le pave vers le gibet. Car c'etait la mode du prevot Tristan aux executions. Il avait la manie d'empecher les curieux d'approcher. Il n'y avait personne aux fenetres. On voyait seulement de loin, au sommet de celle des tours de Notre-Dame qui domine la Greve, deux hommes detaches en noir sur le ciel clair du matin, qui semblaient regarder. Henriet Cousin s'arreta avec ce qu'il trainait au pied de la fatale echelle, et, respirant a peine, tant la chose l'apitoyait, il passa la corde autour du cou adorable de la jeune fille. La malheureuse enfant sentit l'horrible attouchement du chanvre. Elle souleva ses paupieres, et vit le bras decharne du gibet de pierre, etendu au-dessus de sa tete. Alors elle se secoua, et cria d'une voix haute et dechirante: <> La mere, dont la tete etait enfouie et perdue sous les vetements de sa fille, ne dit pas une parole; seulement on vit fremir tout son corps et on l'entendit redoubler ses baisers sur son enfant. Le bourreau profita de ce moment pour denouer vivement les bras dont elle etreignait la condamnee. Soit epuisement, soit desespoir, elle le laissa faire. Alors il prit la jeune fille sur son epaule, d'ou la charmante creature retombait gracieusement pliee en deux sur sa large tete. Puis il mit le pied sur l'echelle pour monter. En ce moment la mere, accroupie sur le pave, ouvrit tout a fait les yeux. Sans jeter un cri, elle se redressa avec une expression terrible, puis, comme une bete sur sa proie, elle se jeta sur la main du bourreau et le mordit. Ce fut un eclair. Le bourreau hurla de douleur. On accourut. On retira avec peine sa main sanglante d'entre les dents de la mere. Elle gardait un profond silence. On la repoussa assez brutalement, et l'on remarqua que sa tete retombait lourdement sur le pave. On la releva. Elle se laissa de nouveau retomber. C'est qu'elle etait morte. Le bourreau, qui n'avait pas lache la jeune fille, se remit a monter l'echelle. II <>[132] (DANTE) Quand Quasimodo vit que la cellule etait vide, que l'egyptienne n'y etait plus, que pendant qu'il la defendait on l'avait enlevee, il prit ses cheveux a deux mains et trepigna de surprise et de douleur. Puis il se mit a courir par toute l'eglise, cherchant sa bohemienne, hurlant des cris etranges a tous les coins de mur, semant ses cheveux rouges sur le pave. C'etait precisement le moment ou les archers du roi entraient victorieux dans Notre-Dame, cherchant aussi l'egyptienne. Quasimodo les y aida, sans se douter, le pauvre sourd, de leurs fatales intentions; il croyait que les ennemis de l'egyptienne, c'etaient les truands. Il mena lui-meme Tristan l'Hermite a toutes les cachettes possibles, lui ouvrit les portes secretes, les doubles fonds d'autel, les arriere-sacristies. Si la malheureuse y eut ete encore, c'est lui qui l'eut livree. Quand la lassitude de ne rien trouver eut rebute Tristan qui ne se rebutait pas aisement, Quasimodo continua de chercher tout seul. Il fit vingt fois, cent fois le tour de l'eglise, de long en large, du haut en bas, montant, descendant, courant, appelant, criant, flairant, furetant, fouillant, fourrant sa tete dans tous les trous, poussant une torche sous toutes les voutes, desespere, fou. Un male qui a perdu sa femelle n'est pas plus rugissant ni plus hagard. Enfin quand il fut sur, bien sur qu'elle n'y etait plus, que c'en etait fait, qu'on la lui avait derobee, il remonta lentement l'escalier des tours, cet escalier qu'il avait escalade avec tant d'emportement et de triomphe le jour ou il l'avait sauvee. Il repassa par les memes lieux, la tete basse, sans voix, sans larmes, presque sans souffle. L'eglise etait deserte de nouveau et retombee dans son silence. Les archers l'avaient quittee pour traquer la sorciere dans la Cite. Quasimodo, reste seul dans cette vaste Notre-Dame, si assiegee et si tumultueuse le moment d'auparavant, reprit le chemin de la cellule ou l'egyptienne avait dormi tant de semaines sous sa garde. En s'en approchant, il se figurait qu'il allait peut-etre l'y retrouver. Quand, au detour de la galerie qui donne sur le toit des bas cotes, il apercut l'etroite logette avec sa petite fenetre et sa petite porte, tapie sous un grand arc-boutant comme un nid d'oiseau sous une branche, le coeur lui manqua, au pauvre homme, et il s'appuya contre un pilier pour ne pas tomber. Il s'imagina qu'elle y etait peut-etre rentree, qu'un bon genie l'y avait sans doute ramenee, que cette logette etait trop tranquille, trop sure et trop charmante pour qu'elle n'y fut point, et il n'osait faire un pas de plus, de peur de briser son illusion. <> Enfin il rassembla son courage, il avanca sur la pointe des pieds, il regarda, il entra. Vide! la cellule etait toujours vide. Le malheureux sourd en fit le tour a pas lents, souleva le lit et regarda dessous, comme si elle pouvait etre cachee entre la dalle et le matelas, puis il secoua la tete et demeura stupide. Tout a coup il ecrasa furieusement sa torche du pied, et, sans dire une parole, sans pousser un soupir, il se precipita de toute sa course la tete contre le mur et tomba evanoui sur le pave. Quand il revint a lui, il se jeta sur le lit, il s'y roula, il baisa avec frenesie la place tiede encore ou la jeune fille avait dormi, il y resta quelques minutes immobile comme s'il allait y expirer, puis il se releva, ruisselant de sueur, haletant, insense, et se mit a cogner les murailles de sa tete avec l'effrayante regularite du battant de ses cloches, et la resolution d'un homme qui veut l'y briser. Enfin il tomba une seconde fois, epuise; il se traina sur les genoux hors de la cellule et s'accroupit en face de la porte, dans une attitude d'etonnement. Il resta ainsi plus d'une heure sans faire un mouvement, l'oeil fixe sur la cellule deserte, plus sombre et plus pensif qu'une mere assise entre un berceau vide et un cercueil plein. Il ne prononcait pas un mot; seulement, a de longs intervalles, un sanglot remuait violemment tout son corps, mais un sanglot sans larmes, comme ces eclairs d'ete qui ne font pas de bruit. Il parait que ce fut alors que, cherchant au fond de sa reverie desolee quel pouvait etre le ravisseur inattendu de l'egyptienne, il songea a l'archidiacre. Il se souvint que dom Claude avait seul une clef de l'escalier qui menait a la cellule, il se rappela ses tentatives nocturnes sur la jeune fille, la premiere a laquelle lui Quasimodo avait aide, la seconde qu'il avait empechee. Il se rappela mille details, et ne douta bientot plus que l'archidiacre ne lui eut pris l'egyptienne. Cependant tel etait son respect du pretre, la reconnaissance, le devouement, l'amour pour cet homme avaient de si profondes racines dans son coeur qu'elles resistaient, meme en ce moment, aux ongles de la jalousie et du desespoir. Il songeait que l'archidiacre avait fait cela, et la colere de sang et de mort qu'il en eut ressentie contre tout autre, du moment ou il s'agissait de Claude Frollo, se tournait chez le pauvre sourd en accroissement de douleur. Au moment ou sa pensee se fixait ainsi sur le pretre, comme l'aube blanchissait les arcs-boutants, il vit a l'etage superieur de Notre-Dame, au coude que fait la balustrade exterieure qui tourne autour de l'abside, une figure qui marchait. Cette figure venait de son cote. Il la reconnut. C'etait l'archidiacre. Claude allait d'un pas grave et lent. Il ne regardait pas devant lui en marchant, il se dirigeait vers la tour septentrionale, mais son visage etait tourne de cote, vers la rive droite de la Seine, et il tenait la tete haute, comme s'il eut tache de voir quelque chose par-dessus les toits. Le hibou a souvent cette attitude oblique. Il vole vers un point et en regarde un autre.--Le pretre passa ainsi au-dessus de Quasimodo sans le voir. Le sourd, que cette brusque apparition avait petrifie, le vit s'enfoncer sous la porte de l'escalier de la tour septentrionale. Le lecteur sait que cette tour est celle d'ou l'on voit l'Hotel de Ville. Quasimodo se leva et suivit l'archidiacre. Quasimodo monta l'escalier de la tour pour le monter, pour savoir pourquoi le pretre le montait. Du reste, le pauvre sonneur ne savait ce qu'il ferait, lui Quasimodo, ce qu'il dirait, ce qu'il voulait. Il etait plein de fureur et plein de crainte. L'archidiacre et l'egyptienne se heurtaient dans son coeur. Quand il fut parvenu au sommet de la tour, avant de sortir de l'ombre de l'escalier et d'entrer sur la plate-forme, il examina avec precaution ou etait le pretre. Le pretre lui tournait le dos. Il y a une balustrade percee a jour qui entoure la plate-forme du clocher. Le pretre, dont les yeux plongeaient sur la ville, avait la poitrine appuyee a celui des quatre cotes de la balustrade qui regarde le pont Notre-Dame. Quasimodo, s'avancant a pas de loup derriere lui, alla voir ce qu'il regardait ainsi. L'attention du pretre etait tellement absorbee ailleurs qu'il n'entendit point le sourd marcher pres de lui. C'est un magnifique et charmant spectacle que Paris, et le Paris d'alors surtout, vu du haut des tours Notre-Dame aux fraiches lueurs d'une aube d'ete. On pouvait etre, ce jour-la, en juillet. Le ciel etait parfaitement serein. Quelques etoiles attardees s'y eteignaient sur divers points, et il y en avait une tres brillante au levant dans le plus clair du ciel. Le soleil etait au moment de paraitre. Paris commencait a remuer. Une lumiere tres blanche et tres pure faisait saillir vivement a l'oeil tous les plans que ses mille maisons presentent a l'orient. L'ombre geante des clochers allait de toit en toit d'un bout de la grande ville a l'autre. Il y avait deja des quartiers qui parlaient et qui faisaient du bruit. Ici un coup de cloche, la un coup de marteau, la-bas le cliquetis complique d'une charrette en marche. Deja quelques fumees se degorgeaient ca et la sur toute cette surface de toits comme par les fissures d'une immense solfatare. La riviere, qui fronce son eau aux arches de tant de ponts, a la pointe de tant d'iles, etait toute moiree de plis d'argent. Autour de la ville, au dehors des remparts, la vue se perdait dans un grand cercle de vapeurs floconneuses a travers lesquelles on distinguait confusement la ligne indefinie des plaines et le gracieux renflement des coteaux. Toutes sortes de rumeurs flottantes se dispersaient sur cette cite a demi reveillee. Vers l'orient le vent du matin chassait a travers le ciel quelques blanches ouates arrachees a la toison de brume des collines. Dans le Parvis, quelques bonnes femmes qui avaient en main leur pot au lait se montraient avec etonnement le delabrement singulier de la grande porte de Notre-Dame et deux ruisseaux de plomb figes entre les fentes des gres. C'etait tout ce qui restait du tumulte de la nuit. Le bucher allume par Quasimodo entre les tours s'etait eteint. Tristan avait deja deblaye la place et fait jeter les morts a la Seine. Les rois comme Louis XI ont soin de laver vite le pave apres un massacre. En dehors de la balustrade de la tour, precisement au-dessous du point ou s'etait arrete le pretre, il y avait une de ces gouttieres de pierre fantastiquement taillees qui herissent les edifices gothiques, et dans une crevasse de cette gouttiere deux jolies giroflees en fleur, secouees et rendues comme vivantes par le souffle de l'air, se faisaient des salutations folatres. Au-dessus des tours, en haut, bien loin au fond du ciel, on entendait de petits cris d'oiseaux. Mais le pretre n'ecoutait, ne regardait rien de tout cela. Il etait de ces hommes pour lesquels il n'y a pas de matins, pas d'oiseaux, pas de fleurs. Dans cet immense horizon qui prenait tant d'aspects autour de lui, sa contemplation etait concentree sur un point unique. Quasimodo brulait de lui demander ce qu'il avait fait de l'egyptienne. Mais l'archidiacre semblait en ce moment etre hors du monde. Il etait visiblement dans une de ces minutes violentes de la vie ou l'on ne sentirait pas la terre crouler. Les yeux invariablement fixes sur un certain lieu, il demeurait immobile et silencieux; et ce silence et cette immobilite avaient quelque chose de si redoutable que le sauvage sonneur fremissait devant et n'osait s'y heurter. Seulement, et c'etait encore une maniere d'interroger l'archidiacre, il suivit la direction de son rayon visuel, et de cette facon le regard du malheureux sourd tomba sur la place de Greve. Il vit ainsi ce que le pretre regardait. L'echelle etait dressee pres du gibet permanent. Il y avait quelque peuple dans la place et beaucoup de soldats. Un homme trainait sur le pave une chose blanche a laquelle une chose noire etait accrochee. Cet homme s'arreta au pied du gibet. Ici il se passa quelque chose que Quasimodo ne vit pas bien. Ce n'est pas que son oeil unique n'eut conserve sa longue portee, mais il y avait un gros de soldats qui empechait de distinguer tout. D'ailleurs en cet instant le soleil parut, et un tel flot de lumiere deborda par-dessus l'horizon qu'on eut dit que toutes les pointes de Paris, fleches, cheminees, pignons, prenaient feu a la fois. Cependant l'homme se mit a monter l'echelle. Alors Quasimodo le revit distinctement. Il portait une femme sur son epaule, une jeune fille vetue de blanc, cette jeune fille avait un noeud au cou. Quasimodo la reconnut. C'etait elle. L'homme parvint ainsi au haut de l'echelle. La il arrangea le noeud. Ici le pretre, pour mieux voir, se mit a genoux sur la balustrade. Tout a coup l'homme repoussa brusquement l'echelle du talon, et Quasimodo qui ne respirait plus depuis quelques instants vit se balancer au bout de la corde, a deux toises au-dessus du pave, la malheureuse enfant avec l'homme accroupi les pieds sur ses epaules. La corde fit plusieurs tours sur elle-meme, et Quasimodo vit courir d'horribles convulsions le long du corps de l'egyptienne. Le pretre de son cote, le cou tendu, l'oeil hors de la tete, contemplait ce groupe epouvantable de l'homme et de la jeune fille, de l'araignee et de la mouche. Au moment ou c'etait le plus effroyable, un rire de demon, un rire qu'on ne peut avoir que lorsqu'on n'est plus homme, eclata sur le visage livide du pretre. Quasimodo n'entendit pas ce rire, mais il le vit. Le sonneur recula de quelques pas derriere l'archidiacre, et tout a coup, se ruant sur lui avec fureur, de ses deux grosses mains il le poussa par le dos dans l'abime sur lequel dom Claude etait penche. Le pretre cria: <> et tomba. La gouttiere au-dessus de laquelle il se trouvait l'arreta dans sa chute. Il s'y accrocha avec des mains desesperees, et, au moment ou il ouvrit la bouche pour jeter un second cri, il vit passer au rebord de la balustrade, au-dessus de sa tete, la figure formidable et vengeresse de Quasimodo. Alors il se tut. L'abime etait au-dessous de lui. Une chute de plus de deux cents pieds, et le pave. Dans cette situation terrible, l'archidiacre ne dit pas une parole, ne poussa pas un gemissement. Seulement il se tordit sur la gouttiere avec des efforts inouis pour remonter. Mais ses mains n'avaient pas de prise sur le granit, ses pieds rayaient la muraille noircie, sans y mordre. Les personnes qui ont monte sur les tours de Notre-Dame savent qu'il y a un renflement de la pierre immediatement au-dessous de la balustrade. C'est sur cet angle rentrant que s'epuisait le miserable archidiacre. Il n'avait pas affaire a un mur a pic, mais a un mur qui fuyait sous lui. Quasimodo n'eut eu pour le tirer du gouffre qu'a lui tendre la main, mais il ne le regardait seulement pas. Il regardait la Greve. Il regardait le gibet. Il regardait l'egyptienne. Le sourd s'etait accoude sur la balustrade a la place ou etait l'archidiacre le moment d'auparavant, et la, ne detachant pas son regard du seul objet qu'il y eut pour lui au monde en ce moment, il etait immobile et muet comme un homme foudroye, et un long ruisseau de pleurs coulait en silence de cet oeil qui jusqu'alors n'avait encore verse qu'une seule larme. Cependant l'archidiacre haletait. Son front chauve ruisselait de sueur, ses ongles saignaient sur la pierre, ses genoux s'ecorchaient au mur. Il entendait sa soutane accrochee a la gouttiere craquer et se decoudre a chaque secousse qu'il lui donnait. Pour comble de malheur, cette gouttiere etait terminee par un tuyau de plomb qui flechissait sous le poids de son corps. L'archidiacre sentait ce tuyau ployer lentement. Il se disait, le miserable, que quand ses mains seraient brisees de fatigue, quand sa soutane serait dechiree, quand ce plomb serait ploye, il faudrait tomber, et l'epouvante le prenait aux entrailles. Quelquefois, il regardait avec egarement une espece d'etroit plateau forme a quelque dix pieds plus bas par des accidents de sculpture, et il demandait au ciel dans le fond de son ame en detresse de pouvoir finir sa vie sur cet espace de deux pieds carres, dut-elle durer cent annees. Une fois, il regarda au-dessous de lui dans la place, dans l'abime; la tete qu'il releva fermait les yeux et avait les cheveux tout droits. C'etait quelque chose d'effrayant que le silence de ces deux hommes. Tandis que l'archidiacre a quelques pieds de lui agonisait de cette horrible facon, Quasimodo pleurait et regardait la Greve. L'archidiacre, voyant que tous ses soubresauts ne servaient qu'a ebranler le fragile point d'appui qui lui restait, avait pris le parti de ne plus remuer. Il etait la, embrassant la gouttiere, respirant a peine, ne bougeant plus, n'ayant plus d'autres mouvements que cette convulsion machinale du ventre qu'on eprouve dans les reves quand on croit se sentir tomber. Ses yeux fixes etaient ouverts d'une maniere maladive et etonnee. Peu a peu cependant, il perdait du terrain, ses doigts glissaient sur la gouttiere, il sentait de plus en plus la faiblesse de ses bras et la pesanteur de son corps, la courbure du plomb qui le soutenait s'inclinait a tout moment d'un cran vers l'abime. Il voyait au-dessous de lui, chose affreuse, le toit de Saint-Jean-le-Rond petit comme une carte ployee en deux. Il regardait l'une apres l'autre les impassibles sculptures de la tour, comme lui suspendues sur le precipice, mais sans terreur pour elles ni pitie pour lui. Tout etait de pierre autour de lui, devant ses yeux, les monstres beants, au-dessous, tout au fond, dans la place, le pave, au-dessus de sa tete, Quasimodo qui pleurait. Il y avait dans le Parvis quelques groupes de braves curieux qui cherchaient tranquillement a deviner quel pouvait etre le fou qui s'amusait d'une si etrange maniere. Le pretre leur entendait dire, car leur voix arrivait jusqu'a lui, claire et grele: <> Quasimodo pleurait. Enfin l'archidiacre, ecumant de rage et d'epouvante, comprit que tout etait inutile. Il rassembla pourtant tout ce qui lui restait de force pour un dernier effort. Il se roidit sur la gouttiere, repoussa le mur de ses deux genoux, s'accrocha des mains a une fente des pierres, et parvint a regrimper d'un pied peut-etre; mais cette commotion fit ployer brusquement le bec de plomb sur lequel il s'appuyait. Du meme coup la soutane s'eventra. Alors sentant tout manquer sous lui, n'ayant plus que ses mains roidies et defaillantes qui tinssent a quelque chose, l'infortune ferma les yeux et lacha la gouttiere. Il tomba. Quasimodo le regarda tomber. Une chute de si haut est rarement perpendiculaire. L'archidiacre lance dans l'espace tomba d'abord la tete en bas et les deux mains etendues, puis il fit plusieurs tours sur lui-meme. Le vent le poussa sur le toit d'une maison ou le malheureux commenca a se briser. Cependant il n'etait pas mort quand il y arriva. Le sonneur le vit essayer encore de se retenir au pignon avec les ongles. Mais le plan etait trop incline, et il n'avait plus de force. Il glissa rapidement sur le toit comme une tuile qui se detache, et alla rebondir sur le pave. La, il ne remua plus. Quasimodo alors releva son oeil sur l'egyptienne dont il voyait le corps, suspendu au gibet, fremir au loin sous sa robe blanche des derniers tressaillements de l'agonie, puis il le rabaissa sur l'archidiacre etendu au bas de la tour et n'ayant plus forme humaine, et il dit avec un sanglot qui souleva sa profonde poitrine: <> III MARIAGE DE PHOEBUS Vers le soir de cette Journee, quand les officiers judiciaires de l'eveque vinrent relever sur le pave du Parvis le cadavre disloque de l'archidiacre, Quasimodo avait disparu de Notre-Dame. Il courut beaucoup de bruits sur cette aventure. On ne douta pas que le jour ne fut venu ou, d'apres leur pacte, Quasimodo, c'est-a-dire le diable, devait emporter Claude Frollo, c'est-a-dire le sorcier. On presuma qu'il avait brise le corps en prenant l'ame, comme les singes qui cassent la coquille pour manger la noix. C'est pourquoi l'archidiacre ne fut pas inhume en terre sainte. Louis XI mourut l'annee d'apres, au mois d'aout 1483. Quant a Pierre Gringoire, il parvint a sauver la chevre, et il obtint des succes en tragedie. Il parait qu'apres avoir goute de l'astrologie, de la philosophie, de l'architecture, de l'hermetique, de toutes les folies, il revint a la tragedie, qui est la plus folle de toutes. C'est ce qu'il appelait _avoir fait une fin tragique_. Voici, au sujet de ses triomphes dramatiques, ce qu'on lit des 1483 dans les comptes de l'ordinaire: <> Phoebus de Chateaupers aussi fit une fin tragique, il se maria. IV MARIAGE DE QUASIMODO Nous venons de dire que Quasimodo avait disparu de Notre-Dame le jour de la mort de l'egyptienne et de l'archidiacre. On ne le revit plus en effet, on ne sut ce qu'il etait devenu. Dans la nuit qui suivit le supplice de la Esmeralda, les gens des basses oeuvres avaient detache son corps du gibet et l'avaient porte, selon l'usage, dans la cave de Montfaucon. Montfaucon etait, comme dit Sauval, <>. Entre les faubourgs du Temple et de Saint-Martin, a environ cent soixante toises des murailles de Paris, a quelques portees d'arbalete de la Courtille, on voyait au sommet d'une eminence douce, insensible, assez elevee pour etre apercue de quelques lieues a la ronde, un edifice de forme etrange, qui ressemblait assez a un cromlech celtique, et ou il se faisait aussi des sacrifices humains. Qu'on se figure, au couronnement d'une butte de platre, un gros parallelepipede de maconnerie, haut de quinze pieds, large de trente, long de quarante, avec une porte, une rampe exterieure et une plate-forme; sur cette plate-forme seize enormes piliers de pierre brute, debout, hauts de trente pieds, disposes en colonnade autour de trois des quatre cotes du massif qui les supporte, lies entre eux a leur sommet par de fortes poutres ou pendent des chaines d'intervalle en intervalle; a toutes ces chaines, des squelettes; aux alentours dans la plaine, une croix de pierre et deux gibets de second ordre qui semblent pousser de bouture autour de la fourche centrale; au-dessus de tout cela, dans le ciel, un vol perpetuel de corbeaux. Voila Montfaucon. A la fin du quinzieme siecle, le formidable gibet, qui datait de 1328, etait deja fort decrepit. Les poutres etaient vermoulues, les chaines rouillees, les piliers verts de moisissure. Les assises de pierre de taille etaient toutes refendues a leur jointure, et l'herbe poussait sur cette plate-forme ou les pieds ne touchaient pas. C'etait un horrible profil sur le ciel que celui de ce monument; la nuit surtout, quand il y avait un peu de lune sur ces cranes blancs, ou quand la bise du soir froissait chaines et squelettes et remuait tout cela dans l'ombre. Il suffisait de ce gibet present la pour faire de tous les environs des lieux sinistres. Le massif de pierre qui servait de base a l'odieux edifice etait creux. On y avait pratique une vaste cave, fermee d'une vieille grille de fer detraquee, ou l'on jetait non seulement les debris humains qui se detachaient des chaines de Montfaucon, mais les corps de tous les malheureux executes aux autres gibets permanents de Paris. Dans ce profond charnier ou tant de poussieres humaines et tant de crimes ont pourri ensemble, bien des grands du monde, bien des innocents sont venus successivement apporter leurs os, depuis Enguerrand de Marigni, qui etrenna Montfaucon et qui etait un juste, jusqu'a l'amiral de Coligni, qui en fit la cloture et qui etait un juste. Quant a la mysterieuse disparition de Quasimodo, voici tout ce que nous avons pu decouvrir. Deux ans environ ou dix-huit mois apres les evenements qui terminent cette histoire, quand on vint rechercher dans la cave de Montfaucon le cadavre d'Olivier le Daim, qui avait ete pendu deux jours auparavant, et a qui Charles VIII accordait la grace d'etre enterre a Saint-Laurent en meilleure compagnie, on trouva parmi toutes ces carcasses hideuses deux squelettes dont l'un tenait l'autre singulierement embrasse. L'un de ces deux squelettes, qui etait celui d'une femme, avait encore quelques lambeaux de robe d'une etoffe qui avait ete blanche, et on voyait autour de son cou un collier de grains d'adrezarach avec un petit sachet de soie, orne de verroterie verte, qui etait ouvert et vide. Ces objets avaient si peu de valeur que le bourreau sans doute n'en avait pas voulu. L'autre, qui tenait celui-ci etroitement embrasse, etait un squelette d'homme. On remarqua qu'il avait la colonne vertebrale deviee, la tete dans les omoplates, et une jambe plus courte que l'autre. Il n'avait d'ailleurs aucune rupture de vertebre a la nuque, et il etait evident qu'il n'avait pas ete pendu. L'homme auquel il avait appartenu etait donc venu la, et il y etait mort. Quand on voulut le detacher du squelette qu'il embrassait, il tomba en poussiere. NOTES NOTE I. Sur la page du titre, on lit dans le manuscrit de _Notre-Dame de Paris_ la note suivante: J'ai ecrit les trois ou quatre premieres pages de _Notre-Dame de Paris_ le 25 Juillet 1830. La revolution de juillet m'interrompit. Puis ma chere petite Adele vint au monde (Qu'elle soit benie!). Je me remis a ecrire _Notre-Dame de Paris_ le 1er Septembre, et l'ouvrage fut termine le 15 Janvier 1831. Le chapitre I, _la Grand'Salle_, commencait ainsi dans le manuscrit: <> Les mots _vingt-cinq Juillet 1830_ ont ete biffes. La date _1er septembre_, se trouve avant l'alinea: <> Au bas de la derniere page, on lit: _15 janvier 1831, 6 heures 1/2 du soir_. NOTE II. Le manuscrit de _Notre-Dame de Paris_ n'a presque pas de ratures. Il n'y a guere a y signaler de variantes que dans quelques titres de chapitres. Le chapitre _Histoire d'une galette au levain de mais_ etait d'abord intitule: Histoire de l'enfant de la fille de joie. Le chapitre _Qu'un pretre et un philosophe sont deux_, Le philosophe marie. Le chapitre _Le petit soulier_, La chevre est sauvee. * * * * * NOTES: [1: Fatalite.] [2: Henri Sauval, Histoire et Recherche des Antiquites de la Ville de Paris, Moette et Chardon (3 vol.), Paris, 1724.] [3: Le mot _gothique_, dans le sens ou on l'emploie generalement, est parfaitement impropre, mais parfaitement consacre. Nous l'acceptons donc, et nous l'adoptons, comme tout le monde, pour caracteriser l'architecture de la seconde moitie du moyen age, celle dont l'ogive est le principe, qui succede a l'architecture de la premiere periode, dont le plein cintre est le generateur. (Note de Victor Hugo.)] [4: Thibault, joueur de des.] [5: Thibault aux des. La rue Thibaut-aux-Des se trouve pres du Louvre.] [6: Martial, Epigrammes, VII, 91, 2: <> Le texte est: <>.] [7: <>] [8: <>] [9: Horace, Odes, III, 1, 40: <>] [10: Horace, Art poetique, 191: <>] [11: <> Cet appel concluait toutes les representations theatrales a Rome.] [12: Le Menteur, II, 6.] [13: Du Breul, Theatre des Antiquites de Paris, Au Lecteur.] [14: <>] [15: <>] [16: Matthieu, VII, 6: <>. Le jeu de mot suivant est base sur le double sens du mot Margarita, perle ou Marguerite: <>.] [17: Virgile, Eneide, I, 405: <>.] [18: <>] [19: La Fontaine, Fables, II, 14, Le lievre et les grenouilles.] [20: <>] [21: <>] [22: <> (Italien.)] [23: <> (espagnol)] [24: <> (Latin.)] [25: <> (Espagnol.)] [26: Sauval, I, 512.] [27: <> (Espagnol.)] [28: <>] [29: Abel Hugo, Romances historiques, Paris, 1822: <>] [30: <> On trouve l'expression tempus edax a deux reprises dans Ovide, Metamorphoses, XV, 234, et Pontiques, IV, 10, 7.] [31: <>. Le chroniqueur evoque est Jacques Du Breul (Le Theatre des Antiquites de Paris, Paris, Chevalier, 1612).] [32: Virgile, L'Eneide, IV, 88: <>] [33: C'est la meme qui s'appelle aussi, selon les lieux, les climats et les especes, lombarde, saxonne et byzantine. Ce sont quatre architectures soeurs et paralleles, ayant chacune leur caractere particulier, mais derivant du meme principe, le plein cintre. _Facies non omnibus una,_ _Non diversa tamen, qualem,_ etc. Ovide, Metamorphoses, II, 13: <>] [34: Cette partie de la fleche, qui etait en charpente, est precisement celle qui a ete consumee par le feu du ciel en 1823.] [35: <>] [36: Sauval, I, 94.] [37: <>] [38: Voltaire, Siecle de Louis XIV, Introduction: <>] [39: La Gloire du Val-de-Grace.] [40: Nous avons vu avec une douleur melee d'indignation qu'on songeait a agrandir, a refondre, a remanier, c'est-a-dire a detruire cet admirable palais. Les architectes de nos jours ont la main trop lourde pour toucher a ces delicates oeuvres de la renaissance. Nous esperons toujours qu'ils ne l'oseront pas. D'ailleurs, cette demolition des Tuileries maintenant ne serait pas seulement une voie de fait brutale dont rougirait un Vandale ivre, ce serait un acte de trahison. Les Tuileries ne sont plus simplement un chef-d'oeuvre de l'art du seizieme siecle, c'est une page de l'histoire du dix-neuvieme siecle. Ce palais n'est plus au roi, mais au peuple. Laissons-le tel qu'il est. Notre revolution l'a marque deux fois au front. Sur l'une de ses deux facades, il a les boulets du 10 aout; sur l'autre, les boulets du 29 juillet. Il est saint. Paris, 7 avril 1831. (_Note de la cinquieme edition._)] [41: <>] [42: Jean de Roye, Chronique scandaleuse, Coppens, Bruxelles, 1706-1714.] [43: <>] [44: <> Imite de Virgile, Bucoliques, V, 44: <>] [45: <>] [46: <>] [47: <>] [48: <> Cf. Ovide, Metamorphoses, V, 463.] [49: Ce qui est contraire a la volonte divine.] [50: _Hugo II de Bisuncio_, 1326-1332.] [51: <>] [52: Regnier, Satires, XII, 49-50. Lire <> et non <>] [53: <>] [54: <>] [55: De la predestination et du libre arbitre.] [56: Medecins.] [57: <>] [58: <>] [59: <>] [60: Exode, XX, 25.] [61: <>, formation d'attaque des soldats faisant une voute au-dessus de leurs tetes avec leurs boucliers joints.] [62: Cette comete, contre laquelle le pape Calixte, oncle de Borgia, ordonna des prieres publiques, est la meme qui reparaitra en 1835. (_Note de Victor Hugo_)] [63: <>] [64: Comptes du domaine, 1383 (_Note de Victor Hugo_)] [65: <>] [66: <>] [67: <>] [68: <>] [69: <> Cf. Virgile, L'Eneide, VI, 619: <<...et magna testatur voce per umbras>>.] [70: <>] [71: <>] [72: <>] [73: <>] [74: <> Cf. Virgile, L'Eneide, II, 724.] [75: <>] [76: <>] [77: Seigneur.] [78: <>] [79: <>] [80: <>] [81:. <> (Italien.)] [82: <>] [83: <>] [84: <>] [85: <>] [86: Callimaque, Fragments, 359: <>] [87: <>] [88: <>] [89: <> (de nourriture pour les athletes, cf. Aristote, Politique, 1339a).] [90: <>] [91: <>] [92: <>] [93: <>] [94: <>] [95: Interjection marquant la douleur: <>] [96: Plaute, Asinaria, 549-50: <>] [97: Plaute, Asinaria, 301: <> Il faut lire la virgule apres es et non avant.] [98: <>] [99: Dialogue sur l'energie et l'operation des demons.] [100: <>] [101: <>] [102: Montaigne, Essais, III, 13: <>] [103: Horace, Satires, I, 8, 1: <>] [104: Regnier, Satires, XI, 24.] [105: <>] [106: <>] [107: <>] [108: Dante, Enfer, III, 9: <> Phrase inscrite sur la porte de l'Enfer.] [109: La Fontaine, Fables, I, 18, Le Renard et la Cigogne.] [110: Psaumes, III, 7-8: <> (trad. Segond revisee.) Psaumes, LXIX, 2-3: <>] [111: Jean, V, 24: <>] [112: Jonas, II, 3-4: <>] [113: <>] [114: <>] [115: <> (Cf. Virgile, Bucoliques, I, 46 et 51.)] [116: Job, IV, 12 et 15.] [117: De la coupe des pierres.] [118: <>] [119: <>] [120: <>] [121: <>] [122: <>] [123: <>] [124: <>] [125: <>] [126: Arme de dix eperons.] [127: <>] [128: <>] [129: <>] [130: <>] [131: Contre l'avarice.] *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME DE PARIS *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg(TM) electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG(TM) concept and trademark. 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